MARIA, dix ans plus tard.
Mes mains sont pleines de sang, mon visage et ma robe aussi. Le cadavre d’un homme sans vie est étendu sur moi. Je le pousse avec dégoût, les mains tremblantes. Je m’avance vers une lumière, et un garçon au regard bleu me toise avec un sourire cruel. Tout le monde me fixe, les yeux braqués sur moi, j’entends des cris affolés, je tiens un papier avec écrit « Tu es libre ».
Je me réveille en sursaut. Mon corps dégouline de sueur, mon cœur bat à une vitesse folle. Je sens encore la chaleur de sa main sur ma bouche, le poids de son corps qui m’empêche de respirer. La chaleur de son sang sur mon visage et le goût dans ma bouche.
Je sors dans le jardin. Mon esprit met un instant à se rattacher à la réalité. Mon subconscient m’a encore joué un tour, c’est lui mon véritable ennemi. Chaque nuit, il joue à la roulette avec mes pires souvenirs, et me prive de mon sommeil. Ce cauchemar me poursuit toujours dix ans plus tard. C’est le jour où, j’ai tué pour la première fois. Le jour où j’ai gagné ma liberté. Le jour où mes questions ont enfin trouvé des réponses.
Je sens Soha s’installer doucement à côté de moi. Je ne l’ai même pas entendue arriver, la preuve que j’ai bien changée. Grâce à elle et à sa mère Tanaka, j’ai trouvé un endroit où je me sens en sécurité, en confiance. Dans ce temple perdu au beau milieu du Japon, je peux souffler, laisser mes sens se reposer et ma méfiance s’envoler.
— Le banc de l’insomnie !
Elle l'appelle ainsi, car je m’y réfugie souvent quand mes nuits sont courtes.
— J’avais besoin d’air.
— Tu comptes me raconter cette fois ?
Ses yeux noirs comme l’onyx me jettent un regard accusateur. Ses iris ainsi que ses cheveux bruns contrastent avec sa peau de porcelaine, elle est le portrait craché de sa mère. J’ai toujours eu du mal à me livrer. J’avais plus de facilité avec Tanaka. Avec elle, je pouvais parler de mon passé, car elle comprenait la noirceur du monde d’où je venais. Depuis son décès il y a deux ans, je garde mon jardin secret, préférant garder ma vie d’avant sous silence. Je dois protéger Soha des atrocités de ce monde.
— Ce cauchemar est lié à mon arrivée ici. Tu te rappelles une jeune fille de 15 ans avec un bagage et un contrat en main ?
— Oui, tu n’arrêtais pas de le fixer.
J’avais passé tout le temps de vol entre les États-Unis et le Japon à relire sans cesse ces lignes.
— Je l’ai lu tellement souvent que je le connais par cœur.
Je prends une voix grave, tout en lui récitant son contenu.
« Ayant passé avec succès toutes les épreuves, la descendance de M. COSTA Roberto est autorisée à partir s’entraîner ailleurs pour devenir un mercenaire. Elle sera indépendante, mais son travail ne devra jamais avoir d’impact sur les Black Fever. À la mort de Roberto, elle devra reprendre son rôle d’assassin pour l’organisation. Elle est dégagée de toutes les obligations qu’a une femme au sein de notre famille. »
J’avais compris à travers ces lignes que ma liberté était éphémère. Luca n’avait pas menti. Un jour, je devrais être à leur disposition. Soha déteste qu’on parle de « ce torchon », comme elle l’appelle. En vérité, elle refuse de l’accepter. Je me rappelle qu’après l’avoir lu, elle avait souhaité que mon père disparaisse le plus tard possible et j’étais d’accord avec elle. Qui l’aurait cru ? Surement pas moi. C’est pour ça que je ne suis pas étonnée qu’elle change brusquement de sujet.
— Je ne suis pas prête d’oublier ta venue ! Elle m’a empêchée de dormir pendant des mois.
Je la regarde énumérer toutes les raisons sur les doigts de sa main.
— Pour commencer, ma mère m’avait annoncé, au calme, qu’elle était une ancienne mercenaire. Qu’elle avait promis à son ancienne collègue et meilleure amie de te former pour être une des meilleures. Et que c’était la raison de ta présence ici.
Je reste silencieuse, écoutant pour la énième fois cette histoire.
— Quoi ? Ne me regarde pas comme ça, je te l’interdis. Mets-toi à ma place, un peu ! En plus de ça, tu me faisais complètement flipper. Tu es arrivé avec des couteaux ! Meuf. Qui se promène avec des couteaux cachés sous son manteau ? Toutes les nuits, je priais pour que tu ne me tues pas dans mon sommeil. J’en ai encore des frissons, regarde !
Elle me montre la chair de poule imaginaire sur son bras, ce qui me fait sourire.
— Ça te fait rire ! N’importe qui aurait réagi comme moi !
— Alors ! Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Elle prend un moment pour me répondre, comme si elle hésitait à me dire ce qu’elle pense vraiment.
— Quelques jours après ton arrivée, j’ai trouvé ma mère en train de pleurer pour la première fois en 17 ans. Ces larmes étaient un mélange de peine et de rage. Elle répétait que ton père t’avait enlevé toute ton humanité. Qu’elle n’osait même pas imaginer ce qu’avait dû être ton enfance.
Son regard est plein de compassion. Je déteste toujours ça, mais maintenant, je comprends que c’est un sentiment normal quand on aime quelqu’un : on ne veut pas qu’il souffre.
— Elle était persuadée que tu n’étais pas une cause perdue. Que si ta mère lui avait demandé d’être ton mentor, c’était pour t’aider.
Ici, ma mère n’était pas un sujet tabou, Tanaka me parlait beaucoup d’elle. J’ai appris à la connaître à travers des histoires et des anecdotes. C’était une mercenaire, elle avait rencontré mon père lors d’une mission. Elle est tombée follement amoureuse et a tout planté pour aller vivre avec lui. Quand j’y pense, je me demande comment elle a pu tomber amoureuse d’un homme comme lui. Et surtout, comment leur union a-t-elle été possible, sachant qu’elle était une étrangère ? Je pense que leur histoire restera pour toujours un mystère. Soha se lève, en posant une main sur mon épaule, me souriant avec tendresse.
— Elle disait que c’était notre mission. Je t’avoue que je n’étais pas aussi confiante qu’elle. Mais finalement, elle avait raison. Comme toujours.
Ses yeux deviennent humides. Tanaka a laissé un vide béant dans nos vies, mais je me suis jurée de rester forte et de protéger Soha coûte que coûte.
— Va t’entrainer maintenant. Ça va peut-être d’aider à te vider la tête. Rejoins-moi après, on doit discuter de tes prochaines missions.
J’essaie de m’entraîner, mais je n’y parviens pas, mon esprit pense à elles, et à tout ce qu’elles m’ont apporté. Tanaka était un mentor extraordinaire, elle m’a appris l’aïkido, le karaté, le tir à l’arc et m’a permis d’approfondir mes talents. Les couteaux et ma discrétion sont ma marque de fabrique. Aujourd’hui, je suis comme une ombre. C’est de là que vient mon nom de mercenaire, « Ombra ». Mais surtout, elle m’a appris à comprendre mes émotions, à mettre des mots sur ce que je ressentais et à les accepter.
Elle était douce et gentille, mais sans pitié pendant les entraînements. Elle me rappelait sans cesse que si elle était si dure avec moi, c'était par ce qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible à ses côtés. Pour moi, le véritable défi, ça a été d’accepter toutes ses attentions, toute cette bienveillance. Les premiers temps, je ne dormais quasiment pas, j’attendais toutes les nuits dans un coin de ma chambre, lame à la main, à l’affût du moindre bruit. J’étais persuadée que tout cela n’était pas réel, qu’elles espéraient que je baisse ma garde. Leur faire confiance m’a pris des années. Elles ont été patientes et n’ont jamais abandonné malgré la distance que je mettais entre nous. Petit à petit, j’ai appris à accepter l’amour qu’elles m’offraient et, à le rendre, même si je reste maladroite. Pour moi, les sentiments sont difficiles à comprendre, certains sont toujours un mystère. J’ai encore tant à apprendre.
Je décide de laisser tomber l’entraînement pour aujourd’hui, je n’arrive pas à me concentrer donc je vais directement voir Soha. Depuis la mort de sa mère, c’est elle qui s’occupe des ordres de mission et prend contact avec les clients. Elle les étudie soigneusement avant de les accepter. Je ne tue que les individus qui sont profondément mauvais comme des pédophiles, des violeurs, des trafiquants d’être humain… Je ne suis pas une mercenaire très riche, mais cela me permet de garder un peu de mon humanité si difficilement retrouvée.
Nous sommes en train de discuter des contrats à venir et d’organiser les différents voyages lorsque mon téléphone sonne. Quand je regarde le nom affiché à l’écran, je comprends qu’il se passe quelque chose.
— Allo !
— Ombra ! C’est Francisco MANCINI.
Il y a des années que je n’avais pas entendu ce nom. Cette conversation allait changer ma vie, je l’ai su à la seconde où le son de sa voix a résonné dans le haut-parleur. Je reste silencieuse, sachant très bien la raison de son appel.
— Ton père a été exécuté, aujourd’hui.
Je ne ressens aucune souffrance. Après tout, comment éprouver de la peine pour un homme comme lui ? Je me suis reconstruite, mais les ravages de son éducation sont profondément ancrés en moi. Il fait partie des démons que je combats. Finalement, je lui fais même honneur « la peine est une faiblesse ». La dernière fois que je l’ai vu, c'était à cette soirée, il m’avait donné une enveloppe avec écrit « tu es libre » et m’a envoyé ici, sans un regard ni un mot. J’ai vécu assez longtemps avec lui pour connaître certains codes de conduite et les lois des Black Fever. Alors, je sais qu’en tant qu’enfant unique, c’est à moi de venger sa mort.
— Tu sais qui l’a abattu ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Ton père a tué beaucoup de monde, il avait énormément d’ennemis.
À qui la faute ? Je me le demande.
— Tu n’as aucun indice ?
— Je suis devant son corps à la morgue. Est-ce que tu crois qu’on peut considérer la croix au milieu, de son front, comme un indice ?
Toujours aussi méprisant. Cette croix est plus que ça. C’est la marque de fabrique d’un mercenaire. Je n’ai plus qu’à obtenir le nom de son client.
— Je m’occupe de le venger. Je vous apporterai la tête de la personne qui a ordonné sa mort. Je vous donne ma parole. Considérez que c’est déjà fait.
Mon ton est autoritaire, et, vu le silence, il n’a pas l’habitude qu’on utilise ce ton avec lui. Je suis Ombra pas un de ses soldats bien dressés. Je suis peut-être son futur assassin, mais jamais, je ne me laisserai marcher sur les pieds.
— Heureux de voir que tu te souviens encore de nos règles.
Comment les oublier, quand on a tout fait pour les encrer au plus profond de mon âme.
— Quand a lieu l’enterrement ?
— Dans deux jours.
— Très bien, je serai là.
— Tu n’as pas le choix. Je te rappelle que nous avons un accord, toi et moi, maintenant que ton père est décédé.
J’ai envie de l’insulter, mais je me retiens. Je savais qu’un jour, je ferais partie des Black, alors je suis restée informée sur les agissements des criminels de ce monde. Nico s’est forgé une belle réputation. J’ai entendu beaucoup de choses à son sujet, il est connu pour être sadique et il aime exécuter ses ennemis de ses mains. Je suis heureuse de constater qu’il n’a pas hérité de la lâcheté de son père. Je suis curieuse : Va-t-il me reconnaître ? Sait-il que je suis Ombra ? Sait-il que je suis vivante ?
Il me suffit d’un coup de fil pour connaître la personne qui a mis un contrat sur la tête de mon géniteur. Le mercenaire a été surpris d’apprendre que Roberto était mon père, et m’a dit qu’il comprenait mieux pourquoi j’étais si redoutable et brillante. Ce qui est bien chez les mercenaires, c’est qu’ils ne font aucune différence entre les femmes et les hommes. Seuls le talent et la réputation comptent, et j’ai gagné ma place dans ce milieu.
Il me reste 48 heures, je n’ai pas de temps à perdre. Je prépare un sac à la va-vite pendant que Soha me réserve un billet pour le prochain vol. Au moment de lui dire au revoir, j’ai le sentiment au plus profond de moi qu’il va se transformer en adieux. C’est une habitude. En dix ans, j’ai souvent dû dire adieu à Tanaka, à mon fiancé et aujourd’hui à ma sœur. J’ai connu la peine, la joie et l’amour. Et maintenant, peu importe ce que la vie me réserve, je suis prête.