Malgré les mois passés depuis cette tragédie, cette accusation injuste qu’il avait subie, Maximilien n’avait jamais pu oublier les traits de son défunt Dieu. Sa grande stature qui les dépassait tous d’au moins deux mètres, ses cheveux d’un gris profond qui contrastait avec le blanc pur de ses cils et de ses yeux, la légère barbe qui encerclait son menton, sa peau d’un noir véritable, il était la nuit par son simple éclat et le jour par sa présence. Il était l’œuvre charnière de la puissance féminité et de la tendre masculinité, de la lune qui s’élevait et du soleil qui s’éteignait, une peinture comme une musique, un langage comme une couleur ; Dual pouvait être à la fois tout et rien, l’heureux hasard d’une idée ou la désastreuse conséquence d’un choix, il était celui qui savait tout, qui était tout.
Mais il y avait bien une chose que son Dieu n’était pas.
Un bourreau.
– Vous devez boire ceci, Dual, c’est pour votre santé.
Sa mère, juste devant lui, tendait une coupe emplie d’un liquide qu’il ne distinguait pas. Elle paraissait plus jeune que la dernière fois où il l’avait vu – mais ses longs cheveux blancs, sa peau pâle et ses yeux d’un rose foncé la distinguaient toujours – et Maximilien percuta enfin : des souvenirs, uniquement des souvenirs. L’orbe dans sa main contenait la vie de son ancien Mentor et il assistait aux moments les plus marquants – du moins, il le pensait, l’être ne se souvenait que des situations les plus puissantes émotionnellement. C’était aussi pour cela que personne ne l’avait remarqué, alors il attendit simplement la suite, les larmes au coin des yeux, incapable de retenir le surplus de joie et de détresse qui le cernait. Dual s’empara tranquillement de la boisson qui lui était servie, un léger sourire aux lèvres.
– Merci, je ne sais pas ce que je ferais sans vous tous à mes côtés.
– C’est normal, Dual, nous sommes là pour vous aider. Buvez maintenant, pour votre santé.
Quelque chose tiqua dans l’esprit de Maximilien et il se rendit enfin compte de la teneur de leur conversation : la santé de son Dieu ? De quoi parlaient-ils ? De mémoire, jamais Il n’avait mentionné des soucis de santé ni même montré. Sans aucune réticence, Dual avala le récipient cul sec et le reposa dans les mains de sa mère. Celle-ci l’en remercia et il la congédia d’un geste souple, son corps immense la dominait totalement. Une fois partie, un long soupir s’échappa de ses lèvres tandis qu’il se levait de son siège tout aussi gigantesque que lui. Ses longues jambes, recouvertes d’un fin tissu blanc, le guidèrent tout droit vers un orbe semblable à celui que tenait Maximilien, mais de quelques rayons plus grands. Il posa sa main dessus et ferma les yeux, récitant une incantation qu’il n’arrivait pas à entendre. Des bribes de lumière flottèrent autour de sa main, jusqu’à devenir des sillons de Kin qui s’éparpillaient dans les airs avant de partir dans l’orbe.
Puis plus rien.
Maximilien ne comprenait absolument pas ce qu’il se passait, mais il était persuadé qu’un indice se cachait, qu’un de ses gestes révèlerait tout. Mais le souvenir s’effaçait déjà, sans avoir pu déceler quoi que ce soit. Le corps de Maximilien s’envola alors qu’il tendait les mains vers son Mentor, en vain, car celles-ci traversèrent son corps. La seule chose qu’il put obtenir de lui, ce ne furent que quelques mots, aussi énigmatiques qu’inquiétants :
– L’histoire ne cesse de se répéter et tu comptes faire les mêmes erreurs que moi, Willia.
– Maître !
Ses yeux s’ouvrirent à nouveau, ses doigts projetés vers l’avant, tendant vers le plafond de la bibliothèque dans laquelle il se trouvait quelques minutes plus tôt. Les larmes continuaient à couler sur son visage, emplies du souvenir de son Dieu à travers les bribes de son passé. Un sanglot s’échappa d’entre ses lèvres et il se redressa, à l’aide d’une main dans son dos qu’il ne remarqua que maintenant. Nora se tenait à ses côtés, la mine anxieuse, et il le tenait contre lui.
– Que s’est-il passé ? murmura-t-il, avec une voix bien plus douce qu’avant.
– J’ai vu une partie du passé de Dual, mais… tout est flou. Je ne comprends rien.
Ses derniers mots se brisèrent alors qu’il prit sa tête entre ses mains, son ventre se contracta au point de lui donner envie de régurgiter son dernier repas. Les maux pulsaient contre ses tempes, son crâne semblait sur le point d’exploser, mais tout ce tourment qui implosait en lui fut coupé par Nora. Il agrippa l’une de ses mains pour l’enlever de son visage et posa la sienne à la place, essuyant de son pouce les larmes qui glissaient sur sa joue. De son autre main, il le rapprochait de lui pour lui permettre de cacher son visage contre son épaule, ce qu’il accepta directement. Maximilien se laissa aller dans cette étreinte et déversa tout le flot d’émotions lié à cette rencontre si froide entre son Dieu et lui : jamais il n’aurait cru le revoir, mais peut-être aurait-il mieux fallu que ce fût le cas. Grâce à la tendresse inespérée de Nora, la plaie de son cœur parut moins douloureuse, et quand le Stir déposa un délicat baiser sur son épaule, tout son esprit devint un tourbillon de sensations.
– Nora, je…, marmonna Maximilien, si perturbé qu’il n’osait même pas bouger.
– Ah ! Vous êtes ici ! Je vous…
La voix tonitruante d’Osari brisa instantanément leur moment et tous les deux s’écartèrent sur le vif, pris sur le fait. Le troisième Stir, au pas de la porte, les dévisageait avec des yeux ronds, il semblait sur le point de défaillir.
– Vous…
– Maximilien a eu une crise de panique, coupa Nora. Qu’est-ce que tu veux ?
Même si son expression restait inébranlable, celle de Maximilien ne pouvait pas en dire autant et c’était sûrement pour cela qu’Osari parut croire à moitié son explication, vu à quel point il rougissait de honte. À son plus grand bonheur, il n’en tint pas compte et se contenta d’avancer dans la pièce, maugréant dans son coin.
– Crise de panique, mes fesses…
Cela ajouta encore plus de rougeurs à ses joues, Nora le remarqua bien assez vite et il le força juste à se relever, pour éviter de paraître trop suspect. Il effaça les dernières larmes sur ses joues et laissa sa main tomber sur son épaule tandis qu’il fixait Osari.
– Tu n’as pas répondu à ma question, maugréa-t-il. Pourquoi es-tu ici ?
– Pour m’excuser.
Ils hoquetèrent de surprise, Maximilien se doutait plus ou moins de quoi il parlait, mais il n’aurait jamais pensé voir un des Morgas s’excuser aussi facilement.
– Par rapport à quoi ? pesta Nora. À la manière dont vous avez traité Max ? À votre incapacité à vous remettre en question ? Ou concernant votre arrogance sans failles ?
– S’il te plaît, grand frère, je ne suis pas venu là pour me disputer, mais pour présenter mes excuses à Max, soupira Osari en se tournant vers lui. Jamila s’est réveillée il y a une vingtaine de minutes et elle a confirmé ta version des faits avec quelques détails en plus. Tu es donc disculpé de…
– Vous êtes vraiment culottés, cracha Nora.
Sa soudaine animosité interpella Maximilien, qui était sur le point de pardonner à la famille royale, mais Nora ne semblait pas sur la même longueur d’onde.
– Vous l’avez humilié, battu, menacé de mort, isolé de tous, accusé injustement, et ce n’est qu’après que Jamila décide de prendre sa défense, que je décide de le protéger, que vous daignez vous excuser ? Voir que vous vous rabaissez aux paroles pour tenter de cacher votre bêtise me débecte.
Maintenant qu’il l’entendait, un détail lui revint en tête, aussi insignifiant fût-il : Nora avait en horreur les excuses. Sa réaction suffit à enrager Osari, qui râla un bon coup avant de passer une main sur son visage.
– Tu me casses la tête, frangin ! J’essaye de sympathiser avec ce Catal et c’est ainsi que tu réagis.
– Ce Catal, comme tu dis, a un prénom. Assure-toi de l’utiliser.
Le ton glacial du deuxième Stir fut aussi tranchant que perturbant : Maximilien ne le reconnaissait pas dans cette attitude, ce trouble s’accentuait au fur et à mesure et il souhaitait l’arrêter assez vite. Avant même qu’Osari répliquait, il se tourna à son encontre :
– J’accepte vos excuses, troisième Stir. Même si votre frère les désapprouve, elles me sont destinées, donc j’estime que vous en avez fait assez.
Il espérait que cela ne causerait pas de nouveaux conflits, seul le silence lui répondit, mais Osari, les yeux rivés derrière lui, fut le premier à prendre la parole.
– Merci pour ta sagesse. J’étais aussi venu préciser que si tu avais besoin d’aide pour les combats ou si tu veux juste participer aux sessions d’entraînement avec les autres, tu es le bienvenu. Enfin, bref, je vais vous…
Pendant un instant, son regard s’écarquilla alors qu’il s’était coupé en plein milieu de sa phrase. Sa bouche resta ouverte quelques instants, une expression partagée entre la colère et le désarroi se propagea sur son visage. Osari baissa les yeux sur ses manches et il tira dessus avec frustration, comme s’il avait la bougeotte soudainement, qu’il tentait de se cacher sous ses vêtements.
– Je vais vous laisser à vos… occupations.
Toujours en pestant dans sa barbe, il quitta la pièce et Maximilien ne sut réellement comment réagir face à son attitude plus qu’étrange et lunatique : était-ce dans sa nature de changer aussi vite de comportement et d’avoir un caractère aussi instable ? Au vu de l’expression dubitative de son compère, il supposait que non. Las de toutes ces incompréhensions, il fit volte-face pour faire face à Nora, mais celui-ci ne lui laissa pas le temps de parler qu’il accrocha quelque chose sur le lobe de son oreille.
– Que…
– Garde-la précieusement, murmura le Stir. Cette boucle d’oreille m’appartient et possède les symboles des Morgas, quiconque la voit n’oserait même pas lever un doigt sur toi.
Maximilien porta ses doigts jusqu’à l’objet précieux qui pendait, il distingua du métal forgé un lion subtilement sculpté et quelques pierres dont il ne devinait pas le type. Ses yeux se perdirent sur le visage fatigué de son homologue, seule la main de ce dernier bougea pour caresser furtivement sa joue et frôler ses lèvres avant de se détourner et de s’asseoir.
– Nous avons perdu trop de temps, continue de classer mes documents.
Ce froid jeté encercla son pauvre cœur jusqu’à le presser de douleur, avec la seule conviction qu’il allait finir par imploser. Maximilien lâcha un râle dépité, il aurait aimé une tournure différente…
Sans vraiment savoir laquelle.
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Le pas pressé, une boule au ventre qui ne le quittait plus, Maximilien marchait sans s’arrêter, la mine impassible.
– Je n’ai jamais vu mon frère dans cet état, tu lui as jeté un sort ou quoi ? Vraiment, lui qui est si calme et réservé, je ne pensais pas qu’il pouvait afficher de telles expressions ! Quelle sacrée tête de con quand même…
Une bonne semaine était passée depuis l’attaque et il n’avait que peu croisé Nora depuis ce fameux jour. Un mal pour un bien, cette distance lui avait permis de se focaliser sur ce qu’il avait vu dans l’orbe et des informations qu’il pouvait en tirer. Malheureusement, tout restait encore trop vague pour l’instant et seules des hypothèses abracadabrantesques ponctuaient le cours de ses pensées. Pour se les changer, Maximilien s’était forcé à participer aux entraînements proposés par Osari.
Qu’il avait croisé en cours de route.
Et depuis, il ne faisait que se plaindre de Nora et de son frère. Qu’il en avait marre de les voir être toujours mis sur un piédestal, d’être le petit dernier dont on donnait les tâches ingrates… Une histoire de famille banale qui commençait à lui taper sur les nerfs.
– Puis cette histoire de crise de panique, j’y crois moyen. Dis-moi la vérité, tu n’as fait aucune crise d’angoisse, n’est-ce pas ? D’ailleurs, tu… Mais qu’est-ce que ?
Cette soudaine interruption attira son attention alors qu’il tentait de faire abstraction du flot de paroles qui sortait de sa bouche. Quand il vit son regard posé sur la boucle d’oreille, il porta sa main jusqu’à elle sans s’arrêter de marcher : c’était vrai que ce bijou servait à repousser les autres, aucun servant ni garde ne lui manquait plus de respect, certains essayaient même de faire la conversation – en vain – et Kahl avait même pâli en le voyant, avant de partir, répétant que son petit frère avait perdu la tête. Au moins, cela lui laissait un peu de répit.
Ils arrivèrent au centre d’entraînement, sauf qu’Osari le retint par le bras avant de pouvoir atteindre le petit groupe – composé d’Ajaris, Esthia, Etsumi et Ajaris.
– Nora t’a donné cette boucle d’oreille ? siffla-t-il, blanc comme un linge.
– Oui, pourquoi ? bougonna Maximilien, désespéré.
– Sais-tu au moins ce que signifie ce geste ?
– Les voilà enfin !
Etsumi accourut jusqu’à eux, un grand sourire aux lèvres, et elle se jeta sur lui, ses bras encerclèrent son cou.
– Que je suis contente de te voir en un seul morceau ! J’avais parié avec Ajaris que tu allais survivre et, grâce à toi, j’ai gagné un bon petit pactole ! Elle était persuadée que tu allais y passer !
Il n’était pas vraiment sûr de prendre cela comme un compliment, alors il ignora simplement la dernière partie et se focalisa sur sa joie.
– Moi aussi je suis content d’être vivant, Etsumi.
– Allez, viens ! J’ai hâte de t’apprendre quelques techniques de combat et de les tester sur toi !
À bien y réfléchir, son dynamisme relevait d’un certain sadisme plutôt que d’un sincère soulagement ; à croire qu’il leur manquait tous une case ici. Osari ne put jamais lui dire ce que signifiait le cadeau d’un bijou à une autre personne, surtout quand Esthia s’interposa entre eux et le centre d’entraînement, les bras croisés.
– Je refuse qu’il s’entraîne avec nous.
Son intervention laissa tout le monde coi, Maximilien le premier, qui ne comprenait pas ce revirement de situation, surtout venant de sa part, lui qui avait toujours été neutre à son égard.
– Esthia ? souffla-t-il.
– Je ne me répèterai pas. Je ne veux pas qu’il s’entraîne avec nous. Nous n’avons pas besoin de lui.
Osari vit d’un très mauvais œil son comportement, il dépassa Maximilien à une vitesse fulgurante et se plaça devant l’archimage, qui le dépassait d’une dizaine de centimètres.
– Tu n’es pas en mesure de donner des ordres, cracha le Stir, encore moins en ma présence. À part si tu veux que je te broie en deux.
La virulence dont faisait encore preuve le plus jeune des Morgas commençait à sérieusement inquiéter Maximilien, car même s’il ne le connaissait pas personnellement, il ne se souvenait pas d’une attitude aussi véhémente envers les autres. Peut-être dynamique et explosive, mais certainement pas mauvaise.
– Bien, soupira Esthia, alors qu’il se bat contre moi. Je n’accepterais pas ce Catal ici s’il n’est pas apte à me vaincre.
L’espace d’un instant, Max crut qu’Osari allait pour de bon s’interposer et le recaler, mais le silence qui accompagna la réplique d’Esthia le perdit : pourquoi ne refusait-il pas ? Le troisième Stir finit par parler machinalement, se grattant lentement l’avant-bras :
– J’accepte. Ce sera intéressant.
– Vous voulez que je me batte contre Esthia ? bredouilla Maximilien, totalement dépassé.
Il crut à une mauvaise blague, une énième bêtise de sa part, mais quand une sorte de vortex se forma dans le creux de la paume d’Esthia, sa désillusion se brisa net. Il voulut bouger, fuir, mais ses jambes ne lui répondirent plus.
Tout ce qu’il put faire, c’était de regarder l’archimage se précipiter vers lui, prenant appui sur ses jambes.
Avec la folle intention de le mettre hors d’état de nuire.