Chapitre 18
Les jours filaient à toute vitesse, transformant peu à peu la maison en un labyrinthe de cartons empilés. Chaque objet emballé, chaque pièce vidée, nous rapprochait un peu plus de la Bretagne. Nina et Elio, insouciants, transformaient le chaos en un terrain de jeu improvisé, leurs rires résonnant joyeusement entre les piles de nos futures affaires.
Pour Stéphane et moi, c'était un mélange d'effervescence et de nostalgie, une hâte de partir teintée d'un pincement au cœur à l'idée de laisser derrière nous tant d'années, nos amis et nos familles.
Nous avions plongé dans les méandres administratifs de la mutation en Bretagne.
Les formulaires s'accumulaient, chaque signature nous rapprochant un peu plus de notre objectif : pouvoir reprendre notre activité de pompiers dès notre arrivée.
Le compte à rebours affichait moins de trois mois avant le grand saut.
Pourtant, au milieu de cette effervescence, ma fatigue ne cessait de s'intensifier et un épuisement tenace me collait aux basques.
Mon corps, qui avait enduré des mois de tension extrême, semblait enfin relâcher la pression. Je mettais ça sur le compte du contrecoup post-traumatique, le prix à payer pour ma libération.
Un soir, alors que je m'accordais une pause au milieu des cartons, mon téléphone a vibré.
C'était Olga. Sa voix, habituellement posée, était traversée d'une excitation contenue.
— Sarah ! Il faut que je te raconte !
J'ai souri, imaginant déjà qu'il s'agissait d'une nouvelle avancée pour l'association.
— Vas-y, je t'écoute !
— Tu te souviens de l'homme dont je t'ai parlé, celui qui est venu à l'association pour son amie pompière qui subissait un harcèlement de la part de ses collègues ? a-t-elle demandé, sa voix légèrement hésitante.
— Oui, bien sûr.
— Eh bien… On a dîné ensemble hier soir, a-t-elle lâché, un souffle retenu. Et c'était… magique, Sarah. C'était un coup de foudre !
Un rire spontané s'est échappé de mes lèvres.
— Olga ! Mais c'est merveilleux ! Je le savais ! Raconte-moi tout !
Elle s'est lancée dans le récit de leur soirée, sa voix s'animant à chaque mot.
Il s'appelait Éric, il était attentif, drôle, et il avait écouté avec une telle bienveillance son engagement pour l'association.
Elle n'avait pas vu le temps passer, absorbée par leur conversation. La façon dont elle parlait de lui, la joie pure qui transparaissait dans ses mots, m'a remplie d'une profonde tendresse.
— Je ne m'attendais pas à ça du tout, Sarah. Je suis tellement concentrée sur l'association en ce moment, je ne pensais à rien d'autre. Mais… c'était évident.
J'ai écouté mon amie, le cœur léger.
Au milieu de mon propre chaos, la joie d'Olga était une bouffée d'air frais, une preuve que même dans les moments difficiles, la vie continuait de nous réserver de belles surprises.
C'était aussi une validation de mon choix de lui confier l'association. Sa passion avait attiré à elle non seulement les personnes à aider, mais aussi ce bonheur inattendu.
***
La maison était un assemblage étrange de cartons fermés et de quelques meubles encore debout, formant des îlots au milieu du vide grandissant.
Pourtant, ce soir-là, elle était plus chaleureuse que jamais. C'était notre dernière soirée dans l'Est, et nous voulions la marquer d'un moment de joie et de partage.
Olga était arrivée avec Éric, son nouveau coup de cœur. Leur complicité était palpable, un mélange de rires et de regards tendres qui illuminait la pièce.
Éric était exactement comme Olga l'avait décrit : bienveillant, attentif, avec un sourire qui inspirait confiance. En le voyant, j'ai eu la confirmation que ma meilleure amie était entre de bonnes mains.
Il n'y avait pas de jalousie, juste un bonheur sincère pour elle.
Puis, la porte s'est ouverte sur un éclat de rire familier : Jessie, ma sœur jumelle. Elle était également venue pour nous dire au revoir. Ses yeux pétillaient de bonheur en nous voyant, Stéphane et moi, si unis et épanouis.
— Je suis si heureuse pour toi, ma Sœurette, » m'a-t-elle murmuré en me serrant fort dans ses bras. Tu mérites enfin la tranquillité.
La soirée a été un mélange d'émotions. Nous avons partagé un simple repas sur une table de camping improvisée, ri aux souvenirs de nos années passées ici, et échangé sur nos espoirs pour l'avenir.
Les enfants couraient partout, insouciants, inconscients de l'ampleur du changement qui les attendait.
À un moment, alors que Stéphane était parti chercher des boissons avec Éric, et que Jessie était avec les enfants, Olga s'est tournée vers moi, son regard doux et sincère.
— Tu sais, Sarah, a-t-elle commencé, sa voix un peu plus grave. Éric tombe vraiment au bon moment dans ma vie. C'est fou, ce qui nous arrive.
J'ai souri, reconnaissante.
— Je suis tellement contente pour toi, Olga. Tu le mérites tellement après tout ce que tu as traversé.
Elle a acquiescé, puis ses yeux se sont emplis d'une pointe de mélancolie.
— Et puis… Il est là pour compenser la distance, tu sais. Pour compenser le fait que ma meilleure amie s'en va en Bretagne et que tu vas me manquer terriblement. Sa présence auprès de moi va vraiment m'aider à traverser ce désert que tu laisses en partant.
Mes yeux se sont embués. Je l'ai serrée fort contre moi. — Tu vas me manquer aussi, Olga. Mais ce n'est pas un adieu. On se verra dès que possible. Et l'association… tu la portes si bien.
Le reste de la soirée fut doux-amer, empli de cette tendresse particulière des départs. Des rires, des promesses de se revoir vite, et la certitude que, malgré la distance, nos liens resteraient intacts.
La Bretagne nous attendait, avec son vent frais et la promesse d'un nouveau chapitre.
***
Le jour du départ fut un mélange étrange de soulagement et d'excitation, teinté d'une pointe d'incertitude quant à ce que l'avenir nous réservait.
Le camion de déménagement, lourd et massif, a avalé nos dernières affaires avec un grondement satisfait, scellant la fin d'un chapitre.
Avec Stéphane et les enfants, nous avons pris la route, laissant derrière nous ce paysage vallonné et toutes les ombres qui y flottaient.
Les au revoir avaient été tendres et chargés d'émotion, des promesses murmurées à ceux que nous laissions. Mais la promesse de l'avenir, cette nouvelle vie en Bretagne, était plus forte et nous tirait inexorablement vers l'avant.
Le voyage fut long, interminable même, pour traverser la France. Des heures défilaient sur l'autoroute, les paysages changeant lentement derrière la vitre.
Mais les enfants, excités par l'aventure et l'inconnu, ont transformé l'habitacle en un joyeux capharnaüm.
Nina s'est lancée dans un récit passionnant sur les fées vivant dans les forêts de Bretagne.
Elio, assis à côté d'elle, imitait avec délectation le bruit des essuie-glaces, tout en tapotant sur la vitre, rendant l'air moins pesant.
Stéphane, au volant, souriait, amusé par leur énergie.
Mon corps, lui, traînait une fatigue tenace, ponctuée par des nausées sournoises qui me forçaient à des pauses régulières sur les aires d'autoroute. Je buvais des litres d'eau, ma gorge toujours sèche.
L'épuisement du déménagement m’avait vidée du peu de forces qu’il me restait, et chaque virage, chaque odeur de diesel, semblait accentuer ce mal-être.
Je tentais de rassurer Stéphane : « Ça va aller, c'est juste la fatigue. Une fois installés, ça ira mieux. »
Il me regardait avec inquiétude, mais ne disait rien, sachant que j'avais besoin de me convaincre autant que de le convaincre.
***
L'arrivée fut comme une respiration profonde, une libération après des heures d'enfermement.
Après plus de dix heures de route, la Bretagne nous a accueillis avec son ciel changeant, ses champs verts balayés par le vent et ses maisons de pierres ancestrales.
L'air, même à travers les vitres baissées, sentait bon le large et la terre humide.
Notre nouvelle maison, située dans une petite commune à quelques dizaines de kilomètres de Brest, nous attendait, les volets clos mais l'air empli de promesses.
Elle était exactement comme nous l'avions laissée après notre première visite : une jolie bâtisse en pierre, avec ses quatre chambres spacieuses et un grand jardin en friche, attendant d'être apprivoisé.
Stéphane a déverrouillé la porte avec un sourire.
— Bienvenue chez nous !
Dès les premières heures, la magie a opéré. Les enfants ont pris possession des lieux avec une énergie folle. Nina a couru choisir sa chambre, celle avec la fenêtre qui donnait sur le grand chêne du jardin.
— C'est ma chambre ! La cabane de mon futur chien, elle sera juste là, sous cet arbre ! s'est-elle exclamée en pointant l'arbre du doigt.
Elio a couru explorer chaque recoin du jardin, imaginant déjà sa balançoire suspendue à une branche solide et son bac à sable à côté de la petite terrasse.
Leurs rires résonnaient, libres et joyeux, emplissant la maison d'une chaleur nouvelle, d'une vie retrouvée.
Les premiers jours furent un tourbillon d'activités. Déballer les cartons sans fin, construire et installer les meubles qui allaient donner une âme à ces murs, trouver une place pour chaque objet qui nous rappelait notre ancienne vie tout en créant un espace pour la nouvelle.
Stéphane était infatigable, un véritable roc. Il s'occupait de la paperasse pour son nouveau travail et notre intégration à la caserne, rencontrait ses nouveaux collègues avec une aisance exceptionnelle, et planifiait déjà l'aménagement du jardin, carnet à la main. « Je pense qu'on peut mettre un petit potager ici, et là, un coin pour les jeux des enfants, » disait-il, les yeux brillants d'enthousiasme.
Quelques jours après notre arrivée, nous avons visité le centre de secours. Il était plus grand et plus moderne que celui d’avant, un bâtiment fonctionnel aux allures imposantes.
Mais ce qui nous a frappés, c'était l'esprit familial palpable, une énergie positive que nous avions tant cherchée. Nos futurs collègues, croisés dans les couloirs ou dans la salle de repos, semblaient très unis, riant et échangeant des blagues.
J’espérais secrètement faire partie de cette union rapidement, même si nous n’étions pas Bretons d’origine.
L'un d'eux, un homme jovial aux yeux rieurs, nous a interpellés.
— Bienvenue en Bretagne ! Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas, on est là pour ça.
Son sourire était sincère, et j'ai senti un poids se lever de mes épaules.
De mon côté, la fatigue restait présente, lancinante. Je me levais souvent le matin avec une sensation de malaise, et l'odeur du pain grillé ou de certains détergents me soulevait le cœur.
— Tu es sûre que ça va ? me demandait Stéphane, remarquant mes efforts pour être active.
— Oui, oui, c'est juste… je crois que le stress d'avant me rattrape, répondais-je, un peu lassée de cette explication que j'utilisais comme un bouclier. Toutes ces émotions, le déménagement… mon corps réagit, c'est tout.
Je me forçais à respirer l'air marin qui entrait par la fenêtre, à profiter du calme environnant, espérant que cette nouvelle sérénité me ferait retrouver mon énergie.
***
Malgré cette persistance de symptômes inexpliqués, la joie d'être là, d'être enfin réunis dans notre foyer chaleureux, était immense.
Chaque soir, après avoir couché les enfants, Stéphane et moi nous asseyions sur le canapé, épuisés mais heureux, regardant la lune par la fenêtre. Nous parlions de nos projets, de la future couleur du salon, de la taille du potager.
— Tu imagines, notre potager ? On aura nos propres légumes l'année prochaine, disais-je, rêvant à des récoltes abondantes.
— Et le salon sera couleur lagon, comme la mer ici, ajoutait Stéphane, en me serrant la main.
Chaque mot était une brique de notre nouvelle fondation, solide et pleine d'espoir.
La menace de Bernier et David semblait lointaine, reléguée à un passé qui ne nous atteindrait plus ici, dans cette maison bretonne qui sentait déjà le bonheur.
Nous étions en Bretagne, et une nouvelle vie, simple et paisible, nous tendait les bras.