Chapitre 9
Le premier jour de ma formation incendie commence sous une pluie fine et persistante, comme si le ciel lui-même voulait alourdir mes épaules.
J’arrive en avance à la caserne principale, un peu tendue.
Je n’ai pas vu Bernier depuis des jours, mais je sais qu’il dirige personnellement cette session. Son ombre plane au-dessus de moi ce matin, une menace latente qui s'accroche à ma conscience.
Dans l'intimité des vestiaires, je croise Stéphane.
Il est déjà en tenue, concentré. Il lève à peine les yeux lorsque j’entre, puis, contre toute attente, me salue sans froideur.
— Tu es prête à transpirer un peu ? me lance-t-il avec un mince sourire.
Je hoche la tête, étonnée par cette simple marque de bienveillance qui fend sa carapace habituelle.
Je le suis dans la remise, où les autres stagiaires se préparent. Le regard de certains pompiers de la caserne glisse sur moi avec la condescendance qu’on réserve à l’intruse, mais ma détermination est un bouclier.
Je suis ici pour apprendre, pour devenir pompier à part entière. Pas pour me faire aimer. Seule compte ma volonté.
Et, paradoxalement, les stagiaires, eux, semblent vraiment sympathiques.
Les heures s’écoulent, rythmées par les manipulations de tuyaux, les enchaînements de nœuds complexes, et les postures exigeantes sous le poids des Appareils Respiratoires Isolants.
Stéphane m’observe souvent, silencieux.
Puis, à la fin d’un exercice, alors que le souffle me manque, il me prend à part.
— Tu t’en sors bien, dit-il simplement.
Je m’essuie le front d’un revers de manche, incrédule. Ces mots, dans sa bouche, valent une ovation. Il me propose alors de rester un peu après la session pour revoir certaines techniques. Je sais que cette offre n'est pas faite à n'importe qui.
Je reste. Et pour la première fois, il m’explique les gestes avec une patience inattendue. Il se penche pour ajuster la position de mes bras sur la lance, pose une main sur mon épaule pour corriger mon angle. Ce contact, empreint de professionnalisme, est dénué de toute ambiguïté.
Pourtant, sa proximité, le calme de sa voix, sa manière de prendre son temps… Tout cela me touche plus que je ne veux l’admettre. Une chaleur inattendue perce la rigueur de l'entraînement.
Alors que je m’apprête à partir, Bernier entre dans la remise. Son regard me cloue sur place.
Il salue Stéphane d’un ton sec, puis m’ignore ostensiblement. Je sens ses soupçons sans même qu’il parle. C’est un homme dont le silence est une sentence.
— Sarah, un mot dans mon bureau, dit-il finalement, sans même me regarder.
Je le suis. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. La porte se referme derrière moi. Il s’assied, croise les bras, son regard perçant.
— J’espère que ta mise à distance avec ton jeune collègue est bien comprise. Tu n’as pas envie que les activités extra-scolaires de ta fille soient… compromises, n’est-ce pas ?
Il n’a pas besoin d’en dire plus. Il a lu dans mes silences. Peut-être a-t-il vu les regards. Peut-être a-t-il simplement décidé d’agir par pur instinct de contrôle. Une emprise totale.
— Nina n’a rien à voir avec ça, soufflé-je, la voix étranglée.
— Tout a à voir avec tout, ici. Tu sais comment ça fonctionne. Tu veux faire carrière ? Tu veux garder ta fille chez les jeunes sapeurs ? Alors, montre-moi que tu sais respecter les règles.
Je ravale mes larmes, ma colère, mon envie de hurler. Je hoche la tête en silence, puis quitte le bureau, le cœur en cendres. Brisée, mais pas soumise.
Le soir, je marche longtemps seule sous la pluie.
Paco m’a envoyé un message. Je ne l’ouvre pas. Je ne peux pas. Pas ce soir. Pas tant que l’épée suspendue au-dessus de Nina ne sera pas écartée. Pas tant que je n’aurai pas trouvé un moyen de briser les chaînes invisibles que Bernier passe autour de chacun de nos gestes. Je suis sa prisonnière consentante, pour Nina.
***
Le troisième jour de formation débute sous un ciel bas, gris d’acier, à l’image de mes pensées sombres.
Le réveil a été rude, j’ai peu dormi, préoccupée par les menaces de Bernier, et j’ai eu du mal à cacher mon trouble devant les enfants.
J’ai encouragé Nina, dont la motivation scolaire vacillait, de mon mieux, mais au fond, j’étais moi-même ébranlée. Comment lui insuffler confiance en elle, alors que je doute de ma propre force ?
À la caserne, Stéphane nous attend déjà sur le terrain d’entraînement avec les autres formateurs.
Silencieux comme à son habitude, il me tend le matériel avec une neutralité qui n’a plus la froideur d’autrefois. Je perçois dans son regard une attention nouvelle, presque bienveillante.
Il me corrige dans mes gestes, avec précision mais sans la moindre condescendance. Chaque correction est un apprentissage, pas un jugement.
— Tes gestes sont meilleurs. Respire plus calmement pour économiser ton air, ta bouteille durera plus longtemps.
J’acquiesce, essoufflée, mais touchée par l’attention. Pas un compliment, jamais un mot de trop, mais cette manière de se tenir près de moi, sans jamais m’éclipser ni me dominer, commence à me troubler.
Je ressens une forme de respect brut, taillé dans la même matière que ses silences. Une présence rassurante, rocailleuse.
Après une manœuvre particulièrement exigeante, je m’effondre, le visage en sueur. Stéphane reste à distance, bras croisés, me regarde sans rien dire. Il ne bouge pas, ne détourne pas les yeux. Et moi, pour la première fois, je soutiens ce regard. Il ne m’intimide plus. Il me défie autrement. Un défi d'égale à égale.
Quand la formation se termine, je le remercie. Il incline simplement la tête. Mais dans son immobilité, il y a quelque chose qui m’émeut. Peut-être une forme de confiance discrète, difficile à gagner, mais qu’il commence enfin à m’accorder. Un don précieux.
En quittant la caserne, je découvre un message de Paco. « Tu me manques, » juste ça.
Mon cœur se serre.
Depuis la menace de Bernier, j’ai mis de la distance. Je n’ai répondu à aucun de ses messages personnels. Nos échanges se résument à des informations pratiques, froides, neutres.
Comme s’il était devenu un collègue parmi d’autres.
Et pourtant… ce simple message résonne plus fort que mille mots. Un écho de ce que j'étouffe.
Je ne sais pas quoi répondre. Alors je ne réponds pas. Mon silence est une douleur, pour lui comme pour moi.
Mais en rentrant chez moi, après avoir vérifié que les enfants dorment, je m’installe dans le salon et je relis tous nos messages précédents. Nos blagues. Nos rendez-vous sportifs. Son sourire que j’entends presque derrière chaque ligne. J’ai mal de ce vide que je creuse volontairement entre nous. Un vide qui me ronge.
Le lendemain, à la formation, Paco est là. Il ne m’adresse pas un mot. Il salue tout le monde, m’inclut dans son regard sans me distinguer.
Il m’imite, en quelque sorte.
Il applique les règles de distance que j’ai instaurées.
Mais pendant la pause, alors que je remplis ma gourde, il vient à ma hauteur. Sa voix est basse.
— T’as raison de faire comme ça. Mais sache juste une chose : si un jour, t’as besoin que je sois là… je le saurai, même si tu ne dis rien.
Et il s’éloigne. Une promesse inébranlable.
Entre Stéphane et Paco, deux formes de présence m’habitent. Deux hommes différents.
L’un m’observe, l’autre me ressent.
L’un me défie dans le silence, l’autre me protège à distance.
Deux ancres, deux chemins possibles.
Et moi, au milieu, je lutte pour rester droite, pour ne céder à rien.
Ni à la peur. Ni au manque. Ni à l’interdit. Ni à ce chantage qui me broie.
Mais la tension est partout. Dans mes gestes. Dans les regards. Dans les silences. Et je sens que bientôt, quelque chose devra céder. Le fragile équilibre va se rompre.
Le soir même, un message de Paco m’attend dans la lumière bleue de l’écran.
« Juste un café. Loin des regards. J’ai besoin de te parler. Si tu veux bien. »
Je reste longtemps à regarder ces mots. Ils n’étaient ni insistants ni ambigus.
Seulement sincères. Une bouée lancée dans ma tempête.
Et j’ai répondu : « D'accord. Mercredi. 19h. Le petit bar près de la mairie. »
***
Le lendemain matin, la porte du bureau de Bernier se referme derrière moi avec un claquement sec, presque hostile.
Il m’a convoquée sans préavis.
J’ai cru, naïvement, que ce serait une évaluation. Un retour sur mes progrès. Mais il ne prend même pas le temps des détours.
Il s’avance lentement, contourne son bureau comme un prédateur. Son regard est glacé, son sourire faux, presque grotesque.
— Alors, Sarah… On se détend un peu trop avec les collègues ? Tu crois que je ne vois rien ?
Je ne réponds pas. Je sens déjà que le terrain sur lequel il m’emmène est glissant, toxique. Il s’approche, pose ses mains sur le bois du bureau, face à moi.
— Tu veux valider ta formation incendie ? Bien. Mais il va falloir mériter ton uniforme. Et pas seulement avec de la sueur.
Il marque une pause. Me fixe. Lentement, il lâche :
— Un de mes gars, un bon petit soldat qui me respecte comme il se doit, a besoin de détente. Tu pourrais lui faire plaisir. Juste un peu de compagnie. T’as le profil… docile.
Un frisson de rage me traverse. Je serre les dents. Je crois que je tremble, mais je reste droite. Mes muscles sont tendus, à la limite de la rupture.
— Et si je refuse ?
Il sourit. Un sourire de serpent.
— Je déchire ton dossier. Je fais un rapport sur ton attitude, ton insubordination, ton manque de rigueur. Tu ne seras jamais pompier.
Tu deviendras la mère célibataire paumée que tout le monde attend de voir s’écrouler.
Et ta fille ? Je peux m’assurer qu’elle ne porte plus jamais l’uniforme non plus. Tu sais ce que je peux faire.
Je le regarde droit dans les yeux. Et je comprends. Ce n’est pas du désir. C’est du pouvoir.
Il ne cherche pas un corps. Il cherche à humilier. À briser. À faire plier.
Je m’en vais sans un mot. En silence. Mais chaque pas qui m’éloigne de son bureau est un cri que je retiens. Une promesse de représailles que je me fais à moi-même.
Ce soir-là, au bar, Paco m’attend déjà. Il lève les yeux quand j’arrive, inquiet, mais heureux de me voir. Je m’assois face à lui, le cœur en vrac.
Il sent immédiatement que quelque chose ne va pas.
— Sarah… Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Je baisse les yeux, incapable de parler. Je me contente de secouer la tête.
Il attrape ma main sur la table. Ses doigts sont chauds, rassurants. Il me murmure :
— Dis-moi ce que je dois faire.
Je le regarde. Et pour la première fois, j’ai envie de m’effondrer. Mais je ne peux pas. Parce que si je tombe, Bernier gagne. Parce que si je pleure, il me vole encore une parcelle de moi.
Et je refuse.
— Rien, Paco. Tu ne peux rien faire. Pas maintenant.
Mais au fond de moi, je sais que ce combat ne fait que commencer. Un combat dont je ne connais ni l'ampleur ni les règles.
***
Le vieux Marcel arrive toujours à la même heure, toujours avec le même gobelet qu’il remplit au distributeur, avant de s’asseoir au coin café.
Ancien pompier volontaire, retraité depuis plus de dix ans, il passe de temps en temps pour saluer les jeunes et observer, en silence, la vie de la caserne continuer sans lui.
Ce matin-là, c’est moi qu’il regarde.
— T’as pas l’air dans ton assiette, petite. Quelque chose te travaille ?
Je ne réponds pas tout de suite. Mais il a ce regard doux et dur à la fois, ce genre de regard qu’on n’ose pas trahir avec un mensonge. Je baisse la voix. Et les mots sortent. Un par un. Sans forcer. Je lui parle de Bernier. Des menaces. De ma fille. De la formation. De l’odieux chantage.
Marcel reste figé, les mains serrées sur son gobelet. Son visage se durcit, ses yeux s'assombrissent.
— C’est pas vrai… Ce fumier fait encore du mal ?! Je pensais qu’avec le temps, il aurait fini par tomber, il traîne tellement de casseroles derrière lui.
— Vous étiez déjà là quand… ?
— Quand il a commencé, oui. J’ai vu des filles partir en pleurant, des gars écrasés, des carrières brisées et de nombreuses magouilles.
Mais personne ne parlait. Trop peur. Trop de silence. Et les chefs fermaient les yeux. Ils voulaient la paix dans les rangs. Pas les scandales pour ne pas salir l’image des pompiers.
Je le vois s’éloigner dans ses souvenirs, sa mâchoire crispée. Un passé lourd, une rancœur intacte.
— Mais toi, Sarah… t’as parlé. T’as pas idée de ce que ça représente. Tu veux mon avis ? Trouve une oreille plus haute. Quelqu’un hors de cette foutue caserne. Parce qu’ici, si tu l’affrontes seule, il va t’écraser.
Je hoche la tête. Marcel pose une main rugueuse sur mon bras. Un contact simple, fraternel. Une ancre inattendue.
— Si tu bouges, je pourrai t’aider. Et je peux encore faire du bruit.
Le soir, Paco m’attend dans l’obscurité du parking derrière la supérette. On a convenu de ce point de rendez-vous absurde pour ne pas éveiller les suspicions. Il est adossé à sa voiture, les bras croisés, l’air soucieux. Quand je m’approche, il me regarde longuement. Comme s’il cherchait à savoir si j’étais toujours la même qu’hier. S'il restait encore un peu de nous.
— Je suis désolé, murmure-t-il. J’ai été convoqué par Bernier, moi aussi. Il m’a dit que si je continuais à te fréquenter, il bloquerait ma montée en grade. Plus jamais je ne pourrai évoluer alors que j’en ai toujours rêvé. Je resterai au rang le plus bas jusqu’à ma retraite.
Je reste muette. Mais au fond, je m’y attendais. Bernier contrôle, paralyse, isole. C’est son mode opératoire. Diviser pour mieux régner.
— Tu vas t’éloigner de moi, toi aussi ? je demande doucement.
Paco baisse les yeux, longtemps. Puis il relève la tête, s’approche, si près que je peux sentir son souffle.
— Je vais faire semblant, si c’est ce qu’il faut. Mais je serai là. Chaque fois que tu tomberas, je tendrai la main. Même si c’est dans l’ombre. Même si c’est dans le silence.
Il n’y a pas de baiser. Pas d’aveu brûlant. Juste un regard. Un frisson. Une chaleur que je n’ose pas accueillir. Une promesse incertaine, déchirée.
***
Il n’a pas répondu à mes deux derniers messages. Le silence de Paco est un mur contre lequel mes pensées viennent se fracasser.
Je le devine, cette fois-ci, ce n’est pas un jeu de discrétion. C’est une coupure nette. Volontaire. Obéissante. Malgré ses promesses de rester à mes côtés même à distance.
Je n’ai pas besoin de confirmation. Mais elle arrive tout de même.
Un simple message, froid.
« Je suis désolé, Sarah. J’ai besoin de prendre mes distances pour un moment. C’est mieux comme ça. Pour toi. Pour moi. Pour ma carrière. »
Je le relis trois fois. Chaque mot me donne la nausée.
Il ne dit pas « je veux m’éloigner », il dit « j’ai besoin ». Parce qu’on l’y oblige. Parce qu’il cède.
Je comprends. Et en même temps, je lui en veux. Il m’avait promis l’ombre, la main tendue, même discrète. Il m’avait promis qu’il resterait là. Mais la peur est plus forte que les promesses. Sa lâcheté face à Bernier me désole au plus profond de moi. Je l’ai mis de côté pour protéger ma fille, lui me rejette pour un simple grade. Chacun sa survie...
***
Pendant que Paco s’efface, Bernier, lui, devient plus présent. Plus audacieux.
Je le croise plus souvent à la caserne. Il ne me parle pas devant les autres. Il attend toujours un couloir vide, un angle mort. Parfois une nuit de garde où il passe « par hasard ». Sa voix n’est jamais élevée. Elle est murmurée, perverse.
— T’as pas l’air très motivée ce matin, Sarah. T’as pas envie que je valide ta formation ?
— Tu sais, j’ai quelqu’un qui t’apprécierait beaucoup. Un gars qui sait se rendre… utile à la hiérarchie. Si t’es maligne, tu devrais lui faire plaisir.
Il me parle comme à une chose. Une marchandise qu’il place au bon endroit pour en tirer profit. Je serre les poings. Je ne lui réponds plus. Mais je sens la colère me brûler le ventre. Un feu sourd, contenu avec difficulté.
Chaque fois que je rentre chez moi, je m’enferme dans la salle de bain et je laisse couler l’eau très chaude sur mon visage. Comme si cela pouvait effacer son regard. Purifier l'empreinte de sa présence.
Stéphane, lui, continue à m’encadrer pendant la formation. Il ne dit rien, jamais, mais je le vois. Il m’observe. Il sent que quelque chose ne tourne pas rond. Son silence devient complice, presque protecteur.
Un jour, alors que je révisais seule dans une salle, il s’est approché doucement.
— Tu tiens bon ? a-t-il demandé sans me regarder directement.
J’ai simplement hoché la tête.
— Je suis là si t’as besoin. Pas pour juger. Juste… là.
C’est peu. Mais dans ce monde étouffant, ce peu me semble immense. Une bouffée d'oxygène rare.
Je dors mal. Je mange peu. J’ai perdu plus de cinq kilos ces dernières semaines. Je continue pourtant. Parce que fuir, ce serait lui donner raison. Parce que si je tombe, d’autres tomberont aussi.
Mais ce soir, alors que je m’assois au coin café, seule, une pensée me traverse : combien de temps vais-je encore tenir avant que ma colère se transforme en guerre ouverte ? Avant que cette digue intérieure ne cède ?
***
Les jours se fondent les uns dans les autres, un dégradé de gris qui obscurcit tout. À la caserne principale, je suis devenue une ombre silencieuse, glissant entre les regards chargés et les murmures à peine étouffés.
Je sens les yeux qui me scrutent, curieux, suspicieux, mais aussi lourds de jugement, comme si on attendait que je trébuche pour mieux me broyer.
Bernier n’a plus besoin de parler fort. Sa présence seule suffit à plomber l’air autour de moi.
Il prend plaisir à m’humilier, de manière toujours plus subtile devant les autres stagiaires.
Il est partout, dans les silences, dans les pauses café, dans les cliquetis du matériel.
Il s’immisce dans les replis du quotidien, sournois et invisible. Sa menace n’est pas seulement dans ses mots, mais dans ce poids insidieux qui fait que chaque geste devient calculé, chaque mot pesé. Une toile d'araignée insidieuse.
Les messages de Paco se font rares, ses réponses courtes, souvent distantes. Je sais qu’il est coincé, prisonnier de ce jeu toxique où nous sommes les pions. Et ça me brise de le savoir loin. Sa présence me manque comme un membre fantôme, même si au fond de moi je lui en veux.
Stéphane, lui, reste un phare dans cette tempête. Son regard se fait plus doux, ses silences plus longs. Parfois, il me surprend à lui parler, à lui confier sans vraiment le vouloir le malaise qui me ronge.
Il ne force jamais la confidence, il attend juste, patient, respectueux. Dans ce monde qui m’étouffe, cette présence est une bouffée d’air, même si elle est faite de non-dits et d’observations muettes. Une certitude dans le chaos.
Le soir, chez moi, les murs se referment un peu plus. Les rires de mes enfants me parviennent comme un écho lointain, presque irréel. Olga essaye de me remonter le moral, mais elle voit bien que je me ferme, que je me recroqueville.
Je sais qu’elle s’inquiète, qu’elle voudrait me voir lâcher prise, mais je ne peux pas. Pas encore. Pas tant que cette épée de Damoclès plane sur nous.
Je rêve de hurler, de faire tomber les masques, de briser ce silence qui m’enchaîne. Mais je me retiens. Parce qu’ici, chaque mot, chaque geste, peut se retourner contre moi. Parce que cette guerre, pour l’instant, elle se gagne dans l’ombre, avec prudence et patience. Mais la patience a des limites. Et je me demande combien de temps encore je pourrai tenir avant que tout n’explose.
***
Il a franchi la limite.
Ce n’est plus de l’intimidation voilée. Ce sont des regards explicites, des mots crasseux glissés entre deux instructions, des sourires complices échangés entre lui et ses hommes préférés.
Et ce matin, le message d’un pompier que je connais à peine, reçu à l’aube, a fini de m’achever.
« Salut beauté. Le grand chef m’a dit que t’étais open pour passer du bon temps. Je peux passer ce soir si t’as pas d’astreinte. »
Je suis restée figée. Les doigts crispés sur l’écran. Je n’ai pas pleuré. Pas encore. J’ai simplement senti quelque chose se fissurer en moi, comme une cloison intérieure qui se fend, une partie de moi qui se replie pour survivre. L'ultime rempart vient de céder.
Il m’a livrée. Comme un vulgaire objet. Comme une putain de récompense pour ses toutous fidèles.
Je suis allée aux toilettes du fond du couloir. J’ai verrouillé la porte. Et là, j’ai craqué.
Ma respiration s’est emballée, mes mains tremblaient. J’ai frappé contre le mur, une fois, deux fois, jusqu’à sentir mes jointures brûler.
Puis j’ai glissé au sol, les bras autour des jambes, le front sur les genoux. J’ai suffoqué de rage. D’humiliation. D’impuissance. Il me vole tout. Mon courage, ma dignité, mon calme.
Il veut me briser méthodiquement, comme il a brisé d’autres avant moi. Il veut mon âme, pas seulement mon corps.
Quand je suis ressortie, une demi-heure plus tard, le visage lavé à grande eau froide, j’ai croisé Stéphane dans le couloir.
Il s’est arrêté. Il a vu. Pas besoin de mots. Ses yeux se sont assombris. Il m’a fait un simple signe de tête, « Je suis là », silencieux, sobre, et infiniment précieux. Un soutien qui, dans l'ombre, me donne encore la force de respirer.
Paco ne m’écrit plus du tout. Je sais qu’il fuit. Qu’il se protège. Que ses ambitions, son avenir, tout dépend d’un silence imposé par la peur. Mais je me sens abandonnée. Le vide qu'il laisse est assourdissant.
Le soir, dans mon lit, je serre mon téléphone contre moi. Pas pour attendre un message.
Juste pour m’accrocher à quelque chose qui ne soit pas Bernier. Et je me répète en boucle que je ne suis pas ce qu’il dit que je suis. Que je vaux mieux que ça. Que je tiendrai. Mais j’ai si peur de finir par m’y habituer.
Je n’ai rien dit. Pas hier, pas aujourd’hui. Rien à Stéphane. Rien à Olga. Rien aux autres.
Je me suis contentée de sourire, de boire des cafés brûlants et de remplir les questionnaires sur l’incendie comme chaque matin, rituel de la formation avant de commencer les manœuvres, comme si de rien n’était. Comme si mon corps ne criait pas en silence à chaque fois qu’il s’approchait trop près. Comme si je ne sursautais pas dès que j’entendais ses pas dans le couloir.
Bernier a changé de stratégie. Il ne dissimule plus. Il murmure, il frôle, il impose sa présence. Il me traque, ouvertement.
Ce matin, pendant que je sortais le matériel du fourgon, j’étais seule, il s’est approché dans mon dos. J’ai senti sa main sur ma taille, brève, ferme, déplacée. Il s’est penché pour prétendument regarder ce que je faisais, son torse effleurant volontairement mon dos. Sa voix grave a claqué à mon oreille, un murmure à peine audible, mais suffisant pour m’arracher un haut-le-cœur :
— « C’est bien… docile comme ça. On fera de toi une bonne petite pompier. Si t’obéis, évidemment. »
J’ai figé. Je n’ai pas répondu. Je ne l’ai même pas regardé.
Mais quand il est parti, j’ai dû m’asseoir dans le fourgon, le souffle court. Comme si mon propre uniforme me brûlait la peau. Une souillure insupportable.
***
Les messages continuent. Les regards complices de ses favoris aussi. Il y a deux jours, l’un d’eux m’a « accidentellement » coincée dans la remise en prétendant chercher une lance. Il n’a rien fait, pas cette fois.
Juste… regardé comme il regarderait un morceau de viande appétissant. Longuement. Avec cet air d’homme à qui on a donné le droit de posséder. J'étais sa proie, à la merci du prédateur.
Je me suis enfermée chez moi, ce soir-là. Je me suis glissée dans mon lit avec l’impression d’être sale.
Et quand j’ai fermé les yeux, j’ai revu son visage, à lui, Bernier, si proche, trop proche, et j’ai senti une vague de nausée me submerger. La nausée de l'impuissance.
Je n’ai pas encore de preuves. Je n’ai que mon silence, et les murs qui l’absorbent.
Mais quelque chose change, au fond de moi.
Ce n’est plus seulement de la peur. C’est un feu. Un feu noir, étouffé, prêt à mordre. Prêt à dévorer tout sur son passage.