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GiadaMyla
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Chapitre 2

Les jours s’enchaînent dans une routine presque mécanique. Je me lève, réveille les enfants, les prépare, les emmène à l’école. Je rentre ensuite à l’appartement : un peu de ménage, le repas à mitonner, une lessive à lancer… Puis à midi, je les récupère. On déjeune tous les trois dans notre petite cuisine baignée de lumière, un moment doux, presque suspendu. À quatorze heures, je repars ouvrir la permanence de l’association.

C’est Jessie, ma sœur jumelle, qui prend le relais chaque fin d’après-midi. Elle va chercher Élio et Nina à l’école, les aide pour les devoirs, partage leur dîner… Elle joue son rôle de tata avec une tendresse et un sérieux qui me bouleversent. Sans elle, rien de tout cela n’aurait été possible. Sans elle, l’association ne serait peut-être même pas née.

Quand j’ouvre la porte du local chaque jour, je ne sais jamais à quelle heure je la refermerai. Il m’est impensable de regarder l’horloge pendant qu’une personne vide son cœur. Certaines conversations durent vingt minutes, d’autres deux heures. Chaque histoire est un monde à part entière, et je refuse d’en fermer la porte trop tôt.

***

Lundi, c’est Cécile qui est entrée dans mon bureau. Une jeune femme au physique athlétique, droite, contrôlée, impeccable. Sa queue-de-cheval tirée au millimètre contrastait avec la fébrilité dans ses yeux. Je l’ai tout de suite sentie en détresse. Cette manière qu’elle avait de croiser les bras, de regarder partout sauf moi… Elle voulait parler, c’était évident. Mais elle n’y arrivait pas.

Je l’ai emmenée dans le coin cocon, celui que j’ai aménagé pour les cas les plus délicats. Des coussins moelleux, des lumières douces, un café chaud entre les mains… Mais même là, les mots ne sont pas venus. Seulement des bribes. Un malaise lié à son travail, à la caserne. Et un nom : Bernier. Le chef de son centre de secours.

Un mur s’est dressé dès qu’elle l’a prononcé. Alors je n’ai pas insisté. Je lui ai proposé de revenir en fin de semaine. D’écrire, si parler était trop difficile. Mettre sur le papier ce qu’elle n’arrive pas encore à formuler à haute voix.

Depuis cette rencontre, elle ne quitte plus mes pensées. Il y avait une telle souffrance contenue en elle… Son histoire m’a secouée.

Elle m’a confié, presque en murmurant, qu’elle voulait devenir pompier depuis ses quinze ans. Depuis ce jour où, coincée sur le bas-côté d’une route, elle a vu sa mère mourir après un accident. Impuissante. Figée. Depuis, elle veut sauver. Réparer. Se sentir utile. Elle a commencé les formations à dix-huit ans et a intégré la caserne de la ville, dirigée justement par Monsieur Bernier. Ce nom me hante depuis.

Je l’ai moi-même rencontré il y a deux mois, ce fameux lieutenant. Un homme courtois, moustachu, le regard franc, presque sympathique.

Je m’étais rendue à la caserne pour récupérer un dossier d’inscription aux Jeunes Sapeurs-Pompiers. Nina, comme sa meilleure amie Léa, rêve d’intégrer le programme à la rentrée prochaine. Elles s’entraînent toutes les deux avec une énergie folle. Chaque mercredi, chaque week-end, elles courent, font des pompes, s’imaginent secourir des vies.

Et moi, je les regarde avec une fierté inavouable. Elles sont si jeunes et déjà si déterminées. Je les envie parfois. Leur insouciance, leur force brute, leur foi en demain.

***

Ce vendredi, j’arrive à l’association en avance. Il faut vraiment que je classe ces papiers. Mon bureau déborde. Mais je suis trop distraite pour être efficace. Mon esprit retourne sans cesse vers Cécile. Pourquoi son cas me touche-t-il autant ? Ce n’est pas la première femme en détresse que j’écoute, pourtant avec elle, c’est différent. Je sens un lien. Comme si quelque chose de profondément silencieux nous unissait.

« Tu t’impliques trop, ne cesse de me répéter Olga. »

Depuis deux semaines, elle a rejoint l’équipe de l’association. « Pour donner un sens nouveau à ma vie », comme elle le dit fièrement. Elle est efficace, attentive… et bien sûr toujours aussi franche. « Tu vas finir par t’enfermer émotionnellement, Sarah. Tu donnes tout à ces gens… mais à force, tu ne gardes plus rien pour toi. »

Elle a peut-être raison. Mais je n’y peux rien. J’ai besoin de comprendre. J’ai besoin de savoir si ce Bernier est réellement le responsable des tourments de Cécile. Et surtout, si je peux vraiment confier ma fille à cet homme.

Les heures passent. Aucune nouvelle de Cécile. Un pincement de déception m’envahit. Peut-être qu’elle ne reviendra pas. Peut-être que j’ai projeté trop de choses sur elle, que j’ai créé une histoire autour d’un silence. Et puis soudain, je l’aperçois.

Elle est là. Debout, droite comme un piquet, devant la porte d’accueil. Le visage fermé. Mais présente.

Mon cœur rate un battement. Je croise le regard d’Olga, qui est à l’accueil aujourd’hui. Je lui fais un petit signe discret. Elle comprend immédiatement.

Cécile passera après la femme que je viens d’appeler dans mon bureau, celle qui pleure encore les infidélités de son mari.

Olga me répond d’un sourire complice. Elle sait que la jeune femme que j’attendais tant vient de franchir la porte.

Je ferme un instant les yeux. Je prends une inspiration lente. Il est temps. Aujourd’hui, peut-être, les mots sortiront.

***

À peine la porte refermée, un silence oppressant m’enveloppe. Le vide de mon appartement contraste cruellement avec le tumulte qui gronde en moi. Les enfants sont avec Jessie, insouciants, occupés à rire autour d’un bowling ou à courir dans un laser game, tandis que mes mains tremblent en dépliant la lettre que Cécile m’a confiée. Comme si ce simple morceau de papier détenait le pouvoir d’ébranler tout mon monde.

« Sarah,

Je n’ai pas trouvé le courage de vous dire tout cela de vive voix. Lors de notre première rencontre, j’ai voulu parler… mais aucun mot n’a réussi à franchir mes lèvres.

Je subis un harcèlement insoutenable de la part de mon supérieur, le lieutenant Bernier. Malgré quelques preuves, personne n’ose m’aider. Par peur des représailles. Il est protégé “en haut lieu”, disent-ils.

À mes yeux, mes collègues sont complices. Il ne se cache pas toujours, et pourtant, personne ne bouge. Je suis perdue. Si je craque ou démissionne, il aura gagné. Mais rester, c’est accepter de me détruire à petit feu.

J’avais promis à ma mère, avant son dernier souffle, de servir avec honneur. Cette vocation est tout ce qui me reste d’elle. Et pourtant, chaque jour, il m’humilie en public, me fait du chantage, essaie de me toucher. Il va jusqu’à me proposer des faveurs sexuelles pour que je conserve ma place.

Il connaît mes blessures et s’en sert pour appuyer là où ça fait mal. Ne cédant pas à ses perversités, je vis un enfer.

Je me lève chaque matin avec une boule d’angoisse qui me ronge le ventre, le cœur, la tête. J’ai l’impression de suffoquer. J’aimerais tant avoir un soutien, quelqu’un à mes côtés pour m’aider à supporter cela.

Maintenant que vous avez lu cette lettre, je me sentirai un peu plus capable de vous parler. Merci de m’avoir tendu la main.

Cécile »

Le papier froissé dans ma main, un mélange de rage et de désespoir m’envahit. Comment un homme censé incarner l’honneur et le courage peut-il infliger tant de souffrance ? Comment peut-il se servir d’une promesse faite à une mère mourante pour manipuler et détruire ?

Je serre les dents, ruminant ma colère jusqu’à ce que la fatigue m’épuise. Mais la nuit qui suit est un labyrinthe d’insomnies et de cauchemars. L’aube peine à dissiper l’obscurité qui m’habite.

Un café tiède entre les mains, assise sur le canapé, je tente d’échapper à mes pensées en allumant la télévision. En vain. Mon esprit est accaparé par Cécile… et par Nina.

Dans deux jours, je devrai annoncer à ma fille qu’elle ne pourra pas intégrer le groupe des jeunes sapeurs-pompiers avec Léa. Mais comment lui expliquer, sans trahir Cécile ? Sans éveiller les soupçons ? L’impuissance est un poison lent. Le poids de ma fille et celui de Cécile pèsent sur mes épaules.

Je cours jusqu’à ma chambre, attrape mon téléphone. Un seul nom peut m’apaiser : Olga. Elle décroche au bout de trois sonneries, la voix alerte. Devinant déjà à ma voix que quelque chose ne va pas. Je lui raconte tout. Le contenu de la lettre, mes crises d’angoisse, mon dilemme avec Nina. Un silence s’installe. Puis, soudain, un cri perçant me fait sursauter.

— J’ai une idée !

— Oh non, Olga, pas encore un plan tordu, s’il te plaît…

— Non, écoute-moi jusqu’au bout cette fois. Tu demandes à intégrer la caserne comme pompier volontaire. Comme ça, tu gardes un œil sur Nina, tu soutiens Cécile directement, et tu aides à collecter des preuves si besoin. En prime, tu réalises ton rêve : aider les autres, pour de vrai.

Je reste interdite. L’idée me paraît folle.

— Tu te rends compte de ce que tu dis ? C’est du suicide émotionnel.

Mais dans mon ventre, une petite flamme s’allume. Et si elle avait raison ? Et si c’était LA solution ? Je me donne une semaine. Une semaine pour peser le pour et le contre. Une semaine pour apprivoiser la peur et approuver le courage. Et au bout de cette semaine, je prends ma décision.

***

Cécile entre dans mon bureau, plus détendue qu’à notre première rencontre. Un lien s’est tissé entre nous. Solide. Viscéral. Aujourd’hui, on rit même du lieutenant, mimant sa voix grave et sa grosse moustache. Cette légèreté nouvelle me touche. Nous avons même décidé de nous tutoyer.

Je lui tends un café.

— J’ai quelque chose à t’annoncer… J’ai pris une grande décision. Je vais rejoindre la caserne. Integrer les rangs des Sapeurs-Pompiers, une sorte d’immersion pour constater les agissements du Lieutenant Bernier.

Ses yeux s’écarquillent, cherchant des indices dans mon visage. Puis elle fond en larmes, se jette dans mes bras.

— J’avais si peur que tu me trouves faible…

— La vraie faiblesse serait de ne pas en parler. Ce que tu as fait là, c’est du courage pur.

Ses sanglots résonnent comme un écho de sa souffrance, mais aussi, timidement, de l’espoir qui renaît.

— Tu ferais ça… pour moi ?

Je lui souris, les yeux humides.

— Pour toi. Pour Nina. Et pour toutes celles qui n’ont pas la chance d’avoir une voix.

Elle me serre fort. Si fort.

— Je te jure que je veillerai sur ta fille pendant tes absences. Je la protégerai. Comme tu le fais pour moi.

Je l’invite à venir chez moi le soir-même, rencontrer Olga. Elle accepte avec un sourire sincère.

***

Le soir venu, nous retrouvons Olga dans mon appartement. Entre rires nerveux, confidences douloureuses et larmes libératrices, un pacte silencieux naît autour de nos verres. Trois femmes brisées, mais debout.

Olga lève son verre :

— À nous. Trois femmes. Trois histoires. Une force commune.

Nous trinquons, scellant notre pacte de sororité. Un trio de femmes fortes, cabossées par la vie, mais solidaires comme jamais. Quand j’annonce ma décision à Olga, elle saute de joie, les bras levés, fière comme jamais de son idée « de génie ». On rit. On pleure. On chante. On danse dans mon salon. On est là. Ensemble. On transforme mon appartement en camping de fortune, installant des matelas au sol, pour prolonger ce moment de sororité jusqu’à ce que le sommeil nous emporte.

Le matin venu, après un petit déjeuner partagé, nous nous quittons avec des regards pleins de promesses.

Moi, le cœur battant à la chamade, je prends le volant.

Direction : la caserne.

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