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GiadaMyla
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Chapitre 10

Chapitre 10

Je n’ose plus aller à la caserne.

Chaque matin, c’est la même mascarade. Je temporise, je range une pile de linge propre, je prépare un sandwich inutile. Je m’invente des retards, des prétextes creux.

Et puis, immanquablement, je finis par y aller, le cœur cognant à mes tempes, les clés serrées entre les doigts comme une arme dérisoire.

Bernier est devenu une ombre omniprésente. Invisible parfois, mais toujours là.

Ses sifflements moqueurs, acides, résonnent derrière moi dans les couloirs, des petits sons venimeux qui me glacent le sang.

Il me désigne d’un regard lourd, un sourire narquois étirant ses lèvres quand je recule, quand la peur me tord les entrailles.

Et ses hommes. Ils ricanent. Je ne sais plus ce qui est pire.

Lui, le prédateur, ou eux, cette meute qu’il dresse contre moi, un mot à la fois.

Aujourd’hui, dans la salle de pause, j’ai trouvé un post-it collé sur ma tasse : « T’es plus docile en civil ? »

Pas de nom. Juste une écriture masculine, large, presque caricaturale.

J’ai froissé le papier, la rage m’étreignant. J’ai balayé la pièce du regard, mais tous évitaient le mien.

Même Stéphane. Lui qui semblait m’estimer, me respecter, détourne les yeux depuis quelques jours. Comme s’il pressentait l’ampleur du danger. Comme s’il ne voulait pas en être mêlé.

Je ne peux pas lui en vouloir. Ils savent tous ce que Bernier est capable de faire.

Briser une carrière, salir une réputation, souffler une rumeur et la laisser dévorer tout sur son passage.

Paco, lui, m’a envoyé un message.

Trois mots : « Je pense à toi. »

Je n’ai pas répondu. Je ne pouvais pas. Il a eu peur. Il s’est éloigné. Il m’a laissée seule face à ça.

Je comprends. Mais je n’oublie pas.

Hier soir, mon téléphone a sonné. Numéro inconnu. J’ai décroché, pensant à une urgence, le réflexe. Une voix rauque, que je n’ai pas reconnue tout de suite, a craché : « Bernier m’a dit que t’étais ouverte. Tu confirmes ou je dois insister un peu ? »

C’était un des favoris de Bernier.

J’ai raccroché, le cœur battant à tout rompre. J’ai bloqué le numéro. Et j’ai pleuré. Pas de rage. Pas non plus de peur panique. Juste une fatigue si lourde qu’elle m’a clouée dans mon lit, sans force pour rien d’autre.

Ce soir-là, j’ai dormi habillée, le téléphone en silencieux.

***

Les jours s’enchaînent, et la pression de Bernier devient insupportable. Chaque fois qu’il croise ma route, son regard traîne, lourd, appuyé, obscène.

Il me parle à voix basse, me murmure des saletés à l’oreille quand personne n’est là pour entendre. Il m’effleure ostensiblement le bras, la hanche, comme si mon corps lui appartenait.

Le pire, c’est qu’il ne se cache même plus. L’impunité le rend audacieux.

Il a encore donné mon numéro à deux de ses protégés, des clones de lui-même.

J’ai gardé leurs messages sans équivoque, le cœur battant, les mains tremblantes.

Un jour, tout cela pourrait me servir de preuve.

Je me sens piégée dans une cage de verre. Il ne m’a jamais frappée, mais je me sens battue, intérieurement, comme si chaque mot, chaque regard, chaque effleurement laissait des bleus invisibles.

Paco a vraiment pris ses distances. Il n’a pas supporté les menaces : Bernier lui a promis qu’il ne gravirait jamais les échelons s’il continuait à me côtoyer. Depuis, il ne m’écrit plus que rarement. Il veut se protéger, je le sais. Mais cette distance me tue à petit feu. Comme si Bernier avait aussi réussi à voler les rares parcelles de bien-être qui me restaient.

Stéphane, de son côté, m’observe. Il ne dit rien, mais je sens dans ses gestes une attention différente. Lors des entraînements, il me corrige avec une douceur inattendue, pose sur moi un regard qui me fait me sentir à nouveau une personne, pas une proie.

Un jour, il m’a simplement dit : « Tu es solide, Sarah. N'écoute pas ceux qui veulent te tirer vers le fond. » Je n’ai pas répondu. J’ai juste hoché la tête, un fragile merci coincé dans la gorge.

***

Mais ce soir, j’essaie d’oublier tout ça.

Olga, Cécile et moi avons organisé une soirée filles. Juste nous trois.

Des rires, des pizzas dégoulinantes de fromage, le parfum du vernis à ongles, et ces vieux tubes qu’on chante à tue-tête comme des ados insouciantes.

Dans ce cocon, je me sens revivre. Pour un temps, l’air est plus léger, la caserne une menace lointaine.

Cécile nous regarde avec un sourire doux, mais ses yeux semblent ailleurs.

Une gravité nouvelle plane.

— Je voulais vous dire quelque chose, commence-t-elle, sa voix plus basse.

— Avec Mathis, on part. On quitte la région, nous avons enfin trouvé une maison qui nous correspond, elle sera libre dans quelques semaines.

— Quoi ? s’étrangle Olga, incrédule.

— On ne peut plus continuer comme ça. Il y a trop de risques, trop de regards. Bernier est devenu complètement fou. On veut commencer ailleurs, libres.

Même si je savais que ce jour arriverait, que la menace était palpable, mon cœur se serre.

Elle est l’une des rares à vraiment comprendre ce que je vis. « Mais tu ne vas pas partir comme ça… Et tout ce que tu sais de lui ? »

— Justement. Je compte sur toi, Sarah. Tu dois continuer ce qu’on a commencé. Ne le laisse pas gagner.

Ses yeux cherchent les miens. Ils brillent, non pas de peur, mais d’un courage douloureux. Celui de ceux qui fuient pour survivre, mais qui n’oublient pas leur devoir, leur bataille.

Je hoche la tête, incapable de parler. Olga pose une main réconfortante sur ma cuisse et murmure : « On est là, Sarah. On ne lâche rien. »

Et moi, au fond de ce canapé où l’on a tant ri ce soir, je sens la rage remonter doucement. Une colère froide, contenue. Je ne suis pas encore prête à exploser, mais la mèche est allumée.

***

Il est un peu plus de vingt heures quand je me retrouve seule dans la salle de repos. Le silence de la caserne m’oppresse, lourd. Les néons diffusent une lumière blafarde sur les murs, accentuant l’impression d’un piège.

Je suis venue plus tôt ce soir, je voulais m’isoler, respirer. Réfléchir.

Mais la porte s’ouvre, brisant le silence. Je sais déjà qui c’est avant même de lever les yeux. Son parfum me précède, un mélange écœurant de pouvoir et d’impunité.

Bernier.

Il s’approche lentement, son regard planté dans le mien, une main sur sa hanche, l’autre tenant un mug vide, comme un prétexte transparent pour venir traîner ici.

— Sarah… Tu sais, tu pourrais faire carrière ici. T’as un bon petit cul, t’as juste besoin de comprendre ce que tu dois en faire et à qui il faut plaire.

Je me fige. Mon estomac se retourne, une nausée glaciale. C’est dit comme ça, à voix basse, comme une caresse malsaine. Puis il ricane. Son regard glisse sur moi comme une lame sale. Je sens son souffle s’approcher.

— J’ai pas reçu de message de toi… T’attends quoi ? Tu n’as pas envie de me remercier de te laisser continuer la formation malgré ton comportement ?

Je ne réponds pas. Je serre les dents jusqu’à en avoir mal.

C’est la énième fois qu’il me fait ce genre d’allusions, mais ce soir, quelque chose craque en moi. Peut-être parce que Cécile va bientôt partir. Parce que je suis seule. Ou parce que j’ai décidé que ça ne pouvait plus durer.

Je recule, les bras croisés sur ma poitrine. Et je murmure, ma voix à peine audible, mais ferme : « Je n’ai rien à vous dire. Je n’ai rien à répondre à ce genre de propos si bas. »

Il rit, plus fort cette fois, un rire gras, plein de suffisance.

— Tu joues à quoi ? Tu crois que ton silence me fait peur ? Je peux faire de ta vie un enfer. Je peux parler aux responsables des jeunes sapeurs, à ton chef formateur, à tes collègues… Ton image ? Je la détruis quand je veux.

Puis il quitte la pièce sans un mot de plus, satisfait, laissant derrière lui une odeur persistante de dominance crue et d’arrogance triomphante.

Je reste un long moment immobile, la scène gravée dans ma mémoire. Puis je tremble. Et je pleure. De rage. Assez !

Je rentre chez moi plus tôt que prévu. Olga, qui est venue me rendre visite, ne pose pas de questions. Elle voit dans mes yeux la tempête qui gronde, le besoin de silence, mais sa seule présence suffit à me faire sentir moins seule, à me donner un regain de courage. Nous regardons une série, mais ma tête est ailleurs, mon cerveau en ébullition cherche de quelle manière il pourrait faire tomber Bernier, pour ce qu’il me fait vivre chaque jour.

Quand les enfants sont couchés, je vais chercher un objet enfoui au fond d’un carton dans mon armoire : un vieux dictaphone numérique que j’utilisais lors de mes cours il y a quelques années. Je change les piles. Je vérifie l’enregistrement. Il fonctionne encore.

Je vais le garder sur moi. Tout le temps.

Je ne suis plus là pour survivre. Je suis là pour collecter. Pour piéger. Pour exposer.

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