Elios, son frère.
Un être à qui tout réussissait.
L’intelligence, la beauté, la force, le charisme, les valeurs.
Rien ne manquait, tout le disposait à être le meilleur.
Jamais il ne l’avait jalousé, pourtant.
Maximilien aimait son frère d’un amour pur, d’une fraternité que peu égalée, au point de les rendre inséparables, envers et contre tout.
L’un devenait devenir Casssios et l’autre Prilios. Le Pilier de la lumière et de l’imagination, puis celui de l’existence et du temps. Les Piliers étaient une force centrale, quatre élus choisis pour veiller sur Sarcoce aux côtés de Dual. Makios, Pilier de la nature et du chaos, puis enfin Lucios, incarnation de la connaissance et de l’esprit : Maximilien ne savait pas qui étaient les deux autres prétendants à ce statut étant donné que c’était censé rester secret jusqu’à l’annonce des résultats, mais les deux frères avaient enfreint cette règle par loyauté l’un envers l’autre, sans jamais le dire aux autres. La seule chose qu’ils pouvaient savoir, c’était le nombre de personnes choisies pour obtenir ce titre.
Maximilien avait été le seul pour Prilios.
Même s’il était moins intelligent, moins beau, moins fort, moins charismatique et moins valeureux qu’Elios, Maximilien n’en restait pas moins un De Sarte, une divinité capable de tant de choses, jusqu’à impressionner son grand frère en ayant été le seul à prétendre au titre de Prilios.
Personne n’aurait osé s’interposer dans leur relation. Surtout pendant leur formation pour devenir des Piliers, pour intégrer les dieux principaux de Sarcoce et veiller à son bon fonctionnement, protéger les peuples des autres.
C’était leur dessein.
Alors pourquoi ?
Et Maximilien ouvrit les yeux.
Encore et toujours sur ce plafond blanc dérangeant.
Cela ne prit que quelques secondes à son corps pour le tirailler et lui rappeler ses viles blessures immondes qui s’étalaient sur sa précieuse peau. Le silence de l’infirmerie l’apaisait alors qu’il peinait encore à bien se réveiller. Mais quand son esprit se darda de pensées, les souvenirs de cette soirée affluèrent, comme des cauchemars qui se rejouaient. La torture, le sang, le supplice de ne pas riposter face à un mortel trop arrogant pour voir son erreur. Lui qui se pensait si intouchable n’aurait pas été aussi fier face à lui ou Elios avec leurs pouvoirs.
Sa chance ne reposait que sur son propre malheur.
Et Theol avait confirmé ses soupçons.
Sous le nom des Morgas se cachaient des vices d’arrogance et de violence : pour une question d’honneur, le voilà blessé davantage. Quelle indignité pour un roi.
Maximilien sentit les larmes lui monter aux yeux, mais il se refusa de pleurer, pas maintenant, pas encore. Même si ses membres brûlaient et que la douleur tiraillait tous ses muscles – ses blessures avaient certainement été rouvertes et d’autres créées –, l’idée de fuir germa dans sa tête : personne dans les alentours, pas même une infirmière. Cela l’intrigua quelques instants, mais avec un peu de chance, c’était une erreur de jugement de leur part. « Ils pensent sincèrement que je vais rester ici sans rien faire ? », même si c’était absurde de partir dans un monde inconnu, sa vie était menacée dans ce palais de dégénérés. Battre une personne pour une question de tutoiement ? Et il était persuadé qu’il aurait pu subir bien pire et que ce n’était qu’une « prévention ». Avec de lents gestes discrets, Maximilien se débarrassa de la couverture sur lui et laissa ses jambes retomber sur le côté du lit : elles étaient faibles, mais ce serait suffisant pour partir. Les fenêtres donnaient sur un jardin quelconque, une aubaine pour lui. Ses vêtements amples lui procuraient une certaine liberté de mouvement, puis il se leva doucement ; la douleur s’accentua, mais il pouvait la supporter.
Il le devait.
Après plusieurs pas, ses membres semblaient « s’habituer » à sa souffrance, quoiqu’il ressentait des vertiges tournant à la nausée à certains moments. Maximilien ouvrit la fenêtre, d’une précision lente pour éviter le moindre bruit. Elle s’ouvrit sur l’intérieur et il enjamba le rebord, les dents serrées pour ne pas lâcher un gémissement malvenu.
Le soleil l’aveugla quelques instants, le matin semblait s’être levé depuis une bonne heure… Combien de temps avait-il dormi ? Simplement une nuit ? Ou bien plus ? Cela importait peu en l’état actuel des choses : son seul objectif, c’était la fuite. Ses pieds glissaient sur l’herbe mouillée par la rosée, une petite brise frappait ses cheveux en bataille et son regard se perdit sur les murs qui se dressaient au loin : un rempart entre le palais et la ville. Mais à peine eut-il le temps de jurer qu’une tête familière surgie derrière d’un arbre, deux yeux noisette se posèrent sur lui. Le temps d’une seconde, Maximilien hésita entre fuir ou mener un combat contre cette personne, mais quand il reconnut la jeune femme – cachée dans les buissons – qu’il avait croisée sur le chemin pour rencontrer Almagar, il s’arrêta net. Sa petite stature s’avança jusqu’à lui, toujours dans une robe fluide en soie, cette fois-ci verte, et il se mit instantanément sur la défense, prêt à répliquer. Ce simple geste suffit à faire paniquer la femme qui agita ses mains dans tous les sens avec un regard écarquillé où se mêlaient la panique et la douceur, puis elle finit par pointer le mur en faisant d’étranges bruits. Maximilien resta impassible et il plissa des yeux, un peu perdu.
– Tu es… muette ?
Elle acquiesça plusieurs fois, lui donnant un sourire rassuré et elle tenta de communiquer par des signes de main pour se faire comprendre davantage. Elle forma un bonhomme avec deux de ses doigts pour le faire courir et le faire sauter, comme un plan pour passer cette énorme muraille. La stratégie qu’elle avait établie le laissa plus que dubitatif et elle s’en rendit bien compte, alors sans s’attarder sur les détails, elle lui attrapa la main pour l’emmener loin du palais. Maximilien tenta de se défaire de son emprise, mais une sorte d’acier liquide s’échappa de la paume de cette femme et enferma sa main dans un étau de métal.
– Mais putain…
Contre son habitude, il jura durant toute leur course autant à cause de ses blessures que de la poigne d’acier de cette jeune femme qui se révélait être une sorte de magicienne qui contrôlait le métal. Il fut aussi surpris de ne voir personne aux horizons, aucun garde, rien. Ce n’était pas la première fois qu’il ressentait cette absence étrange dans ces lieux, mais qu’un endroit aussi riche, le centre de toute politique, ne fût pas protégé…
Une décision stupide d’un souverain sadique.
Les derniers mètres furent les plus durs pour lui, même si cette inconnue s’adaptait à son allure, mais ils parvinrent aux pieds des murs, mesurant bien une douzaine de mètres de haut. Ils s’étendaient tout autour du palais, à perte de vue en somme. Dans un élan désespéré, Maximilien se dégagea de l’emprise de la jeune femme – qui avait enfin fait disparaître le métal qui l’étreignait – et il tâta les pierres pour s’y accrocher et grimper : tout était trop lisse, une piste d’escalade impossible pour lui.
– Et maintenant que nous sommes là, on fait quoi, hein ? s’énerva-t-il alors qu’il se retournait vers la femme. C’est bien de m’avoir emmené jusqu’ici, mais quelle utilité si on ne peut pas passer ce foutu mur ?
La frustration faillit lui porter un coup fatal, lui qui était habitué à rester calme et sensible en toutes circonstances : ce n’était que quelques jours loin de tous ses repères et il craquait déjà. Les larmes revenaient au coin de ses yeux tant la colère le secouait, mais un bruit derrière lui le coupa dans sa rage, et tout son corps se paralysa. Il tourna doucement la tête vers les arbres qui décoraient les jardins et une forme étrange se mouvait entre eux, gracieuse et délicate. Elle s’approchait, toujours dans l’ombre, et Maximilien recula au rythme de ses mouvements, jusqu’à se retrouver contre le mur, impuissant, tandis que sa compère restait statique, les yeux portés vers le sommet du mur.
Et à son grand étonnement, une majestueuse créature se dévoila, aux écailles d’un bleu fumé brillant, des yeux ronds et pétillants de vie, et ses ailes se dégradaient à la base d’un blanc cassé jusqu’à un corail magnifique sur les extrémités. Aucune patte, juste un long corps fin qui voltigeait dans l’air avec une queue où se dévoilaient de belles plumes orangées.
Un Couatl.
Il pensait halluciner, comme s’il avait été plongé dans un rêve, mais quand ce dragon toucha sa tête avec son museau, il sut que c’était bien la réalité. Il jeta un coup d’œil à sa « sauveuse », mais elle s’obstinait à regarder un point dans le ciel. Bizarrement, aucune hostilité n’émanait de cette bête, juste une curiosité presque touchante. Maximilien, en voyant ses ailes, eut une idée assez folle, mais c’était sa seule option. Le bras levé au ciel, il lui indiqua le haut du mur, en imitant un mouvement d’ailes. Le Couatl tourna la tête sur le côté, vers la femme, avec un son qui ressemblait plus à un roucoulement qu’à autre chose. Celle-ci ne fit que l’ignorer royalement. Après plusieurs tentatives pour se faire comprendre en ayant abandonné l’idée d’obtenir une quelconque aide de cette inconnue étrange, Maximilien laissa tomber, dépité.
Pourtant, à peine avait-il tourné le dos pour trouver une solution plus plausible, son corps se fit projeter en arrière et il ne put que voir la queue de la créature s’enrouler autour de lui qu’il s’envola dans les airs. Pendant un court instant, il ne put que voir le visage souriant de la femme qui indiquait de son doigt le haut du mur.
– Ah ! s’époumona Maximilien, surpris et le visage tordu de douleur.
Cela ne dura que quelques secondes, mais ce fut suffisant pour lui de sentir ses blessures le tirailler de toutes parts. Ils atterrirent tous les deux sur le haut des remparts, le Couatl le reposa délicatement au sol, comme s’il avait conscience de son état. À genoux sur les pierres, le souffle court, Maximilien tenta de reprendre contenance alors qu’un brasier enflammait sa peau accompagné d’une nausée qui striait sa gorge.
– Ce n’était pas du tout l’idée…, commença-t-il dans un murmure.
Mais quand ses yeux se perdirent dans l’horizon, la parole devint silence. Le paysage se dévoilait comme une immense plaine où les maisons des citadins se bousculaient, entrecoupées de magasins – sûrement – et d’escaliers qui descendaient petit à petit vers une grande porte qui séparait la ville d’un désert immense, au grain chaud dont le soleil levant s’amusait à éclater ses rayons dessus. Plus loin, dans le fond du tableau, des montagnes se dégageaient, petites de là où il les regardait, mais certainement démesurées s’il s’en approchait.
Un spectacle d’une rare beauté, dont il n’aurait jamais pu profiter à Sarcoce et qu’il n’avait vu qu’à travers des miroirs, comme une image irréaliste.
– Magnifique, n’est-ce pas ?
Cette voix le sortit instantanément de ses pensées et tout son corps se tourna vers la source, prêt à se défendre à la moindre attaque.
Nora Morgas.
– Calme-toi, soupira ce dernier, je ne vais rien te faire et je pense avoir assez montré ma bonne foi envers toi depuis le début.
– En ne me tuant pas ni en me torturant ? Quelle gentillesse de ta part, cracha Maximilien.
Nora ne se força pas à répondre, son expression ne laissait aucune place au sarcasme.
– Alors quoi ? Tu n’es quand même pas venu pour défendre ton paternel ? Oh pardon, j’ai oublié de vouvoyer sa grandeur ! Tu vas lui rapporter ? Autant m’achever tout de suite, ça vous épargnera à tous du temps ! explosa Maximilien, toujours au sol.
Au diable les bonnes manières et l’instinct de survie, tout ce qu’il souhaitait était de régurgiter toute la colère enfouie au fond de ses entrailles qui le dévorait depuis son arrivée ici.
Le Couatl s’avança vers lui et l’entoura de ses ailes, comme pour le rassurer, le bercer jusqu’à le calmer de toute cette haine en lui. Il n’en pouvait plus, ses limites commençaient doucement à se fissurer à cause de tout ce vacarme. Nora se frotta le visage de ses deux mains, ses sourcils se froncèrent de lassitude.
– Salwa, recule un peu et laisse-le respirer, soupira-t-il, et je ne suis pas ici pour cela. Je sais très bien que ça ne servirait à rien de parler du comportement de mon père. Et je t’ai déjà dit de…
Mais sa phrase se suspendit, quelques secondes de réflexion le coupèrent dans son élan et il pesta dans sa barbe.
– Non, oublie ça, tutoie-moi si cela te chante. Et Salwa, je ne me répéterai pas, recule.
La Couatl – le prénom sonnait féminin – finit par obéir à ce qu’il supposait être son maître et elle se plaça juste derrière lui. Maximilien ne bougea pas de sa place, toujours sur la défensive et prêt à faire n’importe quoi pour se dépêtrer de cette situation.
– Alors pourquoi tu es là ? Pour m’empêcher de fuir ? Cette femme m’a conduit jusqu’ici juste pour me faire tomber sur toi ? Je pense avoir déjà assez subi depuis mon arrivée, et même avant ! Je ne veux pas rester dans un endroit où il n’y a que la mort qui m’attend !
– Si tu pouvais arrêter de tirer des conclusions aussi rapidement et me laisser parler, ce serait un miracle, râla Nora sans méchanceté. Et « cette femme » est la fille du chef Qhuan, Merilda Qhuan. Je lui ai personnellement demandé de t’emmener ici une fois que tu aurais tenté de t’échapper.
– Donc l’absence totale d’infirmiers était voulue…
– Oui, il aurait été compliqué de te convoquer une fois de plus sous mon nom. Cela aurait attiré les suspicions des autres familles nobles : pourquoi un Stir accorde autant d’importance à un moins que rien comme ce Catal ? Il vaut mieux privilégier les rencontres… imprévues, soupira Nora.
Ce dernier se rapprocha de son animal, portant une main sur son museau pour le caresser.
– Moi-même, j’éprouve une rancœur profonde envers les Catals, reprit-il, et je peux comprendre les actions de mon père même si je les réprouve. Depuis l’attaque du mois dernier, la haine contre les gens de ton espèce s’est décuplée, je ne pense pas que tu te fourvoies en disant que tu es en danger ici, mais ce sera pire dehors. Ce monde est impitoyable contre ton peuple autant qu’il l’est avec nous. En fait, il l’est même plus envers ton peuple étant donné que vous vous pensez au-dessus de toute loi et de tout être humain. Je ne peux te regarder sans éprouver un certain dégoût pour ton peuple, je me méfie de tous ceux qui font partie de ta race.
Maximilien le dévisagea, intrigué par les informations qu’il venait de lâcher.
– Une attaque ? Quelle attaque ? Et jusqu’à preuve du contraire, je n’ai rien fait personnellement à ton peuple.
– Tu n’as pourtant rien fait pour arrêter les tiens, pesta le Stir. Tu as même dû approuver certaines de leurs actions par facilité.
– Je n’ai jamais été d’accord avec le traitement que les Catals infligeaient aux autres ! s’indigna Maximilien, toujours à genoux sur le sol. C’est facile de me reprocher de n’avoir arrêté personne quand j’étais seul face à des dizaines et des dizaines de gens incapables d’écouter mes plaintes ! Puis étant donné qu’ils contaient leur propre version des faits et que je devais me construire mon propre esprit critique, je me retrouvais dans une situation encore plus compliquée ! Alors je t’interdis de me reprocher quoi que ce soit !
Un vent léger se faufila entre les cheveux fins de Nora, il ressemblait à une divinité pure sous ce soleil pâle, puis ses yeux se fermèrent avant de se rouvrir, bien plus détendu.
– Il est vrai que je suis injuste, finit-il par avouer, et que c’est sûrement parce que tu t’es rebellé que tu te retrouves ici. Mais…
Ses yeux s’ancrèrent dans les siens alors qu’il s’agenouillait près de lui, un parfum de lavande envoûtant se dégagea de lui avec des tonalités délicates en fleurs. Il gardait une certaine distance, mais seulement quelques centimètres les séparèrent quand Nora se pencha vers lui.
– Je ne peux pas t’autoriser à t’enfuir, expliqua le Stir, non pas par loyauté envers les ordres de mon père, mais surtout parce que tu ne survivrais pas une journée avec un tel physique. Les gens devineront directement que tu es un Catal. Puis imaginons que tu parviennes à sortir d’entre nos murs, tu te retrouverais seul dans un désert que tu connais à peine. Je n’imagine même pas si tu arrives à passer les Pics osseux et que tu te retrouves du côté des Takiens… Ils ne te laisseraient aucune chance. Mais je peux au moins t’accompagner dans la ville si tu le souhaites, à condition que tu te camoufles sous une cape et que tu arrêtes de te comporter comme un effronté. Même si les Catals sont réputés pour l’être, essaye de ne pas faire honneur à cette réputation.
La proposition de Nora lui parut raisonnable et justifiée : après réflexion, il n’avait pas tort quant à ses chances de survie dans ce monde, même si Maximilien désirait plus que tout partir. Peut-être que c’était encore trop tôt, il devrait attendre de récupérer ses pouvoirs pour quitter Laven.
À force d’être hâtif, il finirait par se tuer.
– D’accord, j’accepte, maugréa-t-il, mais seulement parce que je veux des réponses. Je ne te dois rien et je repousse juste le moment où je partirai. Puis je ne suis pas effronté.
Nora lui lança un fin sourire, un peu moqueur, qui disparut aussitôt sous son masque d’impassibilité.
– Tu devrais arrêter d’être aussi franche, c’est ce qui t’a valu les coups de martinet hier soir.
– Pardon ?
– Apprends à masquer tes pensées et tes intentions, tu es trop expressif, c’est tout. Les autres ne sont pas aussi cléments que moi. Enfin…
Son regard se détourna et il se plaça juste au bord des remparts, en direction de la ville.
– Je ne le suis pas autant d’habitude, murmura-t-il.
D’un geste de main, il ordonna à Salwa de l’aider et Maximilien n’eut pas le temps de saisir ce qu’il se passait qu’il se retrouvait à nouveau dans les airs, en train de descendre à grande vitesse du grand mur. Comme quelques minutes auparavant, il retint un cri et ne pensa pas à ses blessures. Une fois en bas, Nora lui lança une cape et il ne la rattrapa pas, accroupi au sol et fatigué par la chute libre qu’il venait de faire. Même s’il était un Lios – en manque cruel de Kin –, le mélange entre un vol soudain et ses plaies douloureuses ne l’aidait pas. Pourtant, le vêtement fut posé sur ses épaules, avec une délicatesse étonnante, et la capuche se rabattit sur sa tête, couvrant assez bien son visage pour ne pas être repéré. Le Stir, à genoux devant lui, s’occupait de le camoufler du mieux qu’il pouvait.
– Nous allons visiter Laven, j’aimerais te montrer certaines choses et te clarifier notre situation, souffla Nora. Jamila et Kelior m’ont fait part de ton manque de savoir concernant ce monde, alors autant t’en apprendre le plus possible sur notre cité pour que tu évites de refaire des erreurs idiotes.
– Idiotes ? répéta Maximilien. Le seul idiot ici est celui qui me laisse à mon sort face à un souverain qui désire me voir mort !
Pendant une seconde, il crut que son interlocuteur allait, à nouveau, ignorer ses plaintes et l’escorter, mais une moue irritée traversa ses traits.
– Non seulement je ne peux pas me permettre de m’opposer ouvertement face à mon père juste pour un Catal, mais je ne suis pas non plus un idiot, loin de là. J’ai passé tous les tests d’intelligence avec brio et je suis l’un des meilleurs stratèges du royaume. Personne ne peut me battre sur ce point.
Nora se redressa, s’épousseta et tourna les talons, suivi de près par Salwa. Ahuri par sa réplique, cela lui arracha presque un rire nerveux. « Il est vexé ? », lui qui pensait que cet homme représentait la sagesse et la froideur… Il finit par le suivre, son souffle repris, bien que ses blessures le faisaient encore souffrir, jusqu’à l’obliger à boiter.
– Attends-moi ! s’écria Maximilien.
– Et arrête de me tutoyer, je suis un Stir, pas un villageois ou un citadin, mais un Stir.
« Mais quel susceptible ! Il n’avait pas dit qu’il s’en fichait en haut du mur ? ». Avec une certaine difficulté, il finit par le rattraper et ils marchèrent jusqu’à la ville, sous les rayons matinaux du soleil.
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Les allées s’étendaient et s’entrecoupaient, irrégulières et toujours en descente, avec des escaliers dérobés dans de petites rues cachées et des magasins qui s’accouplaient avec les habitations, comme un seul et même mur qui serpentait la ville jusqu’à la grande porte. Les établis devant les vitrines recensaient divers objets comme des vivres, des livres, et même des confections artisanales. Maximilien s’extasiait devant les nouveautés qui s’offraient à lui, de véritables petites merveilles qu’il n’aurait jamais osé voir chez lui, où régnaient en maître l’élégance et la richesse. Son souffle se faisait parfois erratique à cause de la pression de ses blessures, mais son admiration face à la simplicité des vies qui se déroulaient devant lui le forçait à oublier sa souffrance. Devant lui, Nora marchait d’un pas tranquille, Salwa était déjà partie arpenter le ciel, pour éviter de trop attirer l’attention sur eux.
– Est-ce que ce sont des objets traditionnels ? apprécia Maximilien, ses yeux s’attardant sur des petites flûtes crochues.
– Aucune idée, je suis un peu trop idiot pour savoir ce que c’est, persifla Nora, toujours le dos tourné et continuant sa route.
Sa réaction le laissa béat pendant quelques secondes et un léger sourire étira le coin de ses lèvres. Du mieux qu’il put, il se plaça à ses côtés, la démarche légèrement chancelante.
– Vous ai-je blessé avec mes propos de tout à l’heure, mon Stir ?
Son ton railleur ne manqua pas à Nora et il claqua la langue, peu amusé par son insolence.
– Je préfère encore que tu me tutoies, j’ai juste l’impression que tu te fiches de moi actuellement.
Sa seule réponse fut un gloussement et il laissa son regard glisser sur les alentours, plutôt content de se balader dans la ville. Alors que toutes les personnes qu’il avait croisées jusqu’à présent l’avaient répugné comme intimidé en grande partie, Nora arrivait à paraître sympathique à côté d’eux. Même s’il n’était pas l’homme le plus courtois ou attentif qu’il eut connu, il restait loin d’être une menace à ses yeux. Son comportement lui rappelait à certains égards celui de quelques comparses à Sarcoce.
– Chez moi, reprit Maximilien, le vouvoiement n’était accordé qu’à notre chef, et encore… Il rechignait à ce qu’on le vouvoie. Il souhaitait que tous soient traités de manière égale. Enfin, les plus arrogants d’entre nous n’appréciaient pas cette règle. En réalité, il n’y avait pas de hiérarchie en termes de pouvoir politique, c’était plus au niveau social. C’est sûrement pour ça que j’ai encore du mal à m’habituer.
Nora lui lança un rapide regard en biais, feignant la lassitude, mais il devina un petit intérêt pour son histoire étant donné qu’il gardait le silence. Alors il continua :
– J’étais un idéaliste à penser que tout le monde pouvait être égal. Depuis que je suis arrivé ici, plein d’événements m’ont prouvé que je me fourvoyais au moins sur ça. Pour le reste, je ne connais pas encore assez bien Laven pour en juger par moi-même ni même le reste de ce monde. Ton père, Theol Morgas, a confondu une différence de culture à de l’insolence.
Sa dernière phrase fit mouche sur le Stir et le silence perdura encore un peu alors qu’ils vagabondaient dans les rues bondées de monde. Puis le soupir de Nora brisa ce petit moment de tranquillité installé entre eux.
– Tu peux continuer à me tutoyer, si tu le souhaites, souffla-t-il, mais juste en ma présence, et éventuellement celle de Jamila et de Kelior. Ces deux-là s’en fichent un peu, cela les ferait même rire. Mais jamais devant mon père ou Galfrey, celui que tu as vu à ses côtés, ou même les autres chefs. Ni devant Osari, il a tendance à laisser échapper les mauvaises informations aux mauvais moments…
Ébahi par ce revirement, Maximilien s’arrêta, et la fatigue le gagna dès qu’il ne fut plus en mouvement. Cela ne l’empêcha pas de répliquer.
– Pourquoi tant de gentillesse ? Je suis un Catal et on se connait à peine, alors m’autoriser à te tutoyer quand tu ne cesses de me répéter que tu es un Stir… Puis tu m’accordes un peu trop de confiance, peut-être que je suis un espion ? Je ne comprends pas pourquoi tu es aussi clément, est-ce dans ton habitude de l’être de base ?
– Dis-toi que c’est une façon de combler l’injustice que tu as subie avec mon père. C’est la première et dernière fois que j’autorise une telle chose. Et si tu es un espion… Alors tu devrais revoir ta formation, parce que ce serait lamentable. Tout ce que je partage, tout le monde peut le savoir, ne va pas penser que je vais te dévoiler les secrets les plus importants de Laven.
Malgré ses paroles qui tentaient d’avoir l’air un minimum bienveillantes, une forme de découragement se cachait derrière ses traits tirés : si Nora devait faire des concessions à la place de son père à chacune de ses bavures, il n’en avait pas fini. Plutôt que de mener une conversation qui deviendrait gênante, autant revenir à son objectif de départ : en apprendre plus sur Laven et sur sa situation actuelle. Cela lui permettrait d’aviser son comportement et de créer un plan pour son futur. Ce serait aussi intéressant de parler des autres pays.
– Je vois…, continua Maximilien. Tu m’avais dit que les Catals avaient attaqué votre ville le mois dernier ? Que s’est-il passé ? Je ne suis absolument pas au courant…
– Tu n’es pas au courant de grand-chose.
« Aïe. Un partout. ». Cette pique bien placée, il ne la releva pas et il préféra approfondir la conversation, peu enclin à partir dans une dispute puérile.
– C’est vrai. D’où mes questions…
Un rictus fleurit sur ses lèvres et se fana aussi vite qu’il était apparu. Nora laissa ses yeux se perdre dans l’horizon. Il reprit sa marche, suivi de Maximilien.
– L’attaque, reprit-il, a été violente et elle a détruit une partie de notre port et de notre cité. Nous sommes du bon côté de la ville, où rien n’a été endommagé, mais l’autre côté… C’est catastrophique. Brûlé, explosé, rien n’a été épargné.
– Comment c’est possible ? Vous avez pourtant des défenses solides, non ? Et comment vous savez que ce sont les Catals qui vous ont attaqués ?
– Justement, nous ne comprenons pas. Tous les témoignages s’accordent à dire que les attaques venaient du ciel. Pourtant, selon nos informateurs, la Nouvelle-Lome ne peut pas posséder de telles armes. C’est comme un revirement soudain. Et nous avons retrouvé des hommes morts portant le symbole de la Nouvelle-Lome, d’où nos conclusions. Takita et Shal’om, dans leurs derniers rapports, nous ont conté les mêmes phénomènes, sauf que leurs dommages étaient moins importants que les nôtres, pour l’instant.
– Du ciel ?
Pendant un court instant, un doute s’infiltra en Maximilien, tel un poison qui courrait dans ses veines depuis plusieurs jours : se pourrait-il que quelque chose d’extérieur les eût aidés ?
Ou quelqu’un ?
Il leva les yeux vers le ciel immaculé de nuages, comme un trésor aux mille nuances de bleus qui abritait un paradis devenu enfer : aucune piste ne devrait être écartée, si les Divins à Sarcoce avaient commencé à s’allier à leurs fanatiques pour des raisons obscures… Ce monde ne survivrait pas longtemps. Mais cette attaque avait eu lieu un mois plus tôt, soit des semaines avant l’accusation de trahison qui lui était tombée dessus. Avait-il été si aveugle pendant tout ce temps ? Il ne voyait personne d’autre qui incarnait mieux la place de coupable que les siens. Nora le regardait sans rien dire, et une question vint lui chatouiller la langue.
– Quelle était la nature de ces attaques ? Leur puissance ?
– Que veux-tu dire ? s’étonna le Stir.
– Était-ce lié à des pouvoirs particuliers ? Comme des tornades ou des tsunamis ? Et jusqu’à quel point elles ont pu détruire la cité ?
Sa demande le laissa perplexe au début, mais Nora se décida à marcher, l’intimant de le suivre en silence. Les rues marchandes se transformèrent petit à petit en de petites maisons fissurées çà et là, avec des toits parfois affaissés, puis les ruines commencèrent à se faire visibles, jusqu’à atterrir face à l’ampleur des dégâts causés par les assaillants.
Mais ce fut la pauvreté des destructions qui laissa Maximilien pantois. Une grande partie des bâtiments avait été rasée, c’était vrai, mais pas assez. Si ceux de son peuple désiraient vraiment supprimer une ville d’une carte, ils pourraient le faire en quelques minutes seulement. Mais pas là. Soit cela ne venait pas d’un des Divins…
Soit leur force avait drastiquement diminué.
– Combien a-t-il eu de morts ? osa demander Maximilien. Avez-vous pu vous défendre ?
Nora garda le silence quelques secondes et soupira.
– Cent-vingt-trois morts à l’heure où nous parlons et des centaines de blessés, affirma-t-il avec une voix teintée d’émotions, et nous avons pu repousser l’ennemi, mais seulement après une bonne heure de bataille. Enfin, nous n’avons pas vu qui nous attaquait. Tout ce que nous avons fait, c’était de dresser des barrières pour rejeter ce qu’il semblait être des grands brasiers, des boules de feu géantes. Mais le pire restait la lumière qui jaillissait et échauffait les murs au point de les faire fondre.
Maximilien ne put que retenir un soupir contrit et couler un regard écœuré sur ce qui se déployait devant lui ; son estomac se retournait et lui procurait des nausées à force de maudire ceux qui avaient osé s’en prendre à des innocents. Qui d’assez fou aurait pu se permettre une telle hérésie ? Cela pourrait être l’œuvre d’un puissant archimage, mais aussi d’un de ses confrères divins. Mais les pièces dont il disposait ne collaient pas, alors autant ne pas sauter sur les conclusions et obtenir le plus d’informations possibles.
– Sais-tu quelque chose ? finit par questionner Nora.
Toute la vérité qu’il gardait au fond de lui aurait voulu sortir sur le champ, acide sur sa langue et explosive dans sa gorge : lui qui haïssait mentir, le voilà bien embarrassé à devoir cacher une information qui pourrait aider le peuple de Laven. Mais tant qu’il n’aura pas de vraies réponses, c’était primordial de garder les lèvres scellées.
– Je ne sais pas, marmonna-t-il, ma mère me racontait souvent que ceux qui désobéissaient à Dual finiraient par en subir les conséquences… Peut-être est-ce l’œuvre de certaines entités divines.
– Les Dieux n’existent pas.
Le ton sec de Nora ne le surprit pas, mais il ne souhaitait pas envenimer la conversation, alors il le coupa dans son élan et reprit la parole.
– Dual ne ferait surtout jamais ce genre de choses, bredouilla Maximilien en s’agenouillant face aux ruines, de la poussière entre les mains, ce n’est pas ce qui est écrit. Ce n’est qui ce qui est autorisé. Même si notre troisième verset est un hymne à la tolérance, le premier est dédié à l’amour. Aux enfants de Dual, aimez celui qui vous hait. Guidez ceux qui le souhaitent et soutenez ceux qui ne le veulent pas. Un cœur ne sert pas qu’à vivre, mais aussi à aimer.
L’odeur de la mort hantait encore les lieux, le sable se mélangeait aux cendres restantes, où se cachaient les corps innocents d’habitants sans histoire. Des flagrances chaudes de cruauté. Les larmes lui montèrent aux yeux face à cette injustice dont il ne pouvait résoudre le problème.
– Ceux autour de moi ne cessaient de haïr les peuples et ils me répétaient sans cesse de faire pareil. Mais notre livre, le Shoda, disait absolument tout le contraire. J’aurais tant aimé apprendre la véritable histoire de ce monde, mais peu importait mes envies, c’était comme une trahison : le simple fait de penser à partir voyager pour découvrir leur était insupportable. Mon Dieu me disait d’aimer, mais ma famille me suppliait de détester. Je crus devenir…
Et sa phrase se brisa dans un sanglot, un trop-plein d’émotions qui s’abattit sur lui d’un coup. Ce n’était pas une vérité totale, mais elle se cachait tout de même dedans : les familles divines et même certains Piliers ne se gênaient pas pour rappeler à quel point le monde des mortels était insignifiant, inutile, et que ceux qui ne dédiaient pas leur vie à la Catalome ne méritaient rien.
Peut-être était-ce pour cette raison qu’ils l’avaient chassé du royaume, choisi pour traître parmi tous.
Il avait besoin de parler, plus que tout.
– Je crus devenir fou, reprit-il avec les larmes qui mouillaient ses joues pâles, et ma famille le savait. Elle savait que je n’étais pas comme eux…
– Alors ils t’ont chassé, coupa Nora, ils ont trouvé une excuse pour te faire partir, car ils ne pouvaient pas te manipuler comme bon leur semblait.
– Je pense… Mais j’étais leur fils. Et un fils doit être aimé, non ? Étais-je si mauvais ?
Son cœur se serrait et se déchirait alors que les souvenirs affluaient dans son esprit. Pourquoi lui ? Son amour pour la vie lui avait-il été fatal ? Tout ce qu’il souhaitait, c’était de voir ses peuples grandir heureux et ses compagnons gouverner les mortels pour les protéger.
Alors pourquoi ?
Une brise se leva et s’infiltra dans sa capuche jusqu’à la faire voltiger en arrière, laissant à découvert son visage.
Mais il n’en fit rien.
Ce ne fut que quand une main frôla sa joue et que le tissu revint sur son crâne qu’un retour à la réalité s’imposa brièvement. Maximilien tourna la tête vers Nora, celui s’était à son tour agenouillé à ses côtés, les yeux rivés sur les maisons détruites. Aucun d’eux n’osa parler ou bouger.
Le seul son qui parvenait à leurs oreilles fut la danse du vent.
Et le cri des morts.