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GiadaMyla
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Chapitre 4

Chapitre 4

Comme convenu, je suis à l’heure dans le bureau du chef pour lui remettre les documents demandés.

L’odeur âpre du café froid et du vieux tabac stagne dans l’air, pesante. Je m’assieds sur le bord de la chaise en plastique, le cœur battant la chamade, mais la tête haute, déterminée à ne rien laisser transparaître.

À en juger par sa mine renfrognée et les plis accentués autour de sa moustache, il n’est pas ravi de me voir.

Il marmonne dans sa barbe poivre et sel en feuilletant les papiers avec une lenteur calculée, comme s’il espérait y trouver une erreur fatale, une faute de frappe, une virgule mal placée qui invaliderait ma candidature.

Malheureusement pour lui, tout est en règle.

À contrecœur, il me tend la main pour me souhaiter la bienvenue parmi les membres de son personnel. La poignée est ferme, presque brutale, écrasant mes doigts, comme si serrer la main d’une femme pompier lui coûtait une part de son âme. Une étincelle de dégoût passe dans son regard avant qu’il ne reprenne sa façade.

Puis il enchaîne sans attendre : les consignes.

Et là, je reste figée. Le sang se glace dans mes veines.

Il commence par m’expliquer, avec un sérieux glaçant, que je devrai désormais l’informer de chacun de mes déplacements personnels. « Hors de question, Mademoiselle, d’apprendre par ma hiérarchie qu’un de mes agents a eu un accident à l’autre bout du pays sans que j’en aie été informé du trajet qui était prévu. » Chaque sortie, chaque voyage, même un simple week-end, devra être validé par ses soins. Je crois rêver. Ou plutôt cauchemarder. C’est une intrusion inadmissible, une réminiscence de l’emprise de David qui me prend à la gorge.

Il poursuit, imperturbable, le menton levé, comme un général donnant ses ordres : je serai affectée à la caserne de mon village, pour des raisons de proximité lors des alertes.

Logique sur le papier, même si cela signifie que je ne travaillerai pas aux côtés de Cécile, ce qui me déçoit profondément. Mon plan initial prend un coup. Mais le pire reste à venir.

« Et puis, Mademoiselle, il est important de savoir que vous serez la seule femme dans cette caserne. » Il marque une pause, savourant l’effet de ses mots. « Et d’après moi, il est hors de question que vous parliez ou riiez avec les autres pompiers. Les pauses café ? Interdites. Les discussions ? Strictement professionnelles. »

L’ambiance s’annonce… chaleureuse.

Un sourire mauvais étire ses lèvres.

Puis il termine par ce qu’il considère sans doute comme une vérité gravée dans le marbre, crachée avec une satisfaction non dissimulée :

« Pour moi, une femme n’a rien à faire chez les pompiers. Votre place est à la cuisine ou avec les gosses. Mais avec cette mode débile d’égalité des sexes, on n’a plus le choix. »

Il rit bruyamment, un rire gras et méprisant, répétant « égalité des sexes » comme s’il venait de sortir la meilleure blague de la décennie. Ses yeux plissés, il me dévisage, attendant une réaction, une soumission.

Je suis sans voix. Mes poings se serrent sous la table. Le sol semble se dérober sous mes pieds.

Je quitte son bureau, le corps rigide, les muscles tendus par une rage froide.

À peine dehors, l’air me manque. Une colère sourde me brûle la gorge, prête à exploser. Pourquoi ai-je accepté d’entrer dans ce système dirigé par un tyran misogyne ? Suis-je en train de replonger, volontairement, dans une forme de soumission, après des années à me débattre ? Après toutes ces années passées sous l’emprise d’un mari manipulateur, je pensais avoir tourné la page, refermé ce chapitre de ma vie. Et voilà que je remets les pieds dans un monde où l’on m’interdit de respirer librement.

Ai-je été aveuglée par mon envie d’aider Cécile ? Ai-je confondu engagement et sacrifice ? Je me noie dans ces questions sans réponse, la tête lourde de doutes et de fureur.

Je fonce à la salle de sport pour évacuer. J’enchaîne les kilomètres sur le tapis de course, les tempes battantes, transpiration et rage mêlées, mais rien n’y fait : les mots du chef me hantent. Chaque foulée est un écho de son rire gras. Je voulais me battre pour une cause, pour offrir un avenir à une jeune femme brisée. Mais à quel prix ? Vais-je devoir renoncer à ma liberté, à ma vie privée, à tout ce que j’ai reconquis à force de courage ?

Désormais, je sais que mes moindres faits et gestes seront scrutés. Il m’imposera ses règles, comme s’il était le gardien de ma vie.

À l’entendre, en tant que femme pompier, je n’ai plus le droit d’avoir de vie personnelle. Il doit tout savoir, pour « l’image de la caserne ». Heureusement que je n’ai aucune intention de refaire ma vie avec un homme. Avec un tyran pareil en poste, il aurait probablement exigé d’approuver mon futur compagnon. Quelle blague.

***

La semaine dernière, j’ai passé les tests sportifs de recrutement avec une quinzaine d’autres candidats. L’odeur du chlore de la piscine, la terre battue du terrain d’athlétisme, le crissement des baskets sur le sol du gymnase… Grâce à un mois d’entraînement intensif à la salle, j’ai enchaîné les exercices sans difficulté : pompes, tractions, épreuves d’endurance, gainage… tout est passé comme une lettre à la poste. Une fluidité que je n’aurais jamais imaginée.

Puis vinrent les épreuves écrites : français, maths, culture générale. Résultat ? Un score parfait. Cent pour cent de bonnes réponses.

Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie fière. Vraiment fière. Une fierté pure, qui ne devait rien à personne.

Mais cette fierté n’a pas duré longtemps. Le soir même, le chef m’a appelée, furieux. Sa voix résonnait, amplifiée par le combiné, pleine d'un reproche infondé.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas informée immédiatement de vos résultats ? C’est une question de procédure !

Selon lui, c’était à moi de passer à la caserne pour lui faire un compte-rendu personnel. J’ai eu le malheur de soupirer au téléphone, un souffle à peine audible. Il l’a entendu, bien sûr, et s’en est offusqué.

Aucune félicitation. Juste des reproches, une litanie d’accusations. Je ne connais pas encore tous les codes du métier, les protocoles implicites, mais cela ne compte pas. Pour lui, je suis en tort, point.

Résultat : convocation dans son bureau le lendemain pour « mauvais comportement ».

Ce jour-là, il m’a fait rester au garde-à-vous de longues minutes. Le silence était lourd, épais, presque irrespirable. Il flottait dans l’air pendant qu’il me fixait, savourant ma posture forcée, le pouvoir qu'il exerçait.

J’ai tenté d’expliquer, de justifier mon ignorance, mais il m’a coupée net d’un geste de la main.

Une leçon de morale s’en est suivie, criée plus qu’énoncée, ses postillons atteignant parfois mon visage.

À chaque « chez les pompiers on… » je sombrais un peu plus dans l’ennui et l’irritation.

Je n’écoutais déjà plus, mon esprit s’étant retranché derrière un mur.

Et quand j’ai soupiré de nouveau, il est devenu écarlate, son visage se marquant de veines saillantes. J’ai cru qu’il allait exploser, ses yeux projetant une colère noire.

Mais moi, intérieurement, je souriais. Ce macho ne supporte pas qu’une femme ne ploie pas devant son autorité, qu'elle ne se brise pas sous son regard. Il attendait des larmes, des excuses. Il a eu une carapace.

Qu’il s’y habitue. Je ne suis plus celle qu’on fait taire.

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