MARIA, 15 ans
Comme tous les matins, depuis dix ans, mon réveil sonne. Il est quatre heures, la voix de Roberto, froide et autoritaire, résonne déjà dans la maison.
— Maria, je te laisse trois minutes, après, tu pourras oublier ton déjeuner.
Je saute du lit, je sais très bien que ses menaces ne sont pas à prendre à la légère. Je ne souhaite pas débuter ma journée de formation avec le ventre vide.
Roberto COSTA est le nom de mon père sur le papier, mais dans la vie, c’est juste mon entraîneur : zéro sentiment, zéro lien, aucune attache. Pour lui, les sentiments sont des freins à la réussite. Il n’a jamais supporté ma présence, alors, à la mort de ma mère, il m’a confiée à Luca, refusant qu’une femme s’occupe de moi. Il disait qu’elles étaient trop faibles, qu’elles auraient trop d’empathie, et que je ne méritais aucune marque d’affection. Luca tenait donc le rôle de nounou, de professeur et d’infirmier à plein temps.
Mon père me hait. Son regard sur moi est constamment empli de déception. Il prend plaisir à me rappeler que ma mère avait protégé une incapable et que j’aurais dû mourir à sa place. Quand j’étais plus jeune, chacun de ses mots me lacérait la poitrine, mais je ne pouvais pas le montrer. Exprimer ces émotions, ici, c’est interdit. Alors, chaque larme qui coulait sur ma joue me valait de nouveaux coups. Sa voix résonne toujours en moi, malgré les années.
« Au lieu de pleurnicher, évite les coups, relève-toi ! Fais-lui honneur. Deviens une femme libre. Arrête de lui faire honte. »
Cela hante mes cauchemars. Quand je me réveille, je sens encore chaque coup reçu, chaque hématome sur mon corps. Mon esprit a mémorisé toutes les douleurs. Heureusement, mon cœur, lui, est devenu hermétique, vidé de toute émotion.
Après une tartine et un bol de lait préparés à la va-vite, ma journée commence. Tous les jours, la même routine : entraînement, puis école à la maison le soir avec Luca. Depuis mes cinq ans, on m’apprend à me battre comme un soldat. J’ai appris le combat au corps à corps, à tirer avec une arme de poing et le combat au couteau. À quinze ans, je manie les lames avec beaucoup de talent.
Pour une demoiselle, j’en connais plus sur les armes et les différentes manières de tuer que sur la façon d’éduquer des enfants ou de me tenir en société. Je ne fais pas du tout partie de ce monde. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je suis sous le choc de l’annonce que vient de me faire Luca : je suis attendue par Roberto à une grande réception chez les Mancini, ce soir.
Assise sur mon matelas, les yeux dans le vide, mes souvenirs me submergent. Je connais bien la demeure des Mancini. Mon père étant le meilleur combattant des Black Fever, Francisco en a fait son assassin personnel et l’instructeur de son fils unique, Nico.
Il y a encore trois ans, notre ami Hernando, Nico et moi nous entraînions ensemble. Nous étions inséparables. À chaque punition, on se disait : « On se retrouvera jusqu’au plus profond des enfers ». C’était notre façon de se dire qu’on serait toujours là, les uns pour les autres. Je chéris ces moments, qui ne sont maintenant plus que de lointains souvenirs.
Mon seul passe-temps, quand j’étais enfant, était de jouer les espionnes. Mais à partir du moment où je les ai perdus, ce passe-temps est devenu un besoin vital. Au début, je me faisais souvent surprendre et pour me punir, Roberto m’enfermait pendant des jours ou me battait. N’importe quelle personne normale et saine d’esprit aurait abandonné, mais je suis tout sauf normale. Alors, je me suis perfectionnée, encore et encore. Cette persévérance m’a permis de tenir bon, parce que pour moi, ces bribes de conversation sont la preuve qu’il existe bien un monde en dehors de ma prison. Mais surtout, elles me permettent de me sentir plus proche d’eux, de savoir que même si on ne se reverra sûrement jamais, ils sont toujours en vie.
Un coup à la porte me fait revenir à la réalité.
— Maria ! C’est Luca, je rentre.
Je n’ai pas le temps de répondre qu’il est déjà sur le pas de ma porte. Mon regard se pose sur lui. Il avance lentement, les mains en évidence. Depuis environ deux ans, mon entraîneur fou m’envoie des soldats, de jour comme de nuit, dans le seul but de me tester, m’obligeant à rester en permanence sur mes gardes, constamment sur le qui-vive, mes sens en alerte. Au début, ils étaient armés de battes. Maintenant ce sont de véritables couteaux. Les règles de ces combats sont simples :
Le combat doit être équitable.
On peut blesser, mais il est interdit de tuer.
L’affrontement est terminé quand l’un de nous a le dessus.
Ces jours-là, mon géniteur vient vérifier si je suis toujours en vie, arborant généralement ce même regard déçu en m'apercevant. Depuis, je n’ai confiance en personne, et Luca le sait bien.
— Détends-toi ! Je veux seulement te donner quelque chose. Je te le pose sur le bureau.
Je ne le quitte pas des yeux, je déteste sa façon de me regarder, comme s’il avait de la compassion pour moi.
— Promets-moi de la porter, ce soir.
Je lui fais signe que c’est entendu, mais avant de disparaitre derrière la porte, il s’arrête.
— D’après toi, quelle solution tes parents ont trouvée pour que tu aies un jour la chance d’être libre ? Pourquoi ton père, t'a-t-il fait endurer tout cela ?
Des années que toutes ces questions n’ont jamais eu de réponse. Si longtemps que j’ai perdu tout espoir d’en avoir un jour. Avait-il le droit de m’en parler ? Ce jour était-il enfin arrivé ? Je suis suspendue à ses lèvres.
— Crois-moi, ton père ne t’a pas formée comme un assassin sans raison. Tout s’est joué bien avant ta naissance. Ta vie, ainsi que ta destinée, sont dictées par une promesse et un pacte qu’ils ont passé avec les Black Fever. Fais-moi confiance quand je te dis que ta liberté ne sera qu’illusoire !
Puis il referme la porte sans un mot de plus. Son discours ne m’apporte rien d’autre que de nouvelles questions. Quel est ce pacte ? Quel est mon destin ? Me torturer l’esprit est inutile de toute façon, je ne pourrai pas y échapper. Je ne suis rien de plus qu’une figurante dans ma propre vie. Mon géniteur a fait de moi exactement ce qu’il voulait : un monstre entraîné à tuer sans aucune empathie, et pour y parvenir, il a employé tous les moyens nécessaires.
De l’extérieur, je suis une jeune femme froide et sombre. Les marques de toutes mes années de tourments ne se voient pas à l’œil nu. C’est au plus profond de mon être que tout s’est joué. C’est ici que les hématomes ne s’effacent jamais. Il a brisé tous mes espoirs d’être un jour aimée et choyée, tous mes rêves d’être comme les autres. Il m’a obligée à rejeter toutes mes émotions :
La peur doit être combattue.
La colère doit se transformer en force.
La peine est un signe de faiblesse.
La joie est une distraction inutile.
L’amour est illusoire.
En me rendant méfiante et en me prouvant qu’il ne fallait avoir confiance en personnes, il s’est assuré que l’amour me soit inaccessible, me laissant ma solitude comme seule compagnie. C’est pour toutes ses raisons que je mets un moment avant de prendre l’épingle à cheveux que m’a donnée Luca. C’est la première fois qu’on m'offre quelque chose. Je l’observe avec attention. Elle est longue et fine, une boule pend à son extrémité. En posant mon doigt sur sa pointe, je constate qu’elle est très affûtée. Essaie-t-il de me faire passer un message ?
Quelques heures plus tard…
Debout devant la porte d’entrée des Mancini, un homme me fait signe d’avancer. Cette immense demeure n’a pas changé. Je salue M. Mancini et son épouse. Lui non plus, il n’a pas changé : toujours ce regard vicieux et cet air hautain. Je le hais. Tout chez lui me dégoûte.
— Maria, tu es devenu une jeune femme magnifique.
Je ne réponds rien. Je ne suis pas une grande bavarde et je ne lui donnerais pas la satisfaction de m’entendre le remercier. Face à mon mutisme, son ton devient tranchant.
— Tu as perdu ta langue ?
Je suis tentée de lui répondre que non, mais que je prendrais plaisir à lui arracher la sienne. Le regard que je lui jette est empli de haine. Il a dû le remarquer, car je vois son corps se tendre et ses poings se serrer. Sa femme, apercevant le malaise, met fin à ce combat silencieux entre nous.
— Je vous en prie, mademoiselle, profitez de la soirée.
L’immense salle peut contenir plus de cent personnes. Elle est décorée avec soin, du sol au plafond, dans un style baroque. Une grande scène accueille un orchestre, des tables sont disposées un peu partout, des individus y sont adossés, verre à la main. Ils sont nombreux à être tournés vers moi, me scrutant comme une bête curieuse. Est-ce ma tenue ? Pourtant, j’ai tout fait pour me faire la plus discrète possible. Je porte une robe noire longue à fines bretelles, mes cheveux sont relevés avec le bijou que Luca m’a donné plus tôt. C’est sobre et sans fioritures, je ne comprends pas. Sans chercher davantage d’explications, j’avance en balayant la pièce du regard à la recherche de Roberto.
Mon regard s'arrête net, happé par des yeux bleus aussi froids et sombres qu’une nuit d’hiver, Nico me fixe avec intensité. Physiquement, il est métamorphosé. Sa carrure est impressionnante, du haut de ses dix-huit ans. Il n’a rien à envier aux plus grands soldats des Black. J’ai entendu dire que c'est le plus jeune combattant et sûrement le futur chef de famille. Je me suis entraînée longtemps avec lui, je l'ai vu changer. Plus les années passaient, plus les yeux du jeune garçon perdaient de leur éclat, jusqu’à devenir de plus en plus sombre. Les sourires qu’il me réservait se faisaient rares. Aujourd’hui, tout son être transpire la cruauté. Je me suis souvent demandé à quel point mon ami d’enfance avait été transformé par sa formation. La réponse est sous mes yeux, aussi monstrueux que moi.
Rapidement, une ruée de jeunes filles aussi belles qu’élégantes s’amassent autour de lui, me permettant ainsi d’échapper à son regard qui me déstabilise, malgré moi. Je ne suis pas surprise de voir Hernando à ses côtés. À la différence de son ami, il me sourit et me fait un signe de tête. Il a toujours été pétillant, plein d’humour. Je suis soulagée que cela ne l’ait pas changé. Comme rassurée de voir que certains ont réussi à garder leurs âmes intactes.
Tous ses regards insistants m’oppressent. J’ai besoin de sortir d’ici. Je traverse la foule rapidement, ne manquant pas les paroles acerbes de tous ces gens. « C’est la fille de Roberto, apparemment il la cache parce qu’elle est folle », « Il parait qu’elle est destinée à reprendre la place de son père », « Elle fait peur ! », « On dit qu'elle a tué sa mère »… Ils ont l'air d’en savoir plus sur moi que moi-même.
Enfin, j’atteins la porte vitrée donnant sur la terrasse. À peine dehors, je prends une grande bouffée d’air frais, puisque mon père est introuvable, je décide de marcher dans ce jardin qui abrite les moments que nous avions partagés tous les trois. Après une heure de déambulation, je commence à rebrousser chemin, un mauvais pressentiment m’envahit, mais je n'ai pas le temps de réagir quand une main se pose brusquement sur ma bouche. Je heurte le sol brutalement et sens immédiatement le poids d’un corps puissant qui m’emprisonne. Quelle idiote ! J’ouvre les yeux et regarde cet inconnu avec fureur. Je me débats, essayant de m’extraire, mais plus je bouge, plus il m’écrase.
— Les autres m’ont souvent parlé de toi, il paraît que tu es redoutable. J’ai très envie de vérifier.
Je devine qu’il parle des hommes que j’ai affrontés. Alors c’était ça, ils étaient un test pour moi autant, que je l’étais pour eux. Je me sens flattée, mais ce n’est pas le moment d'y penser.
— Reste tranquille. On va s’amuser un peu tous les deux.
Ses yeux sont injectés de sang. Il empeste l’alcool, et son regard lubrique me répugne. Il s'imagine me faire peur, je ris intérieurement. Il remplace sa main par sa bouche, essayant de franchir la barrière de mes lèvres avec sa langue. Quelle erreur de sa part, j’attrape sa langue entre mes dents et serre de toutes mes forces. Je sens la chaleur de son sang couler sur mon visage et un goût de fer dans ma bouche. La douleur que je lui inflige et si intense qu’il relâche sa prise, une plus grosse erreur encore. Je saisis mon épingle et lui enfonce dans le cou si profondément qu’il se vide de son sang.
Son corps s’effondre sur moi, ses yeux deviennent vitreux, je le pousse rapidement. Je l’ai tué, j’ai tué un homme ! Toute ma vie, j’ai été entraînée pour ça. Alors, pourquoi mes mains tremblent ? Pourquoi ce malaise m’envahit-il ? Pourquoi ai-je la sensation qu’après cette nuit-là, je ne serai plus jamais la même ?