Chapitre 8
Le soleil déclinait lentement derrière la ligne d’horizon, peignant le ciel de nuances orangées et pourpres, quand je retrouvai Paco, comme à notre habitude, sur le petit sentier de terre battue qui longeait le canal.
La lumière dorée, chaude et douce, jouait avec les reflets miroitants de l’eau et dessinait des ombres dansantes sur son visage, accentuant la douceur de son sourire discret.
Un sourire qui parvenait toujours à apaiser le tumulte en moi. Il me tendit une bouteille d’eau fraîche, sa main effleurant la mienne, une étincelle rapide entre nos doigts.
— Prête pour battre ton record ? lança-t-il, sa voix joyeuse résonnant dans le calme du soir, en ajustant les lacets de ses baskets.
Je hochai la tête en silence, troublée par la longueur inhabituelle de son regard posé sur moi, un brasier doux mais insistant qui brûlait ma peau.
Nos échauffements furent ponctués de rires légers et de silences parfois lourds, chargés d'une étrange tension, un fil invisible que ni l’un ni l’autre n’osait vraiment couper… ou tirer.
Chaque pas, chaque souffle, était teinté de cette ambiguïté délicieuse et terrifiante.
Après quarante-cinq minutes à courir, à transpirer, mes poumons brûlant d'effort, à parler de tout sauf de ce qui nous préoccupait vraiment, de la caserne, des autres collègues, du temps qu’il faisait, nous nous assîmes sur un banc en bois usé par le temps, face à l’eau paisible du canal.
Le vent léger faisait voler une mèche de ses cheveux clairs sur son front.
Sans réfléchir, dans un élan instinctif, je la repoussai doucement du bout des doigts.
Un contact furtif, mais électrique. Il ne dit rien, mais son regard se fixa dans le mien avec une intensité nouvelle, presque brûlante, me coupant le souffle. Le monde autour de nous sembla s'effacer, ne laissant que nos deux silhouettes dans la lumière déclinante.
— Sarah… murmura-t-il, le son de mon nom sur ses lèvres était une caresse.
Il ne termina pas sa phrase. Peut-être n’y avait-il rien à ajouter. Peut-être que tout avait déjà été dit dans les silences, dans le frôlement de nos mains, dans ce regard profond.
Je baissai les yeux, mon cœur tambourinant dans ma poitrine, un rythme effréné. Ce n’était pas un moment anodin.
Mais ce n’était pas encore un aveu.
Juste une promesse silencieuse, lourde d’attente, comme une bulle sur le point d'éclater.
— On ferait mieux d’y aller, dis-je en me relevant brusquement, brisant la magie étouffante de l’instant. L'air me manquait.
Paco hocha la tête, un sourire teinté de tristesse. Mais je sentis dans son regard que l’ambiguïté de notre lien devenait de plus en plus difficile à nier.
Elle nous cernait, palpable, comme une odeur entêtante.
***
Quelques jours plus tard, en arrivant à la caserne, une sensation de froid me saisit dès que je franchis le portail. Je compris immédiatement que quelque chose clochait.
Le silence était inhabituel, presque funèbre, lourd d'une tension invisible qui flottait dans l'air.
Les rires et les voix habituels avaient disparu.
Je franchis la porte du couloir principal, la main sur la poignée, quand je tombai nez à nez avec Bernier.
Il m’attendait, droit comme un piquet, sa silhouette se découpant dans la lumière crue des néons.
Son visage était fermé, ciselé par une colère froide qui le rendait encore plus intimidant.
— Un mot, Sapeur !
Il ne m’avait jamais appelée ainsi auparavant, du moins pas de cette manière, son ton dénué de toute familiarité, presque méprisant.
Je le suivis dans le bureau de direction, le pas lourd, les battements de mon cœur résonnant dans mes tempes, un tambourin lancinant. L'odeur du vieux café et du désinfectant flottait dans l'air.
— Des rumeurs commencent à circuler comme quoi vous étiez très… proche de l’un de vos collègues, dit-il d’un ton sec, ses bras croisés sur sa poitrine, son regard d'acier me transperçant.
Je tentai de garder mon calme, de ne laisser aucune émotion trahir mon trouble.
Ma voix, pourtant, trembla légèrement, un souffle à peine audible.
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, mon lieutenant. Mes relations personnelles ne concernent que moi.
Il s’approcha de moi, réduisant volontairement l’espace entre nous, son corps imposant écrasant l'air, comme pour me rappeler son pouvoir, sa domination. L'air se fit rare, chargé de sa seule autorité, de son odeur âpre de tabac froid.
— Ce qui me regarde, c’est l’ordre dans ma caserne, Sapeur. La discipline. Les liens affectifs entre collègues nuisent à la cohésion de l'équipe, à la réputation de l'institution. Vous savez ce que j’en pense.
Ce serait dommage de gâcher votre intégration, si difficilement acquise, pour une amitié mal placée.
Je soutins son regard, la rage brûlant au fond de moi. Mes mains tremblaient légèrement, mais je refusais de reculer, de céder un millimètre de terrain.
— Il n’y a rien d’inapproprié, mon lieutenant, dis-je, ma voix plus ferme à présent. Rien à signaler. Absolument rien.
Un sourire carnassier, froid et reptilien, étira ses lèvres fines. Un frisson me parcourut l'échine, une prémonition glaciale.
— Je vous aurai prévenue.
Il me tourna le dos, un geste de dédain, comme s’il avait remporté la partie, m'abandonnant à mon sort.
Mais je savais, moi, que ce jeu ne faisait que commencer. Et je n'avais pas l'intention de perdre.
En sortant du bureau, la porte claquant doucement derrière moi, je tombai sur Paco dans le couloir.
Son visage était tendu, et il me scruta un instant, ses yeux bleus cherchant une réponse, une explication.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Sa voix était basse, urgente.
Je passai à côté de lui sans répondre, le laissant dans le flou, mais nos doigts se frôlèrent, brièvement, volontairement.
Je sentis la chaleur de sa peau courir le long de mon bras comme un rappel silencieux, une ancre dans la tempête : malgré la peur, malgré les règles absurdes, il était là.
Et moi aussi.
Notre lien, désormais, était une résistance, une petite flamme dans l'obscurité.
***
Depuis plusieurs jours, Paco et moi avons ralenti nos échanges.
Non pas par envie, l'attirance était toujours là, brûlante, mais par nécessité.
La caserne est devenue silencieuse à notre approche, comme si chaque parole, chaque regard était un affront scruté à la loupe, un piège tendu.
Un matin, alors que je m’apprêtais à partir pour une séance de sport avec lui, mon sac de sport à la main, un message de Paco tomba sur mon téléphone : « Pas ce soir. Il vaut mieux faire profil bas. »
Le message était court, lapidaire, mais je n’ai pas cherché à en savoir plus.
J’ai senti que quelque chose planait, une menace diffuse mais omniprésente.
Je n’ai pas eu à attendre longtemps pour comprendre. Ce soir-là, alors que je rangeais du matériel dans le local exigu, l'odeur du caoutchouc et de l'essence piquant mes narines, le lieutenant Bernier apparut sans bruit, comme à son habitude, sa silhouette se découpant soudain dans l'embrasure de la porte.
Il se posta là, bras croisés, le regard fixe, une statue d'avertissement, son corps une barrière.
— Tu prends beaucoup d’initiatives, Sarah. C’est bien. Mais tu oublies parfois que tu n’es pas ici pour te faire des amis, encore moins pour… tisser des liens particuliers.
Depuis quand se permet-il de me tutoyer ?
Le sang m'est monté à la tête, un voile rouge. Je me fige, tentant de garder contenance, de ne laisser aucune émotion transparaître.
Mon corps entier se raidit, prêt à la riposte.
— Je fais juste mon travail, mon lieutenant. Rien de plus.
Un rictus étira ses lèvres, une expression de supériorité odieuse.
— J’espère bien. Parce que vois-tu, si j’apprends que tu entretiens des rapports ambigus avec certains collègues, disons, par exemple, ce jeune Paco, je me verrais dans l’obligation de revoir ton implication ici. Et surtout… de réévaluer la place de ta fille chez les jeunes sapeurs-pompiers.
Son ton est glacial, chaque mot une lame. Mon cœur rate un battement. Une douleur sourde me vrille l'estomac, plus intense que n'importe quelle brûlure. Nina. Il a osé utiliser Nina.
— Nina n’a rien à voir là-dedans, mon lieutenant. Elle mérite sa place. Elle travaille dur.
— Peut-être. Mais sa mère est encore à l’essai, non ? Et je t’assure que je saurai convaincre les bonnes personnes qu’elle n’est pas un exemple à suivre. Un mauvais exemple de moralité, cela suffit à discréditer même les meilleurs dossiers.
Il s’éloigne aussi rapidement qu’il est arrivé, son ombre disparaissant dans le couloir, me laissant seule au milieu des bouteilles d’oxygène, le souffle coupé, le corps tremblant de rage et d'impuissance.
***
Depuis cette altercation, j’ai mis une distance brutale entre Paco et moi. Chaque message que je m’apprête à lui envoyer reste coincé dans les brouillons de mon téléphone, des mots jamais dits.
Chaque sourire que je pourrais lui offrir s’efface avant de naître, étouffé par la peur.
Je me mure dans ce silence choisi, comme une carapace, pour le protéger.
Je ne veux pas qu’il sache.
Je ne veux pas qu’il porte cette menace sur ses épaules, qu'il soit lié à mes chaînes. Il mérite mieux que mes problèmes.
Lors de la dernière manœuvre, nous avons été affectés au même binôme, le destin nous jouant un tour cruel. Le silence entre nous était lourd, presque douloureux, plus épais que l'air enfumé de l'exercice.
Il m’a lancé plusieurs regards, des regards de question, d’inquiétude, d’incompréhension, cherchant à percer ma carapace.
Je les ai esquivés, j’ai fuis son contact, me concentrant sur ma tâche.
À la fin de l’exercice, alors que je rangeais mon matériel, il m’a rattrapée près du local, son ombre me couvrant.
— Sarah, qu’est-ce que j’ai fait ? Dis-moi au moins si c’est moi. Sa voix était chargée de peine.
Je baisse les yeux, mes paupières sont lourdes de larmes non versées, une tristesse infinie.
— Ce n’est pas toi. C’est moi… enfin, c’est compliqué.
— Tu peux me parler. Tu sais que je tiens à toi.
Son ton était suppliant, ses yeux d'une sincérité désarmante.
Je relève les yeux. Son regard est sincère, désespéré. Son corps si proche du mien me fait mal, comme une brûlure qu’on ne peut ni toucher ni fuir. Une blessure à vif, sans remède, car la solution est hors de portée.
— Je sais, Paco. Mais pour l’instant… il vaut mieux qu’on garde nos distances. S'il te plaît.
Je tourne les talons, le cœur brisé en mille morceaux, et je m’éloigne, sans lui dire pourquoi. Parce que lui avouer la menace, ce serait l’impliquer. Ce serait l’exposer.
Et je refuse de faire payer à Nina le prix d’une proximité désormais interdite, d'une amitié devenue dangereuse.
***
La remise résonne du bruit sourd des bottes sur le béton et du froissement des vestes ignifugées, encore imprégnées de l'odeur acre de la fumée froide.
Nous venons de terminer un exercice de manœuvre intense, une simulation d'incendie éprouvante, et mon visage ruisselant sous le casque reflète à la fois l’effort et la fierté d’avoir tenu bon, d’avoir repoussé mes limites malgré l’angoisse qui me ronge.
Je commence à me sentir de plus en plus prête pour la formation incendie qui approche, malgré l'ombre de Bernier.
Stéphane est là, silhouette droite, les bras croisés sur sa tenue de feu, une figure statique.
Il ne sourit jamais. Pas vraiment. Son visage est toujours fermé, sérieux. Il observe. Il jauge.
Jusqu’à maintenant, j’étais convaincue qu’il ne me voyait que comme une novice de plus, placée là par une administration trop tolérante, un fardeau potentiel.
Et puis, ce matin, après l’exercice, son regard a changé. Un éclair, fugace, mais indéniable, est passé dans ses yeux.
— Tu as fait une très bonne manœuvre.
Sa voix est grave, rugueuse, mais moins glacée que d’ordinaire, presque… complimenteuse.
C’est une brèche. Un début. Une invitation inattendue. Je relève la tête, surprise, mes yeux fixant les siens.
— Merci, j’essaie de faire au mieux.
Il hoche lentement la tête, un signe rare.
— Tu fais plus que ça. C’est propre. Tu anticipes bien. Il marque une pause.
— Ton travail était très professionnel.
Je m’accroche à ses mots comme à une bouée dans une mer agitée. Dans ce monde viril et codifié, recevoir un compliment, même minimal, même livré avec sa froideur habituelle, c’est comme franchir un seuil, une reconnaissance.
Je sens mes épaules se redresser, mon souffle s’alléger. L'estime, enfin. Une reconnaissance de mes capacités, de mon travail.
Paco me manque. Sa chaleur, sa spontanéité, nos rires partagés. Mais cet instant-là, entre moi et Stéphane, a quelque chose de précieux, d’étrangement rassurant. Une force tranquille, un respect naissant.
— Tu restes un peu après ? Je peux te montrer quelques techniques pour dérouler les tuyaux. Des astuces pour gagner du temps.
Je cligne des yeux, incrédule. Stéphane, le même qui m’a ignorée pendant des semaines, celui qui incarne la rigidité, me propose un cours particulier.
— Oui, bien sûr. Avec plaisir.
La surprise se mêle à une pointe d'excitation.
— Bien. Prends une pause, et on se retrouve dehors dans dix minutes, près du local.
Il me tourne le dos, mais pas comme d’habitude, pas avec ce geste de mépris qui me chassait de son bureau. Il ne me fuit pas. Il me laisse une place. Il me reconnaît.
Dix minutes plus tard, le soleil couchant découpe sa silhouette devant le local, ses rayons dorés illuminant la poussière en suspension dans l'air. Il m’attend, immobile, patient.
Et moi, pour la première fois depuis longtemps, je me sens légitime d’être là. Une petite victoire inattendue.