Loading...
Link copied
Loading...
Loading...
Mark all as read
You have no notification
Original
Fanfiction
Trending tags

Log In

or
@
GiadaMyla
Share the book

Chapitre 5

Chapitre 5

Aujourd’hui marque le début d’une nouvelle étape : ma formation de secours à personne commence. Une bouffée d’excitation, mêlée à une légère anxiété, me parcourt. Après avoir résolu les casse-têtes logistiques liés à la garde des enfants , un ballet millimétré de plannings et de bonnes volontés, je pars l’esprit enfin apaisé.

Ma sœur Jessie, avec sa générosité habituelle et son sourire rassurant, a accepté de s’occuper d’eux jusqu’à mon retour chaque soir. Et Cécile, ma fidèle alliée, s’est proposée d’assurer les trajets entre l’appartement et les écoles, ses yeux brillants d'une détermination nouvelle. Je réalise combien je suis entourée de personnes extraordinaires, un véritable filet de sécurité tissé d'amour et de confiance.

Olga aussi s’est montrée plus qu’enthousiaste à l’idée de gérer l’association en mon absence. Depuis quelques semaines, elle s’y investit avec un plaisir visible, au point de me demander d’augmenter les horaires d’ouverture. Sa voix s'illumine quand elle parle des personnes qu'elle a aidées. Elle organise désormais seule certains rendez-vous, en plus de l’accueil, et son pragmatisme est une force tranquille. La voir s’épanouir dans ce rôle me rassure profondément. Laisser l’association entre ses mains pendant ces quinze jours n’est plus un souci, c’est une évidence. Un soulagement.

Depuis que j’ai intégré les rangs des sapeurs-pompiers, ma complicité avec Cécile n’a cessé de grandir. Nos échanges sont devenus plus intimes, plus sincères, des confidences chuchotées qui renforcent notre lien. Je lui raconte mes affrontements avec le chef, la colère froide qui me serre le ventre, et elle, elle me confie ses angoisses et ses doutes, notamment au sujet de sa relation avec Mathis.

Ils sont ensemble depuis un peu plus de cinq mois. Il est attentionné, doux, et la rend heureuse, une lumière douce dans ses yeux quand elle évoque son prénom. Mais leur amour naissant se heurte à un mur infranchissable : le lieutenant Bernier. Mathis étant également pompier dans la même caserne qu’elle, leur relation est une infraction directe aux « règles » imposées par notre chef autocratique. Pas de contact entre collègues de sexes opposés. Pas de complicité. Pas d’amour. C'est l'absurdité même de l'autorité qui les écrase.

Résultat : leur histoire doit rester secrète, un murmure interdit. Pour se voir, ils parcourent des kilomètres, s’exilent dans l’anonymat de villages lointains, loin des regards indiscrets et des commérages. Cécile s’interroge, la voix empreinte d'une tristesse retenue. Peut-elle continuer à vivre dans l’ombre, à cacher ses sentiments comme un secret honteux ? Peut-on construire quelque chose de solide sur une telle contrainte, une telle négation de soi ?

Mathis partage ses doutes, leur écho se lisant dans ses propres silences. Ils avancent, oui, mais à tâtons, chaque pas une incertitude. Et à force de s’effacer, de se dissimuler, l’un d’eux finira peut-être par disparaître de l’équation.

***

Les quinze jours de formation sont passés à une vitesse folle, comme un rêve lumineux. J’ai adoré chaque instant. Apprendre à secourir, à évaluer une situation d'urgence, à intervenir avec précision et sang-froid : tout cela me passionne et donne un sens nouveau à ma vie.

L’ambiance entre stagiaires était excellente, pleine de bienveillance, de rires et de soutien mutuel.

Et surtout… j’ai eu quinze jours de répit loin du lieutenant. Une bouffée d’oxygène pur, une parenthèse enchantée loin de son ombre pesante.

Mais cette parenthèse touche à sa fin. Je dois passer le voir pour lui annoncer la validation du module, en personne. L’idée de revoir sa face fermée, son regard méprisant, ne m’enchante guère, mais je préfère affronter la bête de front, plutôt que d’attendre sa colère par téléphone. Il est temps d’y aller.

Je toque à la porte de son bureau, un coup sec et précis.

— Entrez, gronde sa voix, déjà teintée d’une impatience que je connais trop bien.

Je franchis le seuil, le plancher craque légèrement sous mes bottes. Je lui tends brièvement la main, un geste formel et contrôlé.

— Bonjour, dis-je, le ton poli, neutre, sans fioriture.

Il explose. Sa voix, d’abord contenue, monte d'un cran, puis deux.

Selon lui, je ne l’ai pas regardé dans les yeux. Et j’ai omis le « Bonjour, MON LIEUTENANT » obligatoire, avec le ton, la posture et l’intensité qui siéent à son rang. « Reprenez, Mademoiselle ! » Il exige que je recommence. Et je ne parle pas d’une fois.

Quatre fois. Quatre humiliations publiques, sous les yeux de quelques collègues qui, eux, rient doucement depuis le couloir, des rires étouffés qui me parviennent comme un souffle glacial.

L’un d’eux, compatissant, me glisse un « bon courage » en chuchotant. Je souris jaune, le cœur en vrac, une boule de colère qui me monte à la gorge. Je ne suis pas une élève de maternelle. Pourtant, c’est exactement ce que je ressens. Petite, surveillée, jugée sur des détails absurdes, piétinée par un ego blessé et démesuré.

Enfin satisfait de mon salut militaire improvisé, il me laisse parler. Je lui annonce, sans fioriture, que j’ai validé ma formation, que mes résultats sont excellents.

Pas un mot de félicitations. Rien. Son visage reste de marbre.

À la place, il me lance un regard méprisant, ses yeux perçants tentant de me transpercer, et lâche, d’une voix cassante :

« Il serait temps que vous ayez un comportement exemplaire. Faites plus de sport. Les autres formations seront dirigées par moi. Ce sera dur, je ne vous ferai aucun cadeau. Ce module ? Vous l’avez sûrement eu par complaisance. Le département manque de pompiers dans les ambulances, ils ne peuvent plus se permettre d’être exigeants. »

Chaque mot est une gifle, un coup asséné avec une précision venimeuse.

Mais il ne m’atteint pas. Parce que moi, je sais. Je sais ce que j’ai donné, la sueur, le doute, les heures de révisions.

Je sais la rigueur de mes formateurs, l’exigence du programme, les soirées passées à réviser mes schémas d'anatomie et mes procédures.

Je n’ai volé aucune réussite. Je l’ai méritée. Chaque point, chaque validation est le fruit de mon travail. Et cela, quoi qu’il dise, personne ne pourra me l’enlever. C'est ma victoire, et elle est gravée en moi.

À contrecœur, il me tend enfin mon bipeur, un petit boîtier noir, symbole de mon entrée officielle. C’est officiel : je peux maintenant partir en intervention en ambulance.

Mon affectation est presque finalisée, il ne reste que quelques formalités : une sérologie vaccinale en attente, et l’attribution à une garde.

Mais une inquiétude sourde monte en moi, une peur froide qui me tord l'estomac.

Je ne connais personne dans ma caserne. Je les ai aperçus de loin, en accompagnant Nina qui vient de commencer les jeunes sapeurs-pompiers, des silhouettes floues derrière les baies vitrées. Mais je ne sais rien d’eux. Pas un prénom, pas un visage familier. Pas un signe de bienvenue.

Et dans quelques jours, ils seront mes équipiers. Mes partenaires de terrain. Ceux avec qui je partagerai des urgences, des gestes de survie, des silences lourds et des regards qui en disent long, des moments où la vie et la mort ne tiennent qu'à un fil.

Et je ne sais pas s’ils me verront comme une camarade. Ou comme une anomalie.

***

Ça y est. Me voilà enfin intégrée à une garde : l’équipe rouge.

Ce soir, j’ai fait mes premiers pas dans leur monde, à l’heure précise de la prise de garde, comme indiqué sur le planning affiché à l’entrée de la caserne, un grand tableau blanc couvert d'écritures.

Mais dès que j’ai franchi les portes, une sensation étrange m’a envahie. J’étais là, physiquement présente, et pourtant invisible. Un corps étranger dans un organisme bien rôdé, une note dissonante dans une mélodie établie.

Ils se connaissent tous déjà. Les regards complices, les plaisanteries à mi-voix, les anecdotes partagées, sur des interventions passées, des soirées, des détails de leurs vies, trahissent une longue habitude de travailler ensemble.

Certains se fréquentent même en dehors des murs de la caserne. Ils parlent de leurs enfants, de leurs compagnes, de repas partagés, de leurs vacances. Et moi, je suis là, simple spectatrice, mon sourire figé. Une pièce rapportée. Une intruse.

Une fois les inventaires du matériel terminés, un ballet précis et silencieux autour des véhicules, le chef de garde énonce les horaires et le thème de la manœuvre de dimanche d'une voix monocorde.

Puis chacun reprend ses habitudes : une partie de baby-foot animée pour quatre d’entre eux, un café à la machine pour les autres, et le chef de garde disparaît dans son bureau sans un mot de plus, sans même un regard vers moi.

Je reste au coin café. Debout. Seule. La vapeur s’échappe de la machine avec un sifflement régulier. Personne ne me propose une tasse. Personne ne m’adresse la parole. Personne ne me demande comment je m’appelle.

Est-ce que Bernier les a sommés de m’ignorer, de me traiter comme une paria ? Ou est-ce qu’ils ne veulent simplement pas de moi, une femme dans leur univers masculin ? Je me sers un café, la tasse brûlante entre mes mains, dans l’attente que quelqu’un, n’importe qui, cherche à faire ma connaissance. Mais leurs mots ne viennent pas.

Les questions tourbillonnent dans ma tête, un tourbillon d'incertitudes. Je me sens de trop. Comme un fantôme. J’allais tourner les talons quand le chef de garde m’interpelle d’une voix brusque pour m’annoncer que les résultats de ma sérologie n’ont toujours pas été transmis. Sans ce document, impossible de m’envoyer en intervention. Je ne peux pas encore être d’astreinte ce week-end.

Je comprends, bien sûr. Ici, on ne badine pas avec la sécurité des victimes ni celle des intervenants. Je lui réponds avec un sourire, qu’il ne me rend pas. Il reste froid, sec. Presque hostile. Une pâle copie de Bernier. Les mêmes manières abruptes. Le même regard vide, dénué de chaleur. Le même ton autoritaire. Je me demande combien d’hommes ce Lieutenant a modelés à son image, combien de personnalités il a éteintes sous sa poigne.

Je prie en silence pour ne jamais leur ressembler.

Le chef me serre la main, une poignée rapide et impersonnelle, lâche un « au revoir, à dimanche, sept heures » et disparaît sans me laisser le temps de répondre.

L’ambiance familiale, la camaraderie chaleureuse qu’on m’avait décrite dans les casernes me paraît bien lointaine, une utopie.

Si je ne l’avais pas entendu être appelé par son prénom, Stephane,  j’aurais pu croire que son nom de baptême était « Adjudant-chef ».

D’ailleurs, aucun d’eux ne s’est présenté.

Je m’imagine en intervention, contrainte de les interpeller par des surnoms absurdes : « le barbu », « le blond », « le grand ».

L’image me fait sourire malgré moi, une petite bulle d'humour dans ce vide glaçant. Au moins, l’humour reste un refuge, une petite flamme dans l'obscurité.

***

Le réveil affiche six heures. Une aube grise perce à travers les rideaux. La journée de manœuvre m’attend, lourde de ce que j'espère et de ce que je redoute. Sous la douche, l’eau chaude tente de dissiper mes angoisses, de laver la tension de la veille. Puis un café noir, quelques messages échangés avec Olga et Cécile. Leurs mots me réchauffent, leurs encouragements sont des ancres solides. Elles croient en moi. Elles me portent.

Puisque mes collègues semblent décidés à m’ignorer, j’ai décidé d’agir. Prendre les devants. Tenter un geste simple : préparer un bon café, à l’ancienne, dans la cafetière posée dans le foyer. Un café maison, bien meilleur que celui des machines, un arôme riche et invitant. Peut-être qu’un peu d’arôme suffira à faire tomber quelques barrières.

Le foyer est vaste, lumineux, avec ses placards rouges vifs, sa grande table en bois clair au centre entourée de chaises usées, et ses étagères pleines de vaisselle dépareillée mais propre.

Je prends place, verse l’eau dans la cafetière, ajoute le café moulu qui crépite doucement, et laisse l’odeur se diffuser, emplir l'espace d'une promesse de chaleur.

Les hommes arrivent un à un, des silhouettes dans l'embrasure de la porte. Je salue le premier avec chaleur, un sourire sincère, lui signale que le café est prêt. Il me sourit en retour, un sourire franc, me fait la bise. Puis se sert une grande tasse. Il appelle les autres pompiers déjà arrivés. Et là, quelque chose change, une imperceptible fissure dans le mur.

Ils me parlent. M’interrogent sur la manœuvre à venir, sur ce que j’attends de la journée. Me demandent si je suis mariée, si j’ai des enfants. Ce ne sont que quelques phrases, des banalités, mais elles me réchauffent le cœur comme le café chaud dans ma tasse. Je sens que la glace commence à fondre.

L’atmosphère reste fraîche, bien sûr, empreinte de la réserve habituelle, mais l’hostilité semble céder la place à une prudente curiosité, une forme d'acceptation timide.

Surtout, j’apprends enfin leurs prénoms. Vincent, Benjamin, Lilian, Paco.

Je souris intérieurement : adieu les surnoms absurdes. Une petite victoire personnelle.

Le chef de garde entre dans la pièce. Il serre les mains, sans émotion, d'un geste mécanique, et ordonne qu’on se mette en tenue. Tous obéissent d'un mouvement synchronisé. Moi aussi.

Mon vestiaire est un havre de paix inattendu. Prévu pour dix femmes, je l’occupe seule. J’ai investi plusieurs casiers : rechange, trousse de toilette, tenues impeccablement pliées. L’intimité y est totale, un refuge contre les regards. Les douches aussi sont à moi seule, un luxe inattendu dans un monde si codifié et masculin.

Nous rejoignons le site de manœuvre. L'air est frais, et la terre humide sous mes bottes.

Dès les premiers exercices, je me sens à ma place. Les gestes appris reviennent naturellement, une seconde nature. Je suis concentrée, précise, mon corps réagit avec une efficacité que je n'aurais pas cru possible. Et cela ne passe pas inaperçu. Mes collègues me félicitent, surpris par ma maîtrise, par ma rapidité. Même Stéphane, le chef si glacial, laisse échapper ce qui pourrait bien être un sourire, une fente dans son armure.

Je crois qu’il est soulagé.

Peut-être que Bernier lui avait dressé un portrait peu flatteur de moi, me décrivant comme une faible, une dilettante. Peut-être qu’il craignait d’hériter d’une incapable, d'un poids pour son équipe. Mais aujourd’hui, il m’a vue. Réellement vue, en action. Et ça change tout.

Nous rentrons à la caserne. Je suis vidée. Les simulations ont été intenses : dégagement de victime dans un véhicule accidenté, pose de collier cervical avec la précision d'un chirurgien, relevage d’une personne tombée d’une échelle, chaque muscle sollicité. Mon corps réclame une douche, mes membres endoloris un repos bien mérité, mon esprit du silence.

Avant de nous libérer, Stéphane nous fait signer la feuille de présence, un dernier geste administratif. Ensuite, chacun rejoint les vestiaires. Une fois changés, nous partageons un dernier café, l’odeur du café encore présente dans l'air.

Le chef de garde est absent, comme toujours, il s’isole dans son bureau devant son ordinateur. À chaque fois que je passe devant son bureau à la porte toujours ouverte, je le vois fixer son écran, plongé dans ses chiffres et ses pensées solitaires.

Mais les conversations se délient, les voix plus libres, plus chaleureuses. J’en profite pour poser des questions à mon tour.

Vincent a trois enfants. Benjamin va se marier avec Camille. Lilian est jeune papa. Paco, lui, cherche encore l’amour. Ils rient. Je ris aussi, un rire léger et sincère qui m'étonne.

Ils évoquent alors Stéphane, se moquent gentiment de sa vie sentimentale inexistante. Ils disent qu’il est déjà marié à la caserne, que son agenda n’a pas de place pour l’imprévu, ni pour une femme.

Je me surprends à penser qu’ils n’ont pas tort.

Mais à mes yeux, c’est surtout son caractère et sa froideur qui doivent rebuter, bien plus que son emploi du temps.

Avant de partir, Paco me donne son numéro. Il m’a proposé une séance de sport, un entraînement en binôme. J’ai hésité un instant, pensant à Bernier, à ses règles absurdes. Mais après tout, c’est pour progresser, pour me renforcer, pas pour bavarder.

Alors j’accepte. Et je lui donne le mien, sentant un léger frisson.

Je quitte la caserne le cœur plus léger, une douce chaleur m'enveloppant. Mes collègues ne sont pas encore devenus des amis. Mais ils ne sont plus des étrangers. Et c’est déjà une victoire, une première brèche dans le mur.

Olga et les enfants m’attendent au restaurant, tout près de l’appartement, l'odeur de la cuisine chaude me parvient déjà. Ce soir, je leur raconterai tout. Et peut-être, pour la première fois, je leur dirai que je commence à y croire.

Que ma place, je suis peut-être en train de la construire.

Comment this paragraph

Comment

No comment yet