Chapitre 6
Le restaurant est baigné de lumière, une douce chaleur enveloppe les tables nappées de blanc. À peine installée, les enfants me bombardent de questions, leurs yeux brillants d'une curiosité insatiable, avides de savoir comment s’est déroulée ma matinée de manœuvres.
Je leur raconte tout, les gestes répétés encore frais dans ma mémoire, le demi-sourire inattendu de Stéphane, la fatigue musculaire mêlée à une fierté nouvelle et palpable.
Olga, assise face à moi, m’observe avec ce regard qui ne me quitte jamais, mi-fier, mi-inquiet, un mélange d’amour et de vigilance. Elle sourit, un sourire large et sincère, visiblement ravie pour moi.
Après le repas, nous décidons de marcher le long de la voie verte, un chemin bordé d'arbres où le soleil de fin d'après-midi projette de longues ombres. Les enfants s’élancent en courant, leurs rires cristallins s'élevant dans l'air frais, s’éloignant joyeusement de nous. Cela laisse à Olga tout le loisir de me taquiner, ses yeux pétillants d'amusement.
— Alors, il paraît qu’il y a quelques célibataires dans ta caserne ? Tu devrais en profiter un peu… histoire de compenser les frustrations du lieutenant !
Je lève les yeux au ciel, un soupir d’exaspération me traversant. Elle est incorrigible. Même si j’en avais envie , et ce n’est pas le cas, mon cœur est une citadelle bien gardée, je ne me risquerais jamais à franchir les lignes que le grand chef a tracées autour de moi. Ce serait lui offrir une occasion de plus de m’écraser, de confirmer ses préjugés, et ça, je n'y suis pas prête.
Mon téléphone vibre, me tirant de mes pensées. Un message de Paco : il me propose une séance de course à pied le lendemain soir. Je tends le téléphone à Olga, un sourire en coin, les sourcils levés pour lui demander, sans un mot, si elle peut garder les enfants. Elle lit le message, ses yeux s'attardent sur le prénom, puis elle me fixe, les yeux pétillants d'une joie malicieuse.
— Tu vois ? Il t’apprécie bien, ce petit pompier… Je te l'avais dit !
Je soupire, un long soupir d'impuissance.
— Ce n’est qu’un collègue, Olga. Et il est bien trop jeune, il a sept ans de moins que moi ! Et puis, il est hors de question que je mélange travail et… autre chose. Tu connais les règles de Bernier.
Mais mes mots glissent sur elle comme la pluie sur une vitre. Elle acquiesce d’un air entendu tout en gardant ce sourire moqueur qui en dit long. Finalement, je finis par accepter la proposition de Paco. Une part de moi est curieuse, l'autre se dit que l'entraînement est toujours bon à prendre. Nous échangeons quelques messages pour convenir du lieu et de l’heure, les mots brefs et efficaces de la logistique, dissimulant l'agitation sous-jacente.
***
Il faisait déjà nuit quand nous avons quitté la salle de sport de la caserne. L'air était vif, piquant, mais la sueur collait à mes tempes, et mes muscles protestaient doucement, une douleur agréable, presque rassurante, celle du corps qui travaille et se renforce. Paco m’avait proposé cette séance après ma première manœuvre, comme une sorte de décompression, une façon de relâcher la pression. Je m’étais dit que ça ne ferait pas de mal.
« Tu progresses vite, t’as un bon cardio. » Il m’avait dit ça entre deux exercices, sa voix un peu essoufflée, en souriant, son regard planté dans le mien une seconde de trop. Une chaleur inattendue avait traversé mes joues.
Nous marchons ensemble jusqu’au coin café, le silence résonnant de l'écho de nos pas et de nos souffles. Il me précède, me tend une bouteille d’eau fraîche sortie du frigo comme s’il connaissait déjà mes habitudes, comme s’il avait anticipé ma soif. J’évite ses yeux. Trop bleus. Trop directs. Ils ont une profondeur qui m'intimide.
« Tu sais, je suis content que t’aies intégré notre équipe, » dit-il en s’adossant au mur, bouteille en main, son corps relâché. « Franchement, ça change l’ambiance d’avoir une femme dans l’équipe. Ça apporte un peu de… fraîcheur. »
Je hausse les épaules, un rictus sur les lèvres. « Je suis pas sûre que tout le monde soit de cet avis. Surtout pas un certain Adjudant-chef. »
Il rit, doucement, d'un rire qui semble balayer le poids des mots. « Faut pas faire attention à Stéphane. Il est comme ça avec tout le monde. Même avec lui-même, je crois. C'est une sorte de robot du règlement. »
Je souris, malgré moi. Une petite bulle de légèreté.
Un silence s’installe, pas pesant, mais presque trop confortable. Ses yeux ne me quittent pas, leur intensité me met mal à l'aise et me fascine à la fois. Il est jeune. Libre. Spontané. Tout ce que je ne suis plus depuis longtemps, tout ce que j'ai étouffé sous des couches de prudence.
« T’as quelqu’un dans ta vie ? » La question tombe comme un éclat de verre sur le sol silencieux, brisant la quiétude. Je lève les yeux vers lui, surprise par la franchise, un frisson me parcourant l'échine.
Il ajoute vite, un peu gêné, sa voix se faisant plus douce : « Pardon. T’as pas à répondre si c’est… trop personnel. »
« Non. Personne. » Je n’aurais pas dû répondre. J'aurais dû me murer dans ma carapace. Mais c’est sorti, comme ça. Trop vite. Trop vrai.
Il hoche la tête, lentement, son regard s'attardant sur mon visage. « Moi non plus. Mais j’ai l’impression que ça se voit. »
Je ris, un rire un peu nerveux. « Tu veux dire que ça s’entend surtout. Quand tu en parles à tout le monde, Paco. »
« Je me dis que si je le répète assez, ça finira peut-être par changer. C'est une sorte de mantra. »
Il s’approche pour jeter sa bouteille vide dans la poubelle. Nos bras se frôlent, un contact fugace mais électrisant. Un frisson instinctif me parcourt, une chaleur inattendue.
Je recule d’un pas, discrètement, le cœur battant trop fort pour un simple contact accidentel. C'est plus que ça.
« Je devrais y aller, » je murmure, la voix un peu rauque, étrangère.
Il me regarde, son visage perd un peu de sa légèreté, une ombre de compréhension s'y dessine. « Tu as peur qu’on te voie trop souvent avec moi, c’est ça ? »
Je baisse les yeux, fixant le sol, incapable de soutenir son regard. « Je ne veux pas de problèmes. Pas de soucis inutiles. »
Il hoche lentement la tête. Il a compris. Il ne dit rien, mais son silence en dit long, une compréhension tacite de la complexité de ma situation.
Avant que je parte, il pose doucement sa main sur mon bras, à peine un effleurement, une promesse. « Tu n’as pas besoin d’avoir peur de moi, Sarah. Jamais. »
Je le regarde, sans répondre, le message clair dans ses yeux. Je me contente de hocher la tête et de partir sans me retourner, le cœur en désordre, traversée par des émotions contradictoires.
***
La journée s’ouvre sur une maison à remettre en ordre. Je m’attaque au ménage avec une énergie presque frénétique, effaçant chaque trace du week-end dans l’odeur de fleurs du produit nettoyant. Chaque mouvement est une tentative d'ordonner le chaos intérieur. Une fois les tâches accomplies, les placards rangés et les surfaces brillantes, je m’effondre sur le canapé, télécommande en main. Les clips défilent sur l’écran pendant que je réponds à quelques messages, mon esprit encore à mille lieux.
Un nouveau message s’affiche, lumineux, sur l'écran de mon téléphone. Mon cœur fait un petit bond, un sursaut d'excitation. C’est mon chef de garde, Stéphane : les résultats de ma sérologie sont enfin arrivés. Il m’attendra à la caserne à dix-sept heures pour fixer mes heures d’astreinte. Je suis à la fois euphorique et nerveuse. C’est officiel, je vais partir en intervention. La machine est lancée.
Je préviens Paco que nous devrons décaler notre séance de sport. Il répond aussitôt : il sera à la caserne lui aussi et propose de simplement décaler notre séance après mon entretien avec Stephane. Sa gentillesse me touche plus que je ne veux l’admettre, un baume sur mes appréhensions.
La voiture de Stéphane est déjà garée lorsque j’arrive, son blanc polaire contrastant avec le rouge des camions. Comme toujours, il me salue d’une poignée de main aussi froide que protocolaire, ses doigts à peine plus chauds que les miens, puis me fait signe de le suivre.
Direction le standard, une petite pièce où l'écran d’ordinateur affiche un planning coloré comme un tableau d’école : rouge pour les astreintes, bleu pour les pompiers disponibles en renfort, vert pour ceux en formation.
Il m’explique brièvement le fonctionnement, les codes couleur et les roulements, puis me laisse choisir mes créneaux. Je sélectionne les nuits complètes et les journées de dix heures à dix-huit heures, cherchant l'équilibre entre mon rôle de mère et mon engagement pour la semaine de garde. Il acquiesce sans un mot de plus, son visage impassible.
Je le quitte pour rejoindre Paco au coin café. Il est déjà là, adossé au comptoir, tasse fumante entre les mains, l'air décontracté.
À mon entrée, il se lève et m’accueille avec un sourire franc, ses yeux bleus brillants d'une lumière familière. Il me sert un café, le liquide sombre et chaud s'écoulant dans la tasse, comme un rituel simple et réconfortant.
La conversation s’engage naturellement, sans effort. Il me parle de ses propres créneaux d’astreinte, et son sourire s’élargit en réalisant que nous serons probablement ensemble pour ma première intervention. Je ressens un soulagement sincère, une petite étincelle d'espoir : au moins, je ne serai pas seule.
Le temps file sans que je m’en aperçoive, les rires se mêlant au cliquetis des tasses. Nos voix emplissent la salle, je me détends totalement, un bien-être rare, presque trop rare, cette sensation d’insouciance et de complicité. J’en oublie même notre séance de sport prévue.
Mais la porte s’ouvre. Stéphane entre, l’air toujours aussi rigide, son regard balayant la pièce. Je m’attends à ce qu’il vienne s’asseoir, dise un mot, m’adresse un signe de tête, une reconnaissance de ma présence. Rien de tout cela. Il lance simplement à Paco, sa voix coupante :
— Une partie de baby-foot ?
Paco se lève aussitôt, un éclair de panique dans les yeux, me laisse là, sans même un regard, sans un mot d'excuse. Le silence retombe, lourd, pesant. Je termine mon café en silence, vidée de mon sourire, le goût amer de la déception dans la bouche, puis je quitte la pièce sur un salut discret que personne ne semble remarquer.
***
Quand je pousse la porte de l’appartement, Olga est déjà installée sur le canapé, un livre ouvert sur les genoux.
Les enfants, calmes, sont dans leurs chambres, le calme avant la tempête de questions. Elle m’attendait, je lis l’impatience sur ses traits. Elle veut des détails, elle veut savoir ce qu’il s’est passé avec Paco.
Je commence par lui parler de l’aspect purement professionnel de ma soirée, ce qui a pour effet de la faire lever les yeux au ciel, un petit rire étouffé s'échappant de ses lèvres.
Je finis par céder et lui raconter la discussion, les rires, ce moment de complicité inattendu et cette fin abrupte. Ses yeux brillent.
— Tu vois ? Il y a quelque chose entre vous, Sarah. C'est évident !
— Rien du tout, Olga. C’est juste un collègue sympa. Un peu trop jeune. Et ce soir, il m’a prouvé que je n’étais pas grand-chose quand le chef est dans les parages. Il a obéi comme un petit chien.
Elle grimace, mais ne dit rien. Je vois bien ce qu’elle pense, cette lueur de déception dans ses propres yeux. Je me déteste presque d’avoir un instant songé qu’il pouvait s’intéresser à moi autrement que comme à une camarade de garde.
Ce soir, je vais me coucher avec le cœur confus, un tourbillon d'émotions contradictoires. Entre l’excitation de ma première astreinte, l'adrénaline qui monte, et ce désagréable sentiment d’avoir été mise sur pause au premier signal d’un supérieur, d’avoir été effacée, je ne sais plus très bien ce que je ressens.
***
BIP BIP BIIIIIP BIP BIP BIIIIIP…
Il est vingt-deux heures. La nuit est tombée, dense, silencieuse. Je sursaute sur le canapé, le cœur cognant à tout rompre dans ma poitrine.
Mon biper vient de hurler dans le silence de mon salon, sa sonnerie stridente brisant la quiétude.
C’est ma première intervention. L'instant est arrivé. Je fonce dans ma voiture sans réfléchir, le corps déjà en mouvement, l'esprit concentré.
En quelques minutes, j’arrive à la caserne, le moteur à peine coupé. Je m’habille à la hâte dans le vestiaire, les gestes précis malgré l'urgence, et cours jusqu’à l’ambulance que Paco vient tout juste de démarrer, le moteur ronronnant.
Il est conducteur, je suis l’équipière, et le grand Vincent, notre chef d’intervention, déjà installé.
Je me penche pour tenter de lire le ticket de départ sur les genoux de Vincent, le papier froissé dans la lumière faible.
Une femme âgée, détresse respiratoire. Mon cœur se calme un peu, un souffle de soulagement. C’est un cas que j’ai travaillé en formation, je sais quoi faire, je me raccroche à cette certitude comme à une bouée.
Tout se passe à merveille. Je suis concentrée, méthodique, chaque geste réfléchi, chaque parole posée. L’équipe fonctionne bien, un mécanisme huilé, l’ambiance est légère malgré l’urgence de la situation, les rires sporadiques de Paco et Vincent allègent la tension. Je me sens enfin à ma place, utile, essentielle.
Quand nous revenons à la caserne, Vincent file rédiger son compte-rendu au standard. Paco et moi nettoyons l’ambulance ensemble, en silence d’abord, dans cette connivence tranquille que j’ai appris à apprécier. Le crissement des brosses, le bruit de l'eau, nos souffles réguliers.
Alors que je m’apprête à ranger le balai dans le local de ménage, Paco se penche à mon oreille. Sa voix est un murmure, un souffle chaud qui me fait frissonner :
— Prends ton temps pour te changer, je voudrais te parler, seul à seul.
Je hoche la tête sans un mot, le cœur battant la chamade sans raison rationnelle. Qu’a-t-il à me dire ? Une erreur ? Un reproche ? L’attente me ronge, une anxiété sourde.
J’essaie de paraître calme en refermant la porte du vestiaire, mais je scrute la fenêtre, guettant les phares d’une voiture, le signal du départ de Vincent.
Quand je les vois enfin disparaître dans l'obscurité, je sais que Vincent est parti.
Je sors, un nœud au ventre, et je le trouve dans le couloir, adossé au mur, un gobelet fumant à la main, son visage grave.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? je demande, presque sur la défensive, mon ton un peu trop brusque. C’est la victime ? J’ai mal réagi ?
Il secoue la tête, presque attendri, un léger sourire aux lèvres.
— Non, Sarah. Tu t’en es très bien sortie. Tu as été impeccable. C’est pas ça.
Il marque une pause, baisse les yeux, puis les relève lentement, son regard intense.
— Je voulais m’excuser… pour ce soir, quand je t’ai un peu zappée devant le chef. J’ai pas aimé faire ça, mais… je suis obligé de jouer un rôle. Bernier a les yeux partout. Et notre chef ici, Stéphane, c’est son relais. Il m’a clairement fait comprendre que t’étais… à éviter.
Je reste figée, mes pieds ancrés au sol. Je m’en doutais, bien sûr, mais l’entendre, le voir le confirmer, me glace.
— Donc il a vraiment interdit qu’on me parle ? Que j’aie une vie sociale ici ?
Il hoche la tête, désolé, son expression pleine de résignation.
— Pas officiellement. Mais c’est clair. Si on nous voit trop proches, ça remontera, et Bernier deviendra fou. Il ne supporterait pas ça.
Il baisse un peu la voix, son ton se fait plus intime, plus urgent.
— Mais je veux pas qu’on arrête de se voir. J’aime ta compagnie, Sarah. J’aime bien parler avec toi, rire avec toi. Alors… il faut qu’on soit discrets. Messages, sport, sorties. Mais à la caserne, on doit faire semblant. De rien.
Je sens une brûlure dans la gorge, un mélange d’humiliation et de gratitude qui me brouille l’esprit. C'est une proposition risquée, mais aussi une main tendue.
— Tu veux qu’on soit amis dans l’ombre ?
— Je veux qu’on soit amis tout court, corrige-t-il doucement, sa voix pleine de sincérité.
Il me sourit. Ce sourire-là, je ne sais jamais comment le prendre. Il n’est pas simplement amical. Il y a autre chose, un éclat dans ses yeux, une manière de me regarder comme si j’étais un secret précieux qu’il refuse de livrer, une énigme qu'il cherche à percer.
À cet instant, je pense à Cécile. À son amour interdit. À ses silences chargés de peur et de désir.
Et je me demande si l’histoire se répète, juste sur un autre ton, plus discret, plus insidieux, une danse dangereuse dans les recoins de l'interdit.