Le soleil s’élevait dans le ciel, fort et chaud, alors qu’ils redescendaient le mur du palais pour revenir à l’intérieur. Maximilien se sentait fébrile, la sueur dégoulinait partout sur son corps et sa tête commençait à tourner au fur et à mesure de ses pas. Ses blessures ne le laissaient pas respirer une seconde, la brûlure de la douleur s’amusait à tirer sur ses membres lourds et souffrants. Salwa les accueillit sans se presser, collant sa tête contre celle de son maître, comme une sorte de câlin. Ils étaient rentrés au bout de quelques heures à parler de la cité, du peuple qui y vivait et de découvrir ce nouveau monde pour lui. Mais cette longue balade lui causait plus de torts que de bénéfices au niveau physique : il tentait tant bien que mal de le cacher, mais il avait terriblement mal. L’angoisse l’étreignait de plus en plus, lui qui était peu habitué à ressentir une telle douleur.
Sur le point de s’écrouler en avant, le cœur lourd, il ferma les yeux pour tenter de ne pas ressentir la chute.
Mais quelque chose le retint.
– Je t’ai laissé marcher parce que j’ai cette mauvaise impression que tu es une tête de mule et que cela n’aurait servi à rien que je te propose mon aide. Sauf que tu es au bord de l’évanouissement, alors tu vas me laisser faire, compris ? Pas de bruits ou que sais-je, nous devons rentrer discrètement au palais.
Maximilien n’eut pas le temps de protester que son corps se fit soulever et il se retrouva sur son dos, la tête posée sur son épaule et ses jambes qui encerclaient ses hanches. Salwa lui caressa légèrement la joue avec sa queue plumée, comme pour le rassurer. Cela lui mit du baume au cœur : il aimait les animaux pour leur sincérité et la pureté de leur esprit.
– Voilà qui est mieux, susurra Nora, dors si tu le souhaites, mais ne bouge pas trop et pas de bruit, je n’aimerais pas que mon père te voie comme ça.
Maximilien ne fit qu’acquiescer, trop fatigué pour s’amuser à entrer en conflit avec lui. Les arbres du jardin défilaient devant ses yeux alourdis par le sommeil, mais les odeurs environnantes le maintenaient éveillé, une bonne vieille mélodie de fleurs et de plantes qui tournoyaient en une danse délicate.
– Tout sent bon ici, murmura Maximilien.
– Pardon ?
– Les effluves… Elles sont extraordinaires…
Même si Nora continuait à remonter le chemin, il ressentit sa surprise suite à son affirmation – plutôt étrange, il le concevait.
– Que veux-tu dire ?
– Chez moi, souffla-t-il, tout était d’une fadeur magnifique. Impressionnant visuellement, mais ennuyant pour tout le reste… La seule odeur qui persistait, c’était celle de la solitude. Pour le reste, le vide absolu. Peu de plats, peu de variétés florales, peu de matière à broder ou à manier… J’avais l’impression de vivre dans un lieu à la fois riche et pauvre, où seul le paraître persistait au-dessus d’une quelconque vie.
Peut-être que la fatigue le rendait plus insolent – ou plus stupide, peut-être même fou –, mais il tourna la tête et respira doucement le parfum de Nora, comme un remède à tous ses maux.
– La lavande s’agrippe à toi, forte et apaisante, continua Maximilien, elle ne te quitte jamais et je trouve cela… magique. Mais le plus beau, c’est cet inconnu délicat qui arrive juste après, une exhalaison qui se terre et ne sort qu’après un certain temps. Comme du jasmin…
Le silence s’installa et perdura pendant quelques secondes durant lesquelles il ressentit la tension ancrée dans les muscles du Stir, puis ce dernier souffla comme pour retenir un sourire, son corps fut secoué par des rires retenus et quelque peu nerveux.
– Dans une autre situation, j’aurais presque cru à une déclaration d’amour, toussota-t-il, mais merci. Ce n’est pas le genre de compliment que je reçois tous les jours.
Maximilien laissa un faible sourire poindre sur ses lèvres.
– C’est dommage…
– C’est vrai, quel dommage de ne pas pouvoir me renifler.
Un rire grave, plutôt timide et semblant provenir du fin fond de sa gorge, emplit temporairement l’espace vide autour d’eux, celui du Nora, et ce son devint instantanément comme un tranquillisant pour Maximilien : cela lui faisait du bien de ressentir un peu de chaleur et de tranquillité après toutes ces journées de colère, de peur et d’incompréhension. Les mots furent trop lourds à porter, alors le calme l’envahit, et il finit par sombrer, l’esprit moins contrit qu’à l’accoutumée.
⋅•⋅⊰∙∘☽༓☾∘∙⊱⋅•⋅
Au bout de plusieurs heures, il s’était réveillé, non pas à l’infirmerie, mais dans le quartier des Lucioles, avec une chambre assez grande pour accueillir une douzaine de personnes et similaire à celle qu’il avait vue au début de son voyage ici, quand ils étaient bien plus qu’une petite dizaine. Maximilien se redressa avec toute la délicatesse du monde, mais il se rendit compte que ses blessures lui faisaient bien moins mal. Une fois sur ses pieds, il remarqua que personne, à part lui, n’était dans cette pièce. Nora devait être reparti à ses affaires, sûrement parce qu’il devait crouler sous le travail en tant que Deuxième Stir.
Il leva son haut pour regarder les bandages qui recouvraient son torse jusqu’à ses bras, quelques ecchymoses se propageaient sur sa peau pâle et abimée. Le moindre mouvement lui provoquait des douleurs difficilement supportables, mais vu que les gens du palais lui fournissaient de quoi atténuer sa souffrance… Les effets semblaient un peu lents à arriver. Maximilien plissa légèrement des yeux quand il remarqua que le sceau – du moins, ce qu’il en voyait à cause des bandages – commençait à s’estomper, ce qui restait logique : quand le Kin disparaissait entièrement d’un tracé de ce genre, il s’effaçait au bout de plusieurs jours, semaines, voire mois en fonction de la puissance. Celui-ci avait dû être fait assez rapidement, dans la précipitation.
Le haut remis à sa place – Maximilien ne voulait plus regarder les marques de cette avanie –, la lassitude le gagna très rapidement : que pouvait-il faire maintenant ? Il n’avait ni pouvoir ni mission, alors seul l’ennui semblait l’accompagner dans cette épopée. Pourtant, il fallait bien commencer par quelque part pour trouver sa place et lui permettre de regagner Sarcoce.
Arpenter les couloirs du palais devenait une habitude désormais, mais il ne connaissait pas encore assez bien les lieux pour s’y repérer aveuglément. Et une seule idée lui venait en tête pour l’instant : une bibliothèque. Pour un endroit aussi grandiloquent et riche, la présence d’un endroit pour recenser les livres lui paraissait logique, même nécessaire. Mais où la trouver ? Il questionna le peu de serviteurs qu’il croisa, mais soit ils l’ignoraient – au mieux –, soit ils pestaient et le rejetaient en le traitant de Catal ou de raclure, parfois des mots bien plus humiliants. « Heureusement qu’ils n’ont pas été violents physiquement à ce stade… », après quelques minutes de marche, le voilà arrivé face à une grande porte où se tenaient deux gardes en armure avec un nom marqué au fer rouge sur une grande plaque en bronze, « Quartier du Temps ». Pendant un instant, Maximilien crut qu’il allait pouvoir entrer, mais les gardes le bloquèrent avec leurs armes.
– Nom, prénom, clama l’un des deux, à la limite de lui cracher ces mots.
Cela aurait été trop beau pour lui de pouvoir faire ce qu’il voulait… Maximilien tenta de garder une bonne contenance et il resta le dos droit, les bras le long du corps en serrant les poings.
– Max, je n’ai pas de nom.
– Pas étonnant, asséna toujours le même garde. L’entrée est…
– Kreg, intervint l’autre, nous ne pouvons pas lui interdire. Le deuxième et troisième Stirs…
La mention de Nora l’étonna à moitié, même s’il trouvait encore cela bizarre qu’il fût aussi clément et indulgent avec lui, mais le troisième Stir ? Osari, s’il se souvenait bien ? L’humiliation qu’il avait subie avait-elle eu un impact sur certains d’entre eux ? Les personnes au pouvoir ici étaient-elles si divisées ? Il pourrait tenter d’avoir des réponses auprès des seules gens qui étaient assez ouverts à la discussion avec un Catal… Ses pensées furent coupées par le soupir contrit du garde qui l’avait insulté :
– J’avais oublié ce détail. Dépêche-toi de passer, Catal, pesta cet homme à son encontre.
La menace sous-jacente dans la voix de ce garde le poussa à vite fuir et les portes s’ouvrirent sur un tout nouveau monde, qui contrastait étrangement avec le Quartier des Lucioles. Alors que Maximilien s’était habitué au côté ostentatoire des Morgas, les lieux qui se dessinaient devant lui se passaient de toute fioriture bourgeoise : même si les hauteurs de plafond restaient impressionnantes, que les piliers décoraient et soutenaient toujours le palais, le marbre des lieux se passait de toute fresque ou de décoration en or inutile, ne laissant que des dômes en verre qui donnaient sur l’étendue céleste au-dessus d’eux et des ouvertures en verre sur des terrains irréguliers à l’extérieur avec une nature qui reprenait ses droits, jusqu’à s’étendre dans le bâtiment. Une arche, entourée de lianes et de fleurs sauvages, encerclait une porte en bois puissant et quand il levait les yeux pour suivre ces branches qui dominaient une partie des lieux, il remarqua les balcons internes où se dressaient des fenêtres ouvertes avec des bureaux placés devant et des bibliothèques de part et d’autre.
Tout ce qu’il voyait était donc ce que les Morgas avaient appelé « Quartier du Temps » ? À quoi correspondait ce terme de « Temps » ? Et pourquoi une telle différence entre ces lieux et les Lucioles ? Sans perdre une seconde de plus, Maximilien parvint enfin jusqu’à la prochaine entrée, un peu perdu : en réalité, il ne savait même pas où il était et s’il y avait ce qu’il cherchait ici, soit des livres. Mais après avoir cherché un peu partout sans rien trouver, c’était son dernier espoir.
Il finit par pousser la porte et fut émerveillé à peine eut-il posé les yeux sur les lieux envoûtants. Lui qui n’avait jamais cessé de baigner dans les livres d’histoire et dans les contes philosophiques, cet endroit était comme un paradis sur terre.
Il s’avançait dans les grandes allées, les bibliothèques montaient à plusieurs mètres de hauteur – une échelle était à disposition – et un grand ilot central regroupait plusieurs tables en rangée, avec des lampes de chevet au centre de chacune d’elles. À nouveau, des fresques décoraient les plafonds et le métal qui constituait une bonne partie de la salle – chaise, rambardes… – se dessinait d’un blanc cassé. Un étage menait à d’autres livres, tapis dans l’ombre en attente d’être lus.
Mais personne aux alentours, pas même un bibliothécaire…
Ce manque cruel de personnels commençait à l’inquiéter sur la situation des Morgas et les décisions stupides de Theol. Peu importait, à ce moment précis, il souhaitait découvrir deux choses : l’histoire de ce monde, de Laven, de leur point de vue, et les facultés des Morgas. Les histoires de Sarcoce ne lui suffisaient plus, elles demeuraient trop incomplètes ou mensongères pour comprendre cette terre où il allait évoluer pendant un certain temps. Mais comment faire quand personne ne pouvait lui indiquer le chemin ? La classification ressemblait à celle de sa ville – et c’était sûrement la plus logique – : par numéro de 0 à 900, avec des tranches par 10 à chaque rayon qui caractérisaient des sujets précis. Sauf que les rayons, il y en avait des dizaines et des dizaines.
– Autant chercher par moi-même…
Son petit voyage entre les pages débuta sur ces paroles, un peu perdu au début, mais il trouva vite ses repères ensuite. Au bout d’une bonne heure d’investigation, Maximilien dénicha plusieurs livres d’histoire et de biologie pour comprendre le fonctionnement physique des pouvoirs de la famille royale. Quand il revint vers les tables, deux nouvelles têtes s’y étaient installées.
Esthia et le garçon.
La dernière fois où ils s’étaient croisés, c’était au dîner, alors son attitude face à eux restait maladroite : aller les voir ? Les ignorer ? Il n’eut pas à se poser la question longtemps quand une boule de nerfs fonça sur lui et bondit sur les jambes de Maximilien.
– On pensait qu’on ne te reverrait jamais ! beugla l’hybride, sa queue se secouait dans tous les sens.
– Comme tu peux le voir, je vais bien.
– Mais tu as des bandages partout et…
– Kali, résonna la voix d’Esthia derrière, laisse-le respirer.
La mine boudeuse du fameux Kali lui arracha un fin sourire et il vint s’installer à leur table, ne voulant pas paraître impoli. Pourtant, le regard que lui lança l’archimage le lança dubitatif quant à sa décision. Pour tenter de détendre l’atmosphère, Maximilien tenta de lancer une conversation, aussi banale fût-elle, car la tension présente le rendait nerveux :
– Je n’ai pas eu beaucoup de nouvelles de l’évolution du petit groupe formé quelques jours plus tôt… Vous arrivez à vous acclimater aux lieux ? Vous êtes ici pour une mission ou autre chose ?
– Juste du repos, marmonna Esthia, ignorant royalement son autre question.
Avec l’infime conviction que la discussion allait être très difficile à tenir, il essaya tout de même de pousser encore un peu.
– Par rapport à ce quartier, pourquoi est-ce qu’il s’appelle ainsi ? Je ne connais pas tous les lieux et je cherche à me renseigner davantage. Puis…
– Tu es bien curieux depuis que tu es arrivé ici.
Maximilien fit volte-face, toujours sur sa chaise, et il tomba sur l’un des hommes présents au dîner du jour précédent, celui en tunique rose et à la peau sombre, soit un des chefs des familles nobles. Maxilimien avala sa salive de travers et son cœur s’emballa sous le coup de la panique : comment le saluer ? Lui parler ? S’il faisait une énième erreur, allait-il encore subir des coups injustifiés ? Il bégaya des mots insaisissables à l’oreille et il abaissa légèrement la tête, les mains crispées sur les genoux.
– Euh, je… Désolé d’être aussi curieux…
– Arrête de te tenir de cette manière, tu risques de te faire mal au dos, recommanda le chef des Feliaris – le rose était leur couleur selon les dires des autres –, et fais moins de bruits, tu es dans une bibliothèque. D’autres travaillent.
D’un coup d’œil autour de lui, il remarqua que des personnes étaient arrivées entre temps et il ne put que marmonner à nouveau des excuses. L’homme ne sembla même pas les prendre en compte et il fit demi-tour, le visage dénué de toute émotion. Cette rencontre le laissa déboussolé, incapable de savoir s’il s’était bien comporté ou non.
– Eh bien, s’esclaffa Kali en tentant d’être discret, Ulios est toujours aussi rigide !
– Ulios ? bredouilla Max.
– Celui que tu viens de rencontrer, le chef des Feliaris, intervint Esthia. Il n’est pas loquace, mais droit dans ses bottes.
Maximilien regarda ce fameux Ulios retourner dans les rayons et un certain soulagement le gagna : au moins, il n’avait pas encore été battu. Il fut tellement rassuré que les larmes se pointèrent dans le coin de ses yeux et il se rendit compte qu’il tremblait au moment où Kali posa sa main sur la sienne pour le calmer.
– Ne t’inquiète pas ! C’est une gentille personne, c’est lui qui m’a sauvé la vie quand mon village a été attaqué par les Sta’sha et que j’ai dû m’enfuir. C’est lui qui m’a ramené ici !
– Tu as été attaqué ?
Pour une fois, il comprenait à peu près les tenants et aboutissants de ce que racontait quelqu’un ici : ses livres à Sarcoce avaient expliqué les différentes répartitions de clans à Takita, un des pays de ce monde. Les Sta’sha, l’un des clans influents au pouvoir, étaient les bras droits des Belias, soit ceux qui dirigeaient le territoire entier. La spécificité des clans revenait à un seul point : ils étaient tous mi-humanoïdes, mi-animaux. Cela variait d’un groupe à un autre, Maximilien n’arrivait pas à déterminer exactement auquel appartenait Kali. Ce dernier se frotta les cuisses, les yeux dans le vague.
– Oui…, marmonna-t-il. Mais Ulios m’a protégé…
– Et tes parents, où sont-ils ?
– Euh…
– Assez de questions, coupa net Esthia, qui se tourna vers Maximilien, tu devrais te concentrer sur ce que tu étais venu faire à la place d’être une fouine.
La froideur dont avait fait preuve l’archimage le laissa coi et il se rendit compte du manque profond de tact de ses questions. Honteux de son comportement, il retourna immédiatement dans l’étude de ses livres, le rouge lui était monté aux joues et il ne réussit pas à s’en départir.
Pourtant, après plusieurs dizaines de minutes dans le silence, Esthia fut le premier à le briser :
– Tu viens vraiment de l’Ancienne Lome ?
Une légère appréhension le gagna alors qu’il relevait le nez de ses livres, pris au dépourvu par le soudain intérêt d’Esthia, qui ne lui avait montré qu’une certaine véhémence depuis le début.
– Oui, marmonna Maximilien. C’est bien ça.
– … Tu es sûr de ça ? Ton visage me paraît familier.
Le cœur de Maximilien chuta dans son ventre, prêt à imploser, à la simple entente de cette phrase : il le connaissait ? Impossible, absolument impossible. Mais il paraissait plus que sérieux et ses yeux clairs, comme une rivière en pleine tempête, le détaillaient de haut en bas, avec un calme terrifiant.
– Moi, je ne te connais pas, marmonna Maximilien, désarçonné.
– Je n’ai pas dit que je te connaissais. Max, c’est ça ? souffla-t-il. Un diminutif qui me rappelle quelque chose. Mais peut-être que ce n’est rien. Tu t’emballes facilement.
Il ignora le sarcasme évident dans sa voix et il essaya de garder une attitude détachée pour éviter de trop se trahir.
– Un diminutif ? tenta-t-il, sans grande conviction.
La panique le gagnait de plus en plus, la simple pensée de s’être fait découvert dans l’immédiat le paralysait. Esthia haussa un sourcil et croisa les bras, ses livres ouverts devant lui.
– Personne n’appellerait son fils avec un prénom de merde comme celui-là.
– Tu parles mal, grand frère !
Kali revint vers nous, un conte entre les mains, et il s’assit aux côtés de son… frère ? Ce dernier remarqua son incompréhension et il soupira, son index et son pouce pinçaient l’arête de son nez.
– Ce n’est pas mon frère de sang, précisa-t-il.
– Je vois…
– Mais ton visage est familier, reprit-il, d’où ? Aucune idée. Peut-être n’est-ce qu’une impression, peut-être pas.
Maximilien avala sa salive pour reprendre contenance et inspira un grand bol d’air frais.
– Tu te fais des idées.
– Nous verrons bien. Ce ne sont pas mes affaires, je m’en fiche pas mal de qui tu es.
« Tu ne verras rien du tout. », et il espérait que ce ne serait pas un handicap pour le futur. Esthia jeta un coup d’œil à ses livres et un sourire moqueur étira ses lèvres.
– « Les grandes dates historiques de Laven », « La physionomie et le fonctionnement des pouvoirs royaux », tu t’intéresses de très près aux Morgas et à leur cité, dis-moi…
– Je suis bien obligé vu que personne ne voudrait me fournir d’explications claires, riposta Maximilien, sur la défensive.
– Tu n’as qu’à nous demander ! intervint Kali. Nous savons plein de choses et vu que tu ne connais rien, alors on peut t’aider !
Un petit sourire le dérida, amusé par l’enthousiasme apparent de l’enfant, mais il préférait se plonger dans les livres à ce moment précis.
– Merci pour la proposition, je poserais des questions si j’en ai besoin, je vais me contenter de ces bouquins pour l’instant.
– Je n’ai jamais accepté, moi, marmonna Esthia, de retour dans sa propre lecture.
Chacun repartit dans ses occupations – surtout l’archimage qui n’avait visiblement aucune envie de leur parler –, avec les gloussements de Kali en fond qui parcourait la bibliothèque.
⋅•⋅⊰∙∘☽༓☾∘∙⊱⋅•⋅
Les heures s’étaient enfuies à une vitesse folle et la nuit commençait à tomber quand Maximilien releva la tête de son livre. Le soleil déguerpissait et ses derniers rayons de soleil éclairaient la pièce d’un orange délicat et d’un rose pâle magnifique. Ses lectures avaient été plutôt fructueuses, surtout en ce qui concernait l’histoire de la cité et toutes les batailles qu’avaient dû mener les Morgas pour parvenir et garder leur trône – enfin, pour le monopoliser pendant des siècles. Sans compter qu’il comprenait davantage les accords qui les liaient aux autres pays – principalement des accords militaires et des engagements en cas d’attaque des Lomes. Quand il se tourna vers Esthia, qui n’avait pas non plus bougé, celui-ci l’observait, toujours les bras croisés.
– Tu as besoin de quoi que ce soit ? tenta Maximilien, peu sûr de lui.
– Tu caches des choses.
« Belle déduction. », mais il ne voulait pas briser sa couverture pour une histoire de sarcasme, alors il essaya de creuser ses suspicions pour les désamorcer à leurs bases.
– Nous cachons tous des choses, mais je ne comprends pas pourquoi tu me trouves si étrange.
– Tu fais partie de la Catalome, alors tu as forcément des secrets inavouables. Puis ton visage m’obsède.
Maximilien s’étouffa avec sa salive à cette dernière phrase, il tenta de reprendre sa respiration tandis qu’Esthia soupirait, désespéré face à sa réaction.
– Je parle de cette impression familière de t’avoir déjà vu, pas d’une quelconque attirance physique. Tu n’es pas assez beau pour ça.
Ce comportement oscillant entre le flegme et la provocation commençait sincèrement à l’agacer, mais il se retint de lui balancer ses quatre vérités étant donné qu’ils étaient dans une bibliothèque et que certains regards noirs se tournèrent dans leur direction.
Mais il ne pouvait s’empêcher d’être frustré par l’attitude de cet homme : la manière dont réfléchissait Esthia le dépassait un peu, comme s’il ne se basait que sur son instinct ou des préjugés.
– Je peux savoir où tu aurais pu m’avoir vu ? souffla Maximilien, agacé.
Cette fois-ci, ce fut au tour de ce mage de paraître mal à l’aise et de garder le silence, sous son regard médusé.
– Tu vois ? railla-t-il. Nous avons tous un jardin secret. Maintenant, si tu veux bien…
Alors qu’il s’apprêtait à partir pour de bon, une petite main retint sa tunique, presque suppliante.
– Attends ! s’époumona Kali, attirant une fois de plus l’attention des autres personnes présentes. Les autres sont tous inquiets ! Tu veux pas venir les voir ?
– Pourquoi voudraient-ils…
– Le petit a raison.
Les trois comparses se retournèrent comme un homme face à la nouvelle arrivante et Maximilien réagit d’une déférence automatique, ce qui fit sourire Almagar.
– Eh bien, pouffa-t-elle, tu m’accordes plus de respect à moi qu’aux Stirs, Max.
– Tu t’appelles vraiment comme ça en fait ? demanda Kali, presque choqué. Mais c’est nul !
– Comme je le disais, murmura Esthia.
Un petit tic nerveux agita la paupière de Maximilien alors qu’il les dévisageait un par un.
– Pour quelqu’un qui porte un prénom féminin, répliqua-t-il, je ne me permettrais pas de critiquer ceux des autres à sa place.
Esthia rougit jusqu’aux oreilles de honte et un rire fin s’échappa des lèvres d’Almagar.
– Plutôt que de vous chamailler, reprit-elle, vous allez venir avec moi jusqu’au terrain d’entraînement. Maintenant que vous faites partie des meubles du château, vous devez savoir au moins certaines choses pour vos futures missions. Tu es aussi invité, Max, si tu en as envie.
L’autorité naturelle de cette femme les obligea à acquiescer et de la suivre, même sous les râles murmurés d’Esthia. Seul Kali avait tenu un monologue tout le long du trajet en décrivant toute sa journée, Maximilien ne se permit même pas de poser certaines questions concernant les quartiers et ils finirent par atterrir dehors, des cris d’homme fusèrent un peu plus loin, dans un même rythme : sur plusieurs rangées s’entraînaient des soldats, couverts de la tête aux pieds, une lance en main. Une danse macabre qui se destinait au sang. À droite de cet attroupement se trouvaient tous les autres, leurs regards fixés tantôt sur la masse vivante qui bougeait, tantôt sur la figure qui se trouvait sur l’estrade.
Kahl Morgas.
– Olric ! Sois un peu plus précis dans tes gestes ! Ce n’est pas comme ça que tu atteindras l’ennemi le jour venu !
Les commentaires allaient de bon cœur tandis qu’il hurlait dans tout le terrain, comme un bon tyran de guerre. Leur petit groupe rejoint le reste, puis Etsumi lui sauta dans les bras comme s’ils se connaissaient depuis toujours, sous l’étonnement sincère de Maximilien.
– Max ! Tu as l’air d’aller bien !
Mais malgré cette bonne parole, ses blessures le lancèrent à cause de la pression de son poids et il grimaça, la douleur ne l’enjouait absolument pas.
– Kitsune, claqua Ajaris, recule et laisse-le, tu vois bien qu’il a mal.
L’appellation méprisante de l’elfe énerva la fameuse kitsune, ses queues se hérissèrent de tous leurs poils.
– J’ai un prénom, un magnifique prénom même, alors je te prierai de l’utiliser.
Ajaris ne lui lança qu’un regard dédaigneux et il finit par se poser sur lui, beaucoup plus calme et chaleureux. Il ne comprenait pas vraiment sa gentillesse à son égard, surtout quand tout le monde savait qu’il appartenait à la Catalome, mais il la prenait avec plaisir.
– Ce que t’a fait le Skal, c’était injuste, m’adressa Ajaris, les bras croisés sur son torse.
– Tu ne devrais pas dire ça dans son propre palais, surtout devant un de ses fidèles sujets, intervint l’elfe, en désignant Almagar de la tête.
Il haussa les épaules et un long soupir franchit ses lèvres.
– Comme si quelqu’un allait réfuter ce que j’ai dit, Ajaris… Ce n’est rien que la vérité.
– Une vérité que tu garderas pour toi, à l’avenir, s’interposa une voix grave derrière nous.
Kahl, de toute sa splendeur royale, se tenait à quelques pas, un sourcil haussé et les mains derrière le dos. Il les toisa un par un et ses yeux s’arrêtèrent sur lui, emplis d’un vert où quelques touches d’or se perdaient quand il se concentrait bien. Ce n’était pas comme d’habitude et le Stir parut remarquer son désarroi.
– Quand l’un des Morgas utilise ses pouvoirs, précisa-t-il, ils se manifestent dans nos iris avec des touches dorées. C’est notre marque.
– C’est comme une forêt constellée de lucioles, souligna Maximilien, admiratif devant son regard.
Bien qu’il ne s’en rendit pas compte de suite, le silence était tombé sur le petit groupe, muet face à son affirmation. Après un temps, Kahl lâcha un rire franc, sous son incompréhension totale.
– J’ai dit quelque chose qui ne fallait pas ?
– Oui, tenta Almagar.
– Absolument pas ! coupa aussitôt Kahl. Continue comme ça, tu remontes un peu dans mon estime. Tout compliment est bon à prendre, même venant d’un petit Catal comme toi.
Son hilarité s’accrut et il mit une petite tape dans son dos qu’il lui arracha un râle de douleur. Sans même s’excuser, le Stir se plaça face à eux et il reprit un air plus sérieux, bien qu’un sourire restât sur ses lèvres.
– Je vous ai fait venir ici pour vous parler de votre rôle dans notre palais désormais. Vous avez fait le choix de rester, ce qui vous oblige à respecter vos engagements et, par conséquent, vos futurs ordres de mission.
Kahl se tourna vers les soldats en entraînement et le soleil tapa contre sa peau luisante, l’odeur du thym lui retroussa les narines – il détestait le thym.
– Vous trouverez toutes les semaines, dans le bureau des Archives situé dans le quartier du Temps, des rouleaux où seront indiquées les missives et missions, je compte donc sur vous pour votre sérieux et votre constance dans le travail que nous vous demandons. Mais aujourd’hui, j’aimerais que vous vous entraîniez devant moi pour que je puisse évaluer votre puissance.
Maximilien fronça des sourcils : c’était certes utile, pourtant la famille royale devait bien savoir à quel point un archimage ou une kitsune à six queues étaient puissants. Puis rien ne leur dit que les autres montreraient leur véritable force…
Quand Dual les avait forcés à jouer aux échecs pour évaluer leur niveau, son véritable but s’était révélé après qu’il avait perdu.
Pour dégager leurs faiblesses de jeu.
Il ne savait pas si Kahl était sur la même longueur d’onde, mais il cherchait peut-être un moyen…
Un moyen de les tuer en cas de trahison.
Esthia, plus loin, semblait avoir la même pensée que lui juste à son expression méfiante. Dame Almagar les incita d’un geste à suivre le Stir qui commençait à longer les soldats, tout en continuant à parler :
– Vous serez amenés à être envoyés dans d’autres contrées, à assassiner, à espionner, à aider. Il est nécessaire pour nous de savoir ce que vous valez au combat, surtout quand notre cité est sujette aux attaques.
« L’attaque des Catals il y a un mois… », Nora lui avait expliqué une bonne partie de ce qu’il s’était passé et de comment ils avaient procédé pour la mise en place de centre de soins et l’évacuation immédiate des lieux. Cela lui avait permis d’un peu mieux comprendre leur fonctionnement et leurs valeurs – enfin, au moins celles du deuxième Stir – qui semblaient énormément tourner autour de leur peuple. Mais au-delà de leur apparent altruisme, il tiqua sur un autre point bien précis.
– Vous voulez les envoyer dans d’autres pays sans craindre qu’ils ne s’échappent ? lança Maximilien.
Kahl lui adressa un regard curieux et il se gratta la barbe, un peu amusé.
– Ils ne t’ont pas montré ? Mon père a posé un sceau sur chacun d’entre eux dont il est impossible de se départir, même pour un puissant archimage.
– Aucun sceau n’est infaillible. C’est idiot de faire autant confiance à quelque chose d’aussi instable.
Juste derrière le Stir, Almagar passa sa main sur son front, comme désespérée par son attitude ou peut-être par autre chose.
Mais il savait bien que c’était à propos de lui.
Pourtant, Kahl éclata à nouveau de rire.
– J’aime bien ton honnêteté, même si tu devrais fortement la retenir face à moi, s’esclaffa-t-il tandis qu’il s’arrêtait au milieu d’un rond, comme un terrain de combat. Parce que tu as raison : rien n’est infaillible ! C’est pour cela que moi et mes frères avons aussi posé un sceau sur eux, pour être sûrs : il en vaut mieux trop que pas assez.
L’indignation secoua leur petit groupe en même temps, le premier à s’insurger fut Ajaris, les yeux écarquillés de rage.
– Vous rigolez ? Vous nous aviez dit qu’un seul sceau serait posé sur nous ! C’est interdit de faire ce genre de choses chez nous !
– Pour une fois, je suis d’accord avec l’elfe ! fulmina Etsumi. C’est un droit sacré !
Un droit sacré ? De quoi parlaient-ils ? Avant de pouvoir poser la question, Kahl leva la main en geste de silence.
– Personne n’a jamais dit que vous n’auriez qu’un seul sceau. Si je reprends mes termes exacts, « Je demanderai à mon père de mettre à son tour un sceau sur votre corps », je n’ai jamais dit que ce serait le seul.
– C’est un mensonge par omission, pesta Esthia.
Pendant qu’ils se disputaient sur la légitimité de Kahl à avoir pris cette décision, Maximilien se rapprocha d’Almagar, un peu perdu sur la façon de s’adresser à elle. Il tenta l’approche la plus polie possible : aucun de ses livres ne mentionnait les déférences à exécuter pour les dragons.
– Dame Almagar, murmura-t-il, un peu gêné, que se passe-t-il ? Je ne comprends pas le sujet de leur conflit… Si vous voulez bien m’aider à comprendre.
Elle lui lança un regard étonné et un franc sourire barra une partie de son visage.
– Mais tu me respectes vraiment plus que les Stirs, est-ce parce que je suis d’une race importante ?
Ses joues rosirent un peu sous l’effet de la gêne, lui qui adorait tant les fables de dragons, mais dont il ne savait presque rien, en fin de compte.
– Ma famille ne possédait que peu d’ouvrages sur votre histoire, j’ai toujours trouvé les dragons impressionnants et magnifiques…
– Oh, un admirateur, alors, se gaussa-t-elle, mais les Morgas sont tous aussi surprenants que moi, voire plus. Tu devrais faire attention à ton attitude, mon garçon.
Il opina, même s’il ne se voyait pas accorder autant de respect à la famille royale qu’aux dragons. « Peut-être à Nora… », mais cette simple pensée fut balayée par un soupir : il ne le connaissait pas réellement, son comportement pouvait être du pur intérêt, c’était même certain.
– Et pour répondre à ta question, reprit Almagar, il existe un droit intercontinental qui consiste à interdire d’apposer des sceaux sur une personne sans son consentement. C’est un viol à son intégrité physique et mentale. Je ne sais pas exactement si c’était le cas chez toi étant donné que tu possèdes un sceau dont tu n’avais même pas remarqué la présence, mais ici, cette règle est importante.
– Pourtant, elle vient d’être transgressée.
– Oui, souffla-t-elle de sa voix rauque, mais c’est l’un des cas exceptionnels de notre loi. Chez les elfes, il n’existe pas d’exception ni à Takita, mais ici, nous restons plus laxistes.
Maximilien jeta un coup d’œil à Ajaris et Etsumi, tous deux semblaient horripilés par cette situation, tandis qu’Ajaris et Kali ne protestaient pas. Seul Esthia paraissait blasé, un peu agacé.
– Quelles sont les exceptions ?
– Les condamnés à mort, les criminels de niveau 3 ou… ceux susceptibles de trahison.
– Comme les prisonniers sous liberté conditionnelle, marmonna Maximilien.
– En quelque sorte.
– Donc vous avouez bien que ce sont des prisonniers et non des invités ?
Almagar, à la place de lui répondre avec des mots, ne s’arrangea que d’un sourire amusé, mais qui n’égaya que peu son cœur : ils étaient tous coincés ici, sans avoir leur mot à dire sur les mensonges éhontés des Morgas.
– Il n’y a eu aucun jugement, argua Maximilien.
– Le Skal est la justice.
« J’ai vu ça quand il m’a déchiré la peau par pur esprit de vengeance… », mais cela, il se le garda pour lui. Il n’avait pas envie de se reprendre des coups injustes. La voix de Kahl s’éleva à nouveau, plutôt accablée.
– Nous avons seulement appliqué notre protocole, soupira-t-il en passant sa main dans ses cheveux attachés, alors arrêtez un peu de vous lamenter et estimez-vous heureux d’être encore en vie dans un endroit comme celui-ci.
– Oh, veuillez-nous excuser, grand Stir, de notre stupidité à remettre en question vos méthodes plus que douteuses ! enragea Etsumi, sur le point de craquer.
L’impertinence de la kitsune tendit tout le monde présent, même Maximilien, mais le calme de Kahl le surprit davantage – avec lui, il n’avait pas hésité une seule seconde à le faire souffrir.
– Tu serais donc en train de me dire que je n’aurais risqué aucune trahison si j’avais autorisé qu’un seul sceau ?
Etsumi ouvrit la bouche pendant deux secondes, mais elle la referma bien vite dès qu’elle comprit la véracité des propos du Stir.
– C’est bien ce que je me disais, asséna-t-il, alors même si vous n’aimez pas notre culture concernant ce droit sacré, personne ne peut le remettre en question. Maintenant, si vous le voulez bien…
Il sortit du cercle de pierre alors qu’une autre personne, dont je n’avais pas senti la présence, monta dessus, en tenue pour se battre – un haut noir sans manches et un large pantalon resserré sur les chevilles – et dont le nom lui revint directement en mémoire, comme une évidence.
– C’est contre mon frère que vous allez vous battre.
Osari Morgas.