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GiadaMyla
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Chapitre 13

Chapitre 13

La pluie battait contre les vitres de la caserne, comme un écho à la tempête silencieuse que je portais en moi. Depuis plusieurs jours, j’avais mal au ventre, la tête pleine de témoignages, de voix brisées, de regards fuyants.

Dix-sept vies bousculées par les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes humiliations. Dix-sept voix que j’allais porter. Et avec elles, la mienne. Chaque page du carnet me pesait, imprégnée des peurs de ces femmes.

Chaque après-midi, Stéphane me retrouvait dans la salle de repos ou dans le petit local que j’avais fini par transformer en centre stratégique. Il me prêtait main-forte sans poser de questions trop directes. Je crois qu’il savait que je n’étais pas prête à tout dire. Ses silences étaient un soutien plus éloquent que n'importe quelle parole.

Ce jour-là, j’étais penchée sur mon ordinateur portable, en train d’organiser les fichiers audio, les copies de messages, les témoignages enregistrés avec prudence. Stéphane entra, déposa deux cafés tièdes sur la table, leur vapeur s'élevant doucement dans l'air froid de la pièce, puis s’assit sans un mot.

Il observait l’écran d’un œil sombre, inquiet.

— Tu sais que tu risques gros,  murmura-t-il, sa voix éraillée par la gravité.

— Je sais,  répondis-je. Mais je ne suis plus seule. On est dix-sept. Et il faut que ça s’arrête.

Il acquiesça en silence, le regard fixé sur mes mains qui tremblaient légèrement. Il approcha les siennes des miennes, sans les toucher. Juste assez près pour que je sente la chaleur. Un geste infime, mais puissant. Il me regardait autrement ces derniers jours. Avec cette sorte de gravité douce, comme s’il portait aussi un bout de ma colère. Chaque fois que nos regards se croisaient, je sentais un ancrage, une lueur dans le tumulte.

— Tu n’as pas à tout porter, tu sais.

— Si je ne le fais pas, qui le fera ?

Un silence.

Puis sa voix, plus basse : « Je ne parle pas de Bernier. Je parle de toi. De ce que tu vis. Tu as le droit de laisser quelqu’un t’aider. Pas juste avec les preuves. Avec toi. »

Je levai les yeux. Un frisson me parcourut. Stéphane n’avait jamais été de ceux qui parlent pour rien. Et là, tout était dit. Une ouverture. Un trouble. Un début peut-être. Mais le moment n’était pas encore venu de le nommer.

***

Le soir même, Bernier me convoqua dans le local technique. Il avait ce rictus carnassier au coin des lèvres, ce regard moqueur de prédateur qui croit tout contrôler. Son odeur, un mélange de sueur et de vieux tabac, me submergea dès que je franchis le seuil.

— Alors, toujours aussi motivée ? Tu sembles passer beaucoup de temps avec Stéphane… Ça jase. Et pourtant tu saurais tout le mal qu’il m’a dit de toi, il a vraiment peu d’estime pour ta petite personne.

Je serrai les mâchoires, préférant ne pas répondre. Je sais qu’il tente de m’atteindre psychologiquement pour me voir faiblir. Son souffle chaud sur mon visage m'écœurait.

— Tu sais, j’ai toujours su repérer les petites ambitieuses. Celles qui pensent pouvoir jouer dans la cour des grands… et qui oublient qu’ici, c’est moi le maître du jeu.

Il s’approcha, beaucoup trop près. Je reculai, le dos heurtant une étagère. Il posa sa main contre le mur, me bloquant le passage.

— Tu as eu de la chance, Sarah. Jusqu’ici, je t’ai protégée. Mais ça peut changer très vite. Une remarque dans le mauvais dossier… une note de service qui disparaît… et ta carrière, envolée.

Il baissa la voix, soufflant presque contre ma joue.

— Tu es bien trop jolie pour ne pas savoir ce que tu fais. Alors arrête de jouer les saintes. Tu sais comment ça fonctionne, non ?

Je me redressai, le cœur au bord des lèvres, mais la voix ferme.

— J’ai des preuves. Et je vais les utiliser. Vous ne me faites plus peur.

Il eut un léger rire, sec, cruel.

— Des preuves ? Tu crois encore que quelqu’un écoutera une sapeur contre un lieutenant décoré ? Tu n’es rien. Un nom sur un contrat. Une bouche à faire taire.

Je le contournai brusquement, bousculant son bras. Il ne s’y attendait pas. Mais alors que je sortais, il attrapa mon poignet avec force et me tira violemment vers lui. Mon dos heurta le mur, sa main me broyant l’épaule. Je sentis le souffle de la panique monter en moi. L'air me manqua, chaque cellule de mon corps hurlait.

— Tu veux jouer à la forte tête ? On va voir combien de temps ça dure.

Je le repoussai d’un coup sec, libérant mon bras. Un instant, j’ai cru qu’il allait frapper. Mais il se contenta de cracher à mes pieds avant de partir, furieux, en martelant le sol de ses bottes.

J’étais seule dans ce couloir désert, le souffle court, les membres tremblants. Je sentais déjà les bleus monter sur ma peau. Mon corps entier était une douleur sourde, un rappel de son emprise.

***

Cécile me manque. Ce soir, plus que jamais.

Le salon est baigné d’une lumière douce, la bougie au parfum d’ambre vacille au rythme de la playlist d’Olga, toujours un mélange de folk nostalgique et de voix féminines puissantes.

Elle est venue avec une bouteille de vin, deux plaids, et cette bienveillance qui ne la quitte jamais. Une vraie soirée entre filles, comme on les faisait à trois, avant que Cécile ne parte vers sa nouvelle vie.

— Elle m’a écrit ce matin, dis-je en croquant dans une olive. Elle dit que Mathis a trouvé un appartement en bord de mer pour leurs vacances, et qu’ils cherchent un chien pour compléter la tribu.

Olga sourit, un peu mélancolique.

— Elle avait besoin de respirer. Mais c’est vrai qu’elle manque à l’équilibre. On était un vrai trio.

Je hoche la tête. Un silence s’installe.

Puis Olga me regarde, le regard pétillant de curiosité contenue.

— Et toi ? Ton cœur ? T’en es où, avec le brun taciturne que tu vois tous les jours à la caserne ?

Je ris, un peu gênée.

— Stéphane ? Oh, il n’y a rien… Rien de concret. Il est… réservé. Mais ces derniers temps, il est là. Tous les jours. Il m’écoute, il m’observe. Et je crois… je crois qu’il me comprend.

Olga me dévisage avec tendresse.

— Alors laisse-toi aller. Tu as le droit, Sarah. Tu as assez tenu pour tout le monde. Tu peux t’autoriser une amitié… qui pourrait devenir plus, si ça doit. Il est solide. Il ne te regardera jamais comme un prédateur. Et je suis prête à parier qu’il pense à toi plus que tu ne crois.

Je souris, un peu troublée.

— Je ne sais pas. Je suis en équilibre fragile. Entre mes enfants, la caserne, l’association, la peur… Et cette guerre contre Bernier.

Je sers mon verre un peu plus fort.

— J’ai tellement de preuves maintenant, Olga. Des témoignages, des messages, des enregistrements… J’ai réuni un dossier complet. J’ai passé des nuits entières à tout mettre en forme. Et j’ai décidé : ces prochains jours, j’écrirai au commandant du département. Il faut que ça s’arrête. Il faut qu’il tombe. Je ne peux plus attendre.

Olga hoche la tête avec une conviction calme.

—  Il est temps. Et t’es pas seule, tu ne l’as jamais été. Et même si ça doit faire du bruit, tu tiendras. Parce que t’es forte, Sarah.

Je sens mes yeux s’embuer, mais je tiens bon. Elle a raison. Il est temps.

Je prends une inspiration, regarde les flammes trembloter dans le photophore.

—Tu crois que je vais y arriver ?

— Je le sais, dit-elle sans hésiter.  Et puis, ajoute-t-elle avec un clin d’œil,  si jamais ça déborde trop, j’ai toujours mes baskets et un extincteur pour aller taper sur Bernier moi-même.

Je ris. Vraiment. Et ça me fait un bien fou.

Dans cette chaleur sororale, entre le vin et les confidences, je me sens presque invincible. Bientôt, j’écrirai. Et peut-être qu’après, je laisserai Stéphane m’inviter à marcher un peu plus loin que les murs de la caserne. Un pas après l’autre. Enfin si c’est ce dont il souhaite.

***

Quand j’arrive à la caserne ce matin-là, je remarque immédiatement l’atmosphère plus tendue qu’à l’habitude. Les regards sont fuyants, les conversations se taisent dès que je franchis un couloir. Je m’efforce de ne pas y prêter attention, mais quelque chose a changé. Mon cœur se serre sans que je sache encore pourquoi. Un froid s'insinue en moi, pressentant le pire.

J’entre dans le foyer. Stéphane est déjà là, assis seul à la  table, les bras croisés, le regard fixé sur sa tasse de café vide. Sa posture est rigide, inhabituelle. Il ne bouge pas lorsque j’entre, et c’est cette immobilité qui me glace.

— Stéphane ?

Il ne répond pas tout de suite, puis il lève les yeux. Son regard est éteint, comme vidé de toute lumière. Le vide dans ses yeux me saisit à la gorge.

— Bernier m’a viré de mon rôle de chef de garde, lâche-t-il d’une voix sèche, chaque mot une égratignure.

Je reste figée. Il baisse les yeux sur la table.

—I l m’a dit que je te côtoyais un peu trop. Que ça suffisait comme ça. Alors il m’a sanctionné. Comme un gosse à qui on retire un jouet.

Je viens m’asseoir en face de lui, sans un mot. Mon estomac se noue. J’ai l’impression d’être empoisonnée de l’intérieur.

— Je suis désolée, murmuré-je.

— Ne le sois pas. Ce n’est pas ta faute. C’est lui, sa haine, sa peur qu’on te soutienne, sa paranoïa.

Il relève les yeux vers moi. Cette fois, ce n’est plus de la résignation que je lis dans ses prunelles, mais une douleur contenue, mêlée d’une détermination farouche.

— Je t’aime bien, Sarah. Beaucoup trop, peut-être.

Je le fixe, prise de court.

—Stéphane…

— Je sais. C’est pas le moment. C’est pas le bon contexte. Mais je voulais que tu saches. J’ai pas envie de faire semblant. Je suis prêt à tout perdre s’il faut. Mon rôle, ma place ici. Même partir, s’il n’y a pas d’autre issue.

Son aveu me bouleverse. Il n’a pas changé de ton. Il ne cherche pas à séduire, ni à me convaincre. Il me dit juste la vérité. Simple. Douloureuse. Belle, aussi.

Je baisse les yeux.

Je sens le poids de tout ce que j’ai en main : les preuves, les témoignages, le dossier que je suis en train de monter. Je m’apprêtais à écrire au commandant. J’étais prête. Mais maintenant, je ne peux plus risquer que Stéphane paie encore pour moi. Il vient déjà de tout perdre. Je ne suis plus à quelques jours près pour faire tomber Bernier, si cela peut épargner un peu Stéphane.

— Tu n’es pas obligé de faire ça pour moi.

— Ce n’est pas pour toi. C’est parce que je veux être digne de ce que je ressens pour toi.

Je ferme les yeux. J’inspire profondément. J’ai envie de pleurer, de hurler, de tout envoyer valser. Mais je ne peux pas. Pas maintenant.

Alors je fais le seul choix raisonnable que je peux faire aujourd’hui : j’attends. Je remets à plus tard la dénonciation officielle. Juste un peu. Le temps que la tension redescende, que je trouve le bon moment. Pas pour fuir. Pas pour renoncer. Mais pour ne pas risquer qu’un homme juste, droit, comme lui, soit broyé à cause de moi.

— On va y arriver, je murmure.

Il hoche doucement la tête, sans sourire.

— Je n’en doute pas une seconde.

Je me lève, pose une main sur la sienne. C’est un contact furtif, retenu, mais il y répond par une pression brève, silencieuse. Il n’y a plus de barrières entre nous, plus vraiment. Juste le chaos autour. Et cette promesse muette, partagée : on ne lâchera rien.

***

Ce soir, Stéphane m’a invitée à dîner chez lui. Une invitation simple, lancée entre deux conversations dans le couloir de la caserne, mais qui a résonné en moi comme un battement un peu plus fort que les autres.

J’ai accepté sans trop réfléchir, le cœur battant d’une nervosité que je n’arrivais pas à masquer.

Je me suis préparée sans fard, sans robe, sans mise en scène. Jean, pull, une touche de parfum. Je ne vais pas à un rendez-vous galant. Enfin… je crois.

Quand il ouvre la porte, il a ce sourire réservé que je commence à bien connaître. Celui qu’il garde pour les moments importants. Son regard balaye ma silhouette, un léger rouge aux joues.

— Salut, entre. J’espère que tu as faim.

— Toujours, dis-je dans un sourire.

Sa petite maison est à son image : sobre, rangée, presque austère mais étonnamment chaleureuse.

Des voitures de collection de pompiers dans un coin, des livres d’incendie qu’il est probablement en train de lire, sur la table basse.

L’odeur du fromage au four embaume la pièce. Il sait que j’adore la tartiflette et il a cuisiné ce repas spécialement pour moi.

Nous passons à table. Le repas est simple mais délicieux. Il ne parle pas beaucoup, mais il m’écoute avec cette attention rare. Je lui raconte deux ou trois anecdotes, je ris doucement. Il m’observe. J’essaie de ne pas trop m’attarder sur la douceur de son regard. Le dîner est un ballet silencieux de compréhension et de connexion.

Après le dessert, une mousse au chocolat maison qu’il a presque rougi de me servir, on reste là, dans le salon. Un silence confortable s’installe.

Et puis, doucement, il se rapproche.

— Je ne voulais pas précipiter les choses. Tu as déjà tellement à gérer. Mais… je peux pas continuer à faire comme si je ressentais rien.

Je sens mon cœur ralentir pour mieux frapper.

— Sarah… j’ai des sentiments pour toi. Je sais pas ce que tu as vécu avant. Et je ne veux pas t’étouffer avec ça. Mais c’est là. C’est simple. C’est vrai.

Je reste un instant figée. Son honnêteté me bouleverse. Il ne cherche ni à me séduire ni à m’imposer quoi que ce soit. Il m’offre juste une vérité.

— Moi aussi… j’éprouve quelque chose. C’est pas encore très clair. Mais c’est là, murmuré-je, ma voix à peine audible.

Il ne répond rien. Il se penche, doucement. Nos souffles se croisent. Puis nos lèvres.

Le baiser est tendre, timide, presque retenu. Il ne cherche pas à aller plus loin. Il dure juste le temps de dire l’essentiel : on s’est trouvés.

Ce premier baiser est un souffle d'air frais, une promesse délicate.

Quand je rentre chez moi plus tard, le cœur un peu chamboulé, Olga est installée sur mon canapé avec une tisane. Je m’effondre à ses côtés.

— Tu as une drôle de tête, toi, me dit-elle en m’examinant.

Je ris.

—  J’ai dîné chez Stéphane.

— Ah ouais ? Et ?

Je souris.

— Et il m’a embrassée.

Elle laisse tomber sa tasse sur le coussin.

— Quoi ?! Mais c’est génial !

—C’est doux, tu sais ? Vraiment doux. Il n’a rien précipité. C’est comme si… comme si je pouvais respirer pour la première fois depuis longtemps.

Olga me serre contre elle avec un soupir attendri.

— J’en étais sûre. C’est un type bien. Tu as le droit d’avoir quelque chose de vrai, Sarah. Quelqu’un qui te respecte. Et qui te voit vraiment.

Je ferme les yeux, le front contre son épaule. Pour la première fois depuis des mois, je n’ai pas peur. Pas ce soir. Pas avec lui.

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