Chapitre 4 : Dimension de poche
LOKI
Thor se montra des plus absents, les jours qui suivirent. Comme Loki refusait de se rendre en court – ou disons plutôt qu’on lui avait clairement fait comprendre que sa présence n’était pas nécessaire – ses journées étaient rythmées par les entrainements intensifs de Sif. Une vraie torture ! La guerrière s’acharnait à lui apprendre le maniement de l’épée ou de la lance, malgré ses arguments indiscutables :
— Je ne suis pas un guerrier, je suis un sorcier ! Je ne suis pas fait pour me battre au corps à corps…
— Cesse de geindre ! Tu es un prince d’Asgard, et à ce titre tu te dois de savoir manier l’épée. C’est un art noble, une tradition qui remonte à Sigurd, le premier des héros d’Asgard. Maintenant, en garde, crottin de Heidrun !
C’était un massacre. Un pugilat ! La chef de la garde asgardienne ne lui laissait aucun répit, et il revenait de ses entrainements crottés jusqu’au cou. Adieu son blouson matelassé. Il devait revernir ses ongles de noir chaque soir… Heureusement, le reste du temps, Loki le passait à suivre les enseignements de Ikol – qui se montrait plus utile que prévu – mais surtout, il étudiait en compagnie de Leah, dévorant les livres que la jeune sorcière lui apportait.
Il avait trouvé un endroit isolé, une petite clairière qui leur permettait de tester les sortilèges loin des regards indiscrets.
— Je crois que j’ai compris ! dit-il en reposant un lourd ouvrage vieux de plusieurs siècles. Regarde.
Il se concentra et tendit les deux bras en avant. Le portail s’ouvrit presque aussitôt. Bien plus grand, bien plus stable que ceux qu’il avait invoqués jusqu’à présent. De quoi faire passer un enfant d’une dizaine d’années, sans soucis.
— Impressionnant, commenta Leah en se positionnant à ses côtés. Bon… Tu traverses ?
Mais il hésita. La surface miroitante du portail lui sembla, d’un coup, bien menaçante. A quoi s’attendre ? Que se cachait-il là, juste derrière cette faille ?
— Heu… Tu crois que c’est prudent ? Je veux dire, on ne sait pas ce qu’il y a de l’autre côté et…
— La ferme, et avance !
La jeune fille le poussa sans ménagement, et Loki traversa le portail malgré ses protestations. Ce fut comme franchir une cascade d’eau glacée. L’aura magique le saisit jusqu’à l’os, et il resta figé, les dents serrées et les yeux clos, jusqu’à ce que la voix railleuse de son ami vienne lui chatouiller les oreilles :
— Respire, oh, grand dieu de la malice ! Tu es en vie.
Il ouvrit un œil, puis l’autre… avant de laisser s’échapper un cri admiratif.
— Whaou…
Devant eux s’étendait une caverne gigantesque, baignée d’une lumière froide qui n’avait rien de naturel. Loki y reconnut quelques objets, envoyés dans sa dimension de poche au cours des dernières semaines. Ici, quelques pots brisés ou plantes mortes. Là, les altères que Thor cherchait depuis des jours. Et ici encore, les sucreries chapardées à la boutique…
— C’est immense, commenta Leah en se retournant. Tu n’étais jamais venu ici avant ?
Loki crut la question était pour lui, jusqu’à ce qu’un bruissement d’aile retentisse. Ikol se posa sur son épaule.
« Si, mais je n’aime pas particulièrement cette dimension. Trop de mauvais souvenirs… »
Dans une petite caverne annexe, ils découvrirent une sorte d’autel en pierre. Des menottes y étaient encore attachées, et Loki plissa le nez de dégout en soulevant la corde qui les reliaient : un gros fils noires et élastique, un brin visqueux.
— On dirait des boyaux, grimaça-t-il. Ou un truc dans le genre…
« Ouais. Un truc dans le genre. »
Loki lâcha prestement la corde avant de s’essuyer les mains sur son pantalon. L’odeur infecte qui imprégnait les lieux lui retournèrent l’estomac et lui donna envie de vomir.
Au-dessus de l’autel, enroulé sur lui-même, était accroché le squelette d’un immense serpent. Loki en étudia la gueule béante, muni d’une paire de crochets plus acérées que des dagues. Pas de doute : de son vivant, ce monstre aurait pu le gober tout cru.
— Cet endroit me rappelle vaguement quelque chose, frémit Loki et se recroquevillant sur lui-même. Mais quelque chose de désagréable…
« Crois-moi, Kid, tu ne veux pas savoir. »
Loki n’insista pas. Qu’importe ce qu’il s’était passé ici, il ne voulait pas s’en souvenirs. C’était trop malsain… trop maléfique.
— Donc tu peux téléporter tout ce que tu veux ici ? reprit Leah, alors qu’il revenait dans la grotte principale.
— Oui. Enfin, si ce n’est pas trop lourd, j’imagine.
— C’est un pouvoir immense, Loki ! Je crois que tu ne te rends pas compte de ce que tu as entre les mains. Tu possèdes ta propre dimension, un lieu que seul toi peux ouvrir et fermer. Un espace coupé du reste de la réalité. La planque ultime !
Leah avait raison. Il en prenait tout juste conscience. Loki avait longtemps envié les pouvoirs d’illusions et de métamorphose de son ainé. Il se sentait si faible en comparaison, avec son corps d’humain et ses tours de passe-passe minables… Mais sa dimension de poche était peut-être un atout qu’il avait sous-estimé. Sa propre dimension… son monde à lui !
— Imagine un peu ce que tu pourrais faire de cet endroit ! insista Leah en lui saisissant le poignet.
Loki tourna sur lui-même afin de contempler ce nouveau royaume qui ne s’ouvrait qu’à lui. Son domaine ! Son terrain de jeu.
— Ouais… On va en faire un truc de malade ! Avec un baby-foot et une arcade ! Je pourrais même y mettre un home cinéma…
Leah grimaça, comme déçue de sa réponse. Elle devait avoir du mal à se projeter, mais franchement… S’il arrivait à installer un générateur électrique, il y aurait de quoi faire les parties de League of Legend mémorables !
— Mouais… et pour sortir d’ici ? Ca marche comment ?
— Eh bien… Je peux ouvrir des portails que les lieux que je connais.
Il dressa les mains et une brèche s’ouvrit. De l’autre côté se dressait une commode, un placard, un lit d’enfant…
— Comme vers ma chambre, par exemple. Ou bien la clairière d’où l’on vient.
La faille se mit à vibrer, et le décor changea pour affiche l’image d’un arbre, au milieu d’une prairie à l’herbe haute.
— Mais j’ignore si je peux le faire vers un endroit que je n’ai pas encore visité. Peut-être qu’avec un sors ou une photo, je…
Sa phrase se coupa nette. Une idée venait de germer dans son esprit. Une idée malicieuse, et peu recommandable, soit ! Mais elle répandit en lui un étrange sentiment de satisfaction. Oui… Il se devait essayer. Dans un but purement scientifique, bien entendu.
— Leah…
Il pivota vers elle, les mains dans le dos et un sourire sournois aux lèvres.
— Dis-moi… tu as toujours ce livre sur les sorts de localisations ?
***
QUAKE
Ils s’étaient assis à la terrasse d’un café, dans la zone portuaire de Horsten. Disons-le franchement : c’était la mission la plus ennuyeuse de tous les temps ! Impossible d’entrer dans la Nouvelle Asgard sans risquer de déclencher la colère de Thor, et son frère se gardait bien d’en franchir les limites, désormais. Pas d’activité suspecte, rien depuis deux semaines. Ils passaient leur journée derrière des écrans assommants de banalités. Aussi, au bout d’un certain temps, ils avaient relâché la pression. Autant profiter d’être en Norvège – et surtout, loin de Fury – pour se détendre. Daisy n’avait pas pris de vacances depuis des années…
Elle avait enquêté sur les tensions opposant la Nouvelle Asgard au reste du territoire Norvégien. Beaucoup de locaux se méfiaient des asgardiens, même s’ils reconnaissaient l’héroïsme de Thor qui avait sauvé la planète, à plusieurs reprises. C’était un mélange d’admiration et de méfiance étrange. Mais après le scandale de l’invasion Skrull, l’inquiétude envers les peuples venus de l’espace avait enflé partout à travers le monde. Et la Nouvelle Asgard ne faisait pas exception. Avec sa loi anti-alien, le président Ritson avait lancé une véritable vague de haine contre tous les étrangers de la terre. Même si les accords de la Nouvelle Asgard préservaient le peuple asgardien, des extrémistes commençaient déjà à pulluler tout autour de la cité des dieux nordiques. La menace grondait aux portes de la ville…
— Décroche, ma grande ! l’avait blâmé J.T. en lui arrachant le journal des mains. Et profite un peu. On n’est pas bien là ?
Depuis la terrasse, on pouvait admirer le large. Un vent frais et iodé venait les balayer, mais le soleil amenait une chaleur bienvenue.
— Finalement, je l’aime bien cette mission, ajouta J.T. en s’étendant sur sa chaise à la manière d’un pacha. Un peu de repos… pas de stress.
Daisy poussa ses bottes quand il essaya de les poser sur la table.
— Un peu de tenue !
— Ouais, et bien moi, je trouve que c’est une perte de temps ! râla Phobos. Voilà des jours que rien ne se passe. Autant rentrer aux États-Unis et nous montrer utiles. J’ai entendu dire qu’il y avait eu une explosion suspecte dans un laboratoire de Denver, et qu’une créature s’en serait échappée…
— On fait ce que Fury nous demande, le contredit Quake. Je comprends ta frustration, mais crois-moi, Alex, cette mission est bien plus importante que tu ne le penses. Entre les tensions anti-alien et le retour de Loki, la Nouvelle Asgard est une vraie poudrière qui pourrait enflammer le monde…
— Ce dieu de la malice est un minable ! Je ne vois pas comment il pourrait enflammer quoi que ce soit.
Sebastian arriva à cet instant et déposa un plateau contenant leur commande sur la table.
— Café crème, dit-il en tendant une tasse que Quake saisit. Pour toi, Alex, un chocolat chaud double chantilly…
Phobos observa la boisson avec un regard blasé.
— Tu m’as pris pour un môme ? J’avais demandé une bière, comme J.T. !
— Certainement pas avant ta majorité, répliqua Quake en humant la douce fumée de son café.
C’est alors qu’un bruit sourd retentit dans la rue bordant la terrasse. Tous se retournèrent pour observer le carambolage : une camionnette de livraison venait de percuter deux voitures garées sur le bord de la route. Rien de dramatique, mais ils allèrent quand même s’assurer de l’état du conducteur et des piétons, passés à deux doigts de se faire renverser.
— Tu voulais une mission ? se moqua J.T. alors qu’ils revenaient à leur terrasse. Eh bien, en voilà une ! Tu vas finir surveillant routier, Alex !
Ce dernier laisse passer un grognement de dépit avant de se murer dans le silence. L’adolescent avait toujours été une tête brulée, incapable de rester en place plus de deux minutes. Ça, et son humiliation lors de sa confrontation avec Thor, le rendait irritable. Encore plus que d’habitude, du moins… Retenant sa frustration, Phobos se saisit de son chocolat chaud, afin d’en boire une gorgée. La réaction fut immédiate. Il recracha tout, aspergeant au passage le blouson en cuir de J.T.
— Mais… Merde ! Le cuir, ça tâche, quoi !
Phobos toussa, comme s’il s’étouffait, et son teint vira au rouge vif, avant qu’il se saisisse d’une bouteille d’eau pour en vider le contenue d'une traite.
— Heu…, s’inquiéta Daisy. Ça va, mon grand ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
Sebastian se saisit du chocolat chaud de l’adolescent pour le humer, avant de plisser le nez :
— Tabasco... Et pas qu’un peu…
J.T., qui essuyait son blouson à l’aide de papiers absorbants, éclata de rire :
— Ah ! La blague vieille comme le monde ! C’est bas, mais efficace. Ça m’étonne de toi, ceci dit, Sebastian.
— Ce n’est pas moi ! se défendit le Druide.
— Et c’est qui, dans ce cas ?
Daisy remarqua alors quelque chose d’étrange. A côté de sa tasse se trouvait une serviette en papier. Dessus était dessiné quelque chose, un tag grossier, tracé au feutre vert. Un mot, en vérité, qu’elle lut à haute voix :
— Looser ?
Elle échangea un regard stupéfait avec ses acolytes. En dessous du tag, comme une signature, était inscrit : « <3 L. <3 »
— Loki !
***
LOKI
Le portail à peine refermé, les deux enfants éclatèrent de rire.
— J’aurais tellement aimé voir sa tête !
— Qu’est-ce qu’il t’a fait pour mériter ça ? demanda Leah, en essuyant une larme qui perlait au coin de son œil.
Le souvenir de la jardinerie restait encore cuisant dans la mémoire du jeune garçon, alors il se contenta de glisser les mains dans ses poches et de hausser les épaules.
— C’est un sale type. C’est tout.
Ils firent le tour de la caverne. Le lieu était austère, voire même, lugubre, pourtant Leah lui posa une question des plus surprenante :
— Je pourrais rester ici, ce soir ?
— Ici ? Tu veux dire… dormir dans cette grotte ?
— Oui. C’est ce que je te demande.
— Heu… d’accord, mais, tu ne veux pas rentrer chez toi ? Ta mère va…
— Je n’ai pas envie de la voir. Elle non plus, d’ailleurs.
Loki possédait de multiples talents, mais le réconfort ou les liens sociaux n’en faisaient pas partie. Avec son vécu, il avait appris davantage à se méfier des autres, à les fuir, ou à les manipuler. Grâce à Thor et à certains asgardiens, il commençait tout juste à concevoir l’idée de confiance et d’attachement. Pourtant, avec Leah, il y avait quelque chose de différent, comme s’il comprenait ce qu’elle ressentait, ce qu’elle avait traversé et traversait encore. Pas besoin d’en parler pour ça : il avait compris. En fait, il se mettait aisément à sa place.
La jeune fille s’assit sur un rocher, l’air songeur, et il prit place à côté d’elle, les jambes dans le vide.
— Je les ai vus, tu sais ?
La jeune fille releva les yeux sur lui.
— Quoi donc ?
— Les marques. Sur tes bras. Parfois les manches de ta robe se relèvent et elles sont apparentes.
Comme une prise de conscience, Leah tira sur ses vêtements afin de s’assurer que chaque centimètre de peau compromettant était couvert.
— C’est elle qui t’a fait ça ?
Leah se mura dans le silence, et Loki finit par comprendre le message. Lui-même n’aimait pas en parler. C’était… dérangeant. Comme si le fait de matérialiser cela par des mots le renvoyait dans la maison délabrée de son oncle, ou entre les griffes de Big Tomy.
— Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas, dit-il en sautant de son perchoir. Tu n’es pas obligé de répondre. Mais je comprends ce que tu vis, alors si tu as besoin d’un refuge ou d’un peu d’aide, surtout, n’hésite pas…
— Ce n’est pas ton problème, répondit Leah sur la défensive. Pourquoi t’en soucies-tu ?
Il pivota, pour adresser un sourire complice à la jeune fille :
— Ça sert à ça, les amis, à ce qu’il parait…
Elle afficha une mine surprise, comme qu’il était la première personne à se préoccuper d’elle, puis elle baissa les yeux. Son teint pâle s’empourpra. Loki fit mine de ne rien remarquer et préféra changer de sujet. Si elle voulait se confier, elle le ferait d’elle-même. Ce n’était pas à lui de forcer les choses.
— C’est franchement glauque, ici, remarqua-t-il en frottant le sol rocheux du bout de ses tennis. Tu veux vraiment dormir ici ? Je veux dire… Viens à la maison. Tu auras un vrai lit. Thor est tellement occupé en ce moment, il n’a même pas remarqué que j’ai commandé une machine à popcorn pour l’installer dans la cuisine…
— Non. C’est gentil, mais non. Je préfère rester ici. C’est… ça ressemble un peu plus à chez moi.
Ça, il avait bien du mal à le comprendre, mais soit ! Si elle préférait rester ici…
— On quand même rendre cet endroit un peu plus sympa, non ?
— Et à quoi penses-tu ?
Il répondit avec un sourire mutin, les mains jointes dans le dos :
— Ait confiance !
***
Ça leur prit quoi… quatre heures ? Si les petits objets ne posaient aucun problème, le vol du canapé fut moins discret. Loki dut prendre les jambes à son cou pour échapper au marchand en colère qui le pourchassait :
— Reviens ici tout de suite ! Espèce de petit vandale !
S’il y avait un avantage à être le « nuisible » du quartier, c’est qu’il était bien difficile de vous attraper. Le canapé rejoignit donc l’écran plat, le tapis, les consoles, l’armoire, les dizaines de plantes, et de tableaux chapardés aux quatre coins de la ville. Dans un bac en plastique s’amoncelait même une montagne de confiseries, jus de fruits et autres friandises.
— Pas mal, avait commenté Leah en observant leur butin.
Perché dans une corniche de la caverne, Ikol claqua du bec avec mécontentement.
« Ah ! Il est beau le dieu du chaos et de la malice, réduit à voler des sucettes ou au téléchargement illégal… »
Mais Loki l’ignora et se saisit de la télécommande posée sur l’accoudoir du canapé.
— Tu n’as pas vu le meilleur, Leah. Regarde !
Il appuya sur une touche, et le logo de Netflix s’afficha sur l’écran XXL. Une barre de son surpuissante fit résonner le « ta dam » iconique de la plateforme en écho dans toute la grotte. Les stalactites en frémirent.
— Comment peux-tu avoir du réseau ici ? s’étonna la jeune fille.
Loki moulina du poignet, la mine fière :
— J’ai enchanté la télé pour qu’elle capte n’importe où, même depuis une autre dimension. C’est encore mieux que la fibre. Ah, et tiens !
Il lui tendit le téléphone qu’il avait dérobé dans la poche d’un Asgardien, un peu plus tôt dans la journée.
— Même principe ! précisa-t-il. Il est ensorcelé. Avec ça, tu pourras téléphoner n’importe où dans le monde ou dans l’espace, même depuis la dimension de poche. C’est pas une dinguerie, ça ? Je devrais peut-être déposer un label…
La jeune fille observa l’appareil en silence, avant qu’un sourire moqueur n’étire ses fines lèvres roses.
— Moi qui pensais que tu voulais te racheter une conduite ? Devenir un « gentil » Loki ? Mais voilà que tu enchaînes les méfaits…
Il lui répondit dans un clin d’œil complice :
— Ce ne sont des méfaits que si on se fait prendre, Leah…
La jeune fille le bouscula à l’épaule, avant de se jeter sur le canapé pour s’étirer.
— Tant mieux ! Je préfère les mauvais garçons.
Loki ouvrit la bouche, mais seul un bégaiement maladroit en sortit. Que venait-elle de dire ? Leah éclata de rire.
— Détends toi, veux-tu ? Et ne va pas t’imaginer des choses.
— Je n’imagine rien…
— Parfait, alors.
Leah ne lui prêtait déjà plus d’attention. Elle faisait défiler les films et séries, le front plissé.
— Comment ça marche, ce truc… grommela-t-elle.
Quand Loki en eut assez de rester planté sur place comme un poteau, il finit par taper dans ses mains.
— Oui, bon, heu… Je te laisse t’installer. J’ai mon entrainement avec Sif. Ne bois pas tout le soda, d’accord ?
— Ouais, ouais… C’est ça.
Loki se retourna en haussant les épaules : parfois, il ne la comprenait pas. Ses réactions étaient trop… bizarre. Il fit apparaître un portail menant à sa chambre et le traversa. Ikol s’envola pour le rejoindre, mais l’enfant lui balança alors avec dédain :
— Toi, tu restes ici.
Et le portail se referma, sous le croassement contrarié de l’oiseau.
***
LEAH
« Je crois que je déteste ce gosse… » ragea Ikol.
Affalée sur le canapé, Leah appuyait sur toutes les touches de la télécommande afin de comprendre le fonctionnement de cette machinerie diabolique. La technologie et les traditions midgardiennes ne l’avaient jamais intéressée. Elles les jugeaient même ridicules, obsolètes, mais depuis leur rencontre, Loki lui avait fait découvrir plusieurs inventions pour le moins distrayantes. Les séries télévisées, les milkshakes, Marron Five, les chips saveur barbecue et même, la K-pop. Bon, elle émettait une certaine réserve pour ce dernier point, mais ce n’était pas si désagréable que ça à écouter.
— Tu sais que quand tu l’insultes, cela revient à t’insulter toi-même ? commenta-t-elle, alors que la pie se posait sur le dossier du divan.
« Hin, hin ! Erreur ! Si nous sommes tous deux des Loki, nous n’avons rien à voir l’un avec l’autre ! J’ai infiniment plus de classe et de grandeur ! »
— Peut-être, mais lui, les gens semblent l’apprécier. Tandis que toi… tout le monde te déteste.
« Tu cherches à me piquer, petite vipère ? Soit ! Je dois lui reconnaître ça, Kid réussi là où tout Loki a échoué avant lui : il sait s’attirer la sympathie des autres. Mais c’est facile, avec une bouille de nounours en guimauve comme la sienne ! Sa jauge de mignonnitude joue en sa faveur ! Attends qu’il devienne un ado boutonneux et aigri, et on en reparle… D’ailleurs, ma petite servante infernale, comme nous sommes seuls tous les deux, j’ai deux mots à te dire ! J’ai comme l’impression que, toi aussi, tu es en train de tomber dans ses filets... »
Leah se redressa prestement pour adresser un regard froid à l’oiseau.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
« Arrête ton cirque ! Ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous passez vos journées à parler de sorcellerie, à vous gaver de glaces industrielles, ou à piailler comme deux corneilles sur un banc public ! Tu te laisses amadouer... »
— Pas du tout ! Je gagne sa confiance !
« Alors, il s’agirait d’accélérer, car à ce rythme-là, Kid aura du poil au menton avant de nous avoir dit où se trouve le livre des morts ! Pourquoi avoir refusé son invitation à dormir chez lui ? Ce n’est pas en restant dans cette caverne que tu vas le récupérer, ton fichu bouquin ! »
— Thor pourrait m…
« Oh, ne me prends pas pour un lapin de trois semaines, veux-tu ? Mon imbécile de frère est au bord du burn out. Il ne t’aurait même pas remarqué. C’était l’occasion rêvée d’entrer dans sa maison et récupérer le livre. Mais non ! Toi, tu préfères rester planqué ici, et je crois savoir pourquoi… »
Leah le darda d’un regard noir, afin de le dissuader d’en dire davantage, mais l’oiseau n’avait que faire de ses humeurs.
« Ici, dans cette dimension, tu échappes à la vigilance de ma sœur ! Plus de Hela sur le dos… Alors quoi ? Vous avez dévoilé vos vilaines blessures de chiots maltraités avec Kid, et voilà que tu as des envies de liberté revancharde ? Tu veux faire comme lui, briser tes chaînes ? »
— Pas du tout ! C’est vrai qu’ici, je ne sens plus le poids de Hela peser sur mon âme, mais je compte toujours finir ma mission et la rendre fière !
« Prouve-le ! Moins de blabla, plus d’action ! »
— Tu verras ! Ce soir, je parlerai du livre à cet idiot de Loki, et il me l’apportera sur un plateau d’argent.
« Après quoi, tu lui planteras un joli couteau dans le dos. Quelle merveilleuse amie tu fais, Leah ! Mais dis-moi, l’idée de trahir Kid ne te pèse pas trop sur la conscience ? »
— Pas du tout. Je me fiche complètement de Loki. Je joue la comédie et je le manipule pour l’emmener là où je veux.
« Hum… Tu joues très très bien la comédie, alors. Une vraie menteuse professionnelle ! Même moi j’ai failli y croire. Pourtant, je suis le dieu des mensonges… »
Tous ces sous-entendus commençaient à lui monter au nez, et Leah envoya une boule de feu en direction de l’oiseau. Ce dernier s’envola, contrarié.
Comme si elle était faible au point de se laisser corrompre par un stupide petit dieu comme Loki !
— Tu verras, oiseau de malheur ! Ce soir, ce sera au livre des Morts que ton mini-toi me mènera !
LOKI
Il était rentré perclus de courbatures et la joue agrémenté d’un joli hématome. Sif n’y était pas aller de main morte. Il commençait sérieusement à se demander si la guerrière ne prenait pas plaisir à le voir souffrir. Après une bonne douche chaude, il retrouva un peu de mobilité et allait rejoindre sa chambre, quand la porte d’entrée s’ouvrit. Un Thor exténué rejoignit la table du salon pour y déposer une pile de paperasse.
— Tu ne devais pas travailler tard, ce soir ? interrogea Loki, une main sur la rambarde.
— Si fait, mon frère, répondit-il. J’ai encore beaucoup de labeurs, mais je peux m’en charger ici, puisque Banner et Brunhilde ont préféré sortir boire un verre pour se détendre…
— Et tu ne veux pas les rejoindre ? Franchement, vu ta tête, ça ne te ferait pas de mal.
— Non, non… J’ai d’autres responsabilités à gérer, pour le moment.
Étrange. Son frère n’était pas du genre à refuser les soirées alcoolisées, d’habitude. Bon… Cela contrariait un peu ses plans, mais si Thor restait en bas, Loki devrait pouvoir rejoindre sa dimension de poche sans qu’il ne remarque son absence.
— Tu veux que je te prépare quelque chose à manger ou que je…
— Non, coupa Loki. C’est bon, je n’ai pas faim. Je vais dans ma chambre. J’ai des livres à lires, des sortilèges à apprendre, des trucs à étudier… tout ça.
— Ah, c’est bien, mon frère. Tu es très assidu dans tes études. Je suis fier de toi.
Loki lui adressa un sourire des plus innocents. Un véritable angelot.
— Oui ! Les études, c’est toute ma vie. Tu me connais…
— C’est bien, c’est bien…
Et Thor se replongea dans sa paperasse sans plus se préoccuper de lui. Loki l’observa un temps : les cernes sous ses yeux trahissaient un manque de sommeil, et son dos lui donnait l’air… plus vieux. Loki se demandait bien quelles affaires tracassaient ainsi le grand héros d’Asgard, mais Thor restait évasif dès qu’il l’interrogeait sur le sujet. Et puis, le fait que son ainé soit trop débordé pour se soucier de lui l’arrangeait bien ! Ainsi, il pouvait passer des journées entières avec Leah, à apprendre des sortilèges interdits ou à se gaver de sucrerie. Mais ce soir-là, face aux épaules basses de son frère et à son regard délavé, Loki comprit une chose : ce qu’il prenait pour de petits « tracas » pesait bien plus lourd sur les épaules de Thor que ce qu’il pensait.
Mal à l’aise, Loki détourna le regard et enfila ses écouteurs. La voix de Bruno Mars se lança sur une musique « punchy », mais cela n’atténua en rien le sentiment de culpabilité qui lui mordait l’estomac. Car oui ! Il se sentait coupable. Coupable de mentir à Thor. Coupable de se servir de ses soucis pour couvrir ses frasques. Alors, arrivé sur le palier de l’étage, Loki s’arrêta. Un long soupire lui échappa et il se saisit de son téléphone pour composer le numéro du nouveau téléphone de Leah. La voix de la jeune fille ne tarda pas à raisonner dans ses écouteurs.
— Loki… Tu fiches quoi ? Je t’attends.
Il laissa planer un silence gêné avant de répondre :
— Écoute, je suis désolé, mais je ne vais pas revenir ce soir.
— Quoi ?
— Je t’expliquerai. Mais tu as de quoi boire, de quoi manger, et tu as même Ikol avec qui discuter.
— Tu te fou de moi, là ?
Oui. Pas sûr que la pie soit de la meilleure des compagnies pour une soirée en tête à tête. Loki l’avait déjà testé, c’était infernal.
— Pardon Leah, vraiment… mais je vais rester avec mon frère ce soir. Je peux toujours te faire sortir de la dimension de poche, si tu préfères ?
— Non… C’est bon, laisse tomber. Tu reviens demain matin ?
— Oui, promis. Je t’amènerai le petit déjeuné pour me faire pardonner.
— Je veux des gaufres ! Avec de la confiture de myrtille. Et ne soit pas en retard !
Là-dessus, elle raccrocha. Loki grimaça. Quel tempérament, quand même… Si Leah passait pour discrète, voire même timide, aux premiers abords, elle dissimulait l’âme d’une chef de guerre. Loki était à peu près sûr qu’elle s’entendrait à merveille avec Sif.
Après un nouveau soupire, il retira ses écouteurs et redescendit dans la cuisine.
THOR
Valkyrie et Banner avaient réussi à établir la liste des Asgardiens ayant quitté la Nouvelle Asgard, et ils étaient nombreux. Bien trop nombreux... Certains se terraient déjà parmi les humains avant le Ragnarök. Essayer de retrouver ceux ayant rejoint la rébellion asgardienne était un véritable casse-tête. Les rebelles avaient construit des refuges dissimulés aux yeux de tous, des abris dans lesquels ils pouvaient s’organiser et mettre au point des stratégies, des attaques, comme celle de Bruxelles. Thor soupira, avant de se frotter les yeux. Il avait beau y réfléchir, il ne voyait pas comment réussir à remonter le réseau sans les aveux de Norwin. Peut-être devrait-il d…
Une main fusa sous son nez, et Thor observa avec surprise l’assiette que Loki venait de déposer devant lui.
— Je croyais que tu n’avais pas faim ? soupçonna le fils d’Odin, tandis que l’enfant prenait place sur la chaise voisine.
— En fait, si. Et je me suis dit que toi aussi. Alors j’ai préparé un truc, vite fait. Franchement, Bro, tu as une sale tête… Il faut que tu manges et que tu te reposes, sinon tes muscles vont fondre et ce sera un carnage.
Thor resta interdit. Son frère qui se préoccupait de lui et se montrait même serviable ? C’était une première, ça…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en soulevant ce qui s’apparentait à un sandwich toasté aux couleurs douteuses.
— Un peu tout ce que j’ai trouvé dans le frigo, en fait. Y a de la viande, des tomates, du fromage… enfin, je crois que c’était du fromage. Ca ressemblait à du fromage, en tout cas.
Thor pinça les lèvres et fit tourner le sandwich entre ses mains.
— Tu ne veux pas le goûter en premier, parce que je…
— Arrête de faire ta diva ! se vexa l’enfant. Ça ne doit pas être si mauvais. Regarde !
Loki croqua à pleine bouche dans son sandwich… puis recracha tout. Thor ne put retenir un fou rire alors que son frère semblait au bord de l’écœurement.
— Mais c’est dégueu ! s’insurgea Loki en allant se rincer la bouche.
— Immonde, mon frère, appuya Thor. Et pour ta gouverne : nous n’avions aucun fromage dans le réfrigérateur.
— Tu aurais pu me prévenir avant que je goute !
— Oh, non… je ne voulais pas te gâcher la surprise.
Les sandwichs finirent à la poubelle. Face à leurs assiettes vide, Thor capitula :
— Pizza ?
L’enfant lui adressa un regard lumineux.
— Carrément !
Et la soirée se poursuivit. Thor finit par en oublier sa liste de noms. Les papiers furent mis de côté afin de laisser de la place à la quatre fromages, ainsi qu’à deux grands gobelets de soda.
— Sérieusement, tu as installé TikTok sur ton téléphone ? s’était exclamé Loki, une paille à la bouche.
— C’est Banner qui l’a fait. Regarde. Ce n’est pas si compliqué que ça, finalement.
Il brandit son téléphone sur lequel s’affichaient une vidéo de chat, et Loki éclata de rire.
— Sérieusement ? J’en reviens pas…
— Est-ce si surprenant que ça que je sache utiliser internet ?
— Ce qui est surprenant, c’est que tu saches utiliser un téléphone…
S’en suivirent quelques visionnages de vidéos, ou un exposé sur les groupes préférés de l’enfant. Loki finit même par lui expliquer différentes danses traditionnelles, typiques de Midgard.
— Et ça… c’est ?
— Du breakdance.
— Pourquoi diable se roule-t-il par terre ?
— Il ne se roule pas par terre, Thor… C’est de l’art !
Certains concepts lui échappaient, de toute évidence. Son frère se lança dans une veine tentative de lui apprendre quelques pas, mais Thor se trouva être un bien piètre élève. La danse, il n’avait jamais été doué pour ça. Il préférait encore boire et raconter des histoires héroïques.
— Avant, je rêvais de devenir danseur professionnel, lui apprit Loki en glissant sur le parquet comme s’il n’y adhérait pas.
— C’est un métier, ça ? s’était moqué le fils d’Odin.
— Carrément ! Tu peux devenir super connu, danser dans des clips ou dans des spectacles…
La soirée s’acheva devant la télévision où ils dégustèrent un met terrien, appelé popcorn. Thor fut surpris de découvrir la machine servant à en confectionner dans sa cuisine.
— C’est toi qui l’as acheté ? soupçonna-t-il en admirant cette diablerie mécanique.
— Officiellement, c’est Sif.
— Elle va te tuer.
— Elle essaye déjà de me tuer, Thor. Tous les jours !
Avachis dans le canapé, ils se lancèrent dans la contemplation d’un « animé » venue du lointain royaume de Japon.
— Donc, si je comprends bien, entama Thor entre deux bouchés de maïs soufflé, ce Naruto, là… Il veut devenir le roi de son village en maitrisant l’art du ninja ? Une technique ancestrale, alliant dextérité et magie ?
— Ouais, en gros, c’est ça…
— Soit. Mais il a un démon enfermé à l’intérieur de son corps, et il fait tout pour le dissimuler...
— Ouais.
— Mais pourquoi n’essaye-t-il pas de le faire disparaître ? Ou bien d’en parler à ses amis ? Ne serait-ce pas plus simple de se faire aider ?
L’enfant mit un certain temps à répondre, comme si la question le peinait.
— Tout n’est pas aussi simple, parfois…
Les heures passèrent et Thor finit par s’assoupir. Quand il s’éveilla, la nuit était déjà bien entamée. L’esprit confus, il découvrit un Loki endormi, la tête contre son épaule. Un sourire échappa au fils d’Odin : décidément, ce frère-ci était très différent du premier. Mais ce n’était peut-être pas une si mauvaise chose. Il ne possédait pas toute cette colère, toute cette rancœur qui avait conduit le Loki qu’il connaissait au bord du chaos. Sa réincarnation lui avait laissé le bon et chassé le mauvais. La meilleure partit de lui-même… Une chance de repartir à zéro.
Il jeta un coup d’œil à l’horloge : presque quatre heures du matin. Il serait peut-être temps de monter se coucher. Mais alors qu’il essayait de dégager sans éveiller l’enfant, il appuya accidentellement sur la télécommande. La chaîne changea, et une bulletin d’information s’afficha à l’écran.
« …allocution du président Ritson, datant de l’an dernier, après la tentative avortée de l’invasion Kree. »
La journaliste laissa place au roi des États-Unis, ce Ritson, qui se lança dans un long discours sur sa loi anti-alien et le sort qu’il réservait à tous les étrangers de Midgard qui se dissimulaient illégalement sur sa planète.
« Nous vous traquerons, nous vous trouverons, et nous vous détruirons… »
Cette simple phrase refit flamber en lui le brasier de ses angoisses. Toutes ses inquiétudes revinrent au galop. Cette soirée emplie de choses simples et de banalités naïves l’avait apaisé, certes, mais ce n’était qu’une trêve dans le conflit qui s’annonçait. Car le danger était réel et bien vivace. Où qu’il regarde, Thor ne voyait que de l’hostilité. Il baissa à nouveau les yeux sur l’enfant assoupi. Son devoir… Thor était le fil d’Odin, le roi d’Asgard, qu’il le veuille ou non. À ce titre, il se devait de protéger son peuple, mais n’était-il pas aussi censé protéger son jeune frère ? Et que faire, lorsque les deux semblaient incompatibles ? Fury avait raison : tôt ou tard, la situation exploserait et, alors, que resterait-il de ces soirées insouciantes ?