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Petitefleur707
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CHAPITRE XVIII

ISABELA

Je trépigne presque sur place quand je pousse la vieille porte en métal. Elle grince un peu, mais j'aime ça. C'est comme si on ouvrait une parenthèse. À l'intérieur, c'est bien plus grand qu'on ne pourrait le croire. Des grandes tables en bois brut, des murs blancs tachés de peinture, d'encre, de griffures. L'odeur est un mélange de vernis, de cire, et d'imagination.

Je jette un regard à Rhys. Il scrute l'endroit comme si je venais de l'amener dans une secte étrange. J'étouffe un rire.

— Je sais, ça a l'air bizarre. Mais c'est genre... un atelier libre. Tu fais ce que tu veux. Tu peux peindre, coller, écrire, modeler, brûler des trucs... enfin, presque. Le but c'est de créer une émotion.

Je le vois lever un sourcil. L'homme qui gère des millions chaque jour est en train de regarder une table pleine de pinceaux sales et de paillettes avec une expression d'horreur muette. Je prends un pot de peinture bleue et je le lui tends.

— Allez, sois pas chiant. T'as une heure pour créer ton chef-d'œuvre. Et après, on l'accroche sur le mur des anonymes.

Il ne dit rien. Il prend le pot. Lentement. Comme si c'était radioactif.

Moi, je me jette à l'eau. Littéralement, presque. J'éclabousse une toile blanche avec du rose vif. Je trace une forme qui ressemble à un cœur, puis je le coupe en deux. Trop dramatique ? Ouais. Mais c'est l'effet que Rhys me fait.

Il ne parle pas beaucoup, mais je le vois se prendre au jeu. Il ne peint pas, évidemment. Monsieur a trop de dignité pour se salir les doigts. À la place, il découpe un magazine avec une précision presque chirurgicale. Il colle des bouts de photos en silence, concentré comme s'il jouait sa réputation en bourse. Il superpose des visages, des buildings, et... est-ce que c'est une main tendue ? Je fais mine de ne pas regarder, mais je retiens tout.

Et là... mon Dieu.

Il remonte tranquillement les manches de sa chemise, révélant ses avant-bras.

Solides. Légèrement veineux. Bronzés juste ce qu'il faut.

C'est une attaque.

Je cligne des yeux. Une goutte de peinture atterrit sur ma chaussure.

Parfait. Je perds mes moyens à cause d'un avant-bras.

Bravo, Isabela. T'as survécu à des patrons pervers, à un cafard volant dans ta cuisine, mais lui qui expose deux centimètres de peau ? Game over.

Je détourne les yeux, dramatique.

— Est-ce légal d'être aussi sexy en découpant un GQ ? je marmonne pour moi-même.

Mais Rhys m'entend. Et il me lance ce regard vous voyez, celui des gens très sérieux qui ne comprennent pas pourquoi on plaisante pendant un enterrement.

Sauf que cette fois, il a un petit sourire en coin.

Presque imperceptible.

Mais là.

Et ça, c'est encore pire.

Je découpe un morceau de ciel dans une vieille affiche délavée, pendant qu'il continue son collage de visages et de lignes brisées. On ne parle pas beaucoup. Il y a cette musique douce, un peu étrange, qui flotte dans l'air, et l'odeur de colle et de peinture fraîche autour de nous.

Et puis, sans que je m'y attende, il prend la parole.

— Tu crois qu'on peut vraiment recommencer à zéro ?

Sa voix est basse, presque couverte par la chanson en fond. Mais je l'entends.

Je relève la tête. Il ne me regarde pas. Il colle un morceau de photo une silhouette floue qui s'éloigne dans une rue vide.

Je pose mes ciseaux.

— Je sais pas. Je pense qu'on ne recommence jamais vraiment. On... avance. Avec les morceaux qu'on a.

Il hoche doucement la tête.

— Et si certains morceaux sont trop tranchants ?

Je souris tristement.

— Alors on les lime. Ou on les entoure d'autres choses. Jusqu'à ce que ça coupe moins.

Il se tourne vers moi, cette fois.

Son regard est intense, mais pas dur. Juste... fatigué, peut-être.

— Tu parles comme quelqu'un qui a déjà ramassé beaucoup de morceaux.

Je baisse les yeux, mon doigt glissant sur la peinture de mon tableau.

— Et toi, tu parles comme quelqu'un qui s'en est servi pour construire un mur. Pas une œuvre d'art.

Un silence.

Long, mais pas pesant. Un silence honnête.

— Peut-être, ouais, murmure-t-il.

Je le regarde.

— Tu sais que tu peux aussi construire un pont ?

Il me fixe un moment. Puis il souffle un rire discret, presque incrédule.

— T'as toujours des phrases comme ça en stock ? C'est une technique de séduction ?

— Non, c'est une technique de survie.

Cette fois, il ne rit pas. Il me regarde comme s'il voyait quelque chose qu'il n'avait pas prévu. Quelque chose qu'il n'a pas l'habitude de regarder chez quelqu'un.

Et moi, j'ai la gorge un peu serrée. Mais je reste là. Avec lui. Avec ses silences, ses fissures, ses avant-bras sexy et son foutu collage de visages perdus.

On se comprend, un peu plus.

Je sens que si on reste une minute de plus dans ce silence-là, je vais craquer. Pleurer ou l'embrasser, j'sais pas trop. Et vu que ni l'un ni l'autre n'est au programme, je prends la tangente.

Alors je me redresse, essuie mes doigts pleins de peinture sur un torchon, et lance avec un grand sourire faussement dramatique :

— Bon, si on continue à se livrer comme ça, va falloir que je sorte les mouchoirs... ou les shots.

Il relève un sourcil, intrigué.

— Tu bois quand tu parles de tes traumas ?

— Non. Je bois quand je réalise que je suis en train de devenir attachante. C'est dangereux, ces trucs-là.

Il secoue doucement la tête, amusé, et je vois ses lèvres esquisser un sourire un vrai, pas celui qu'il donne pour faire genre.

— Et toi ? J'espère que tu sais qu'un mec qui découpe des visages dans un magazine, c'est typiquement le début d'un documentaire criminel.

— C'est pour ça que je suis ici. Pour repérer les profils à fuir.

Il répond du tac au tac, et je sens son énergie changer. C'est plus léger. Moins tendu. Il a compris le message : On passe a autre chose.

Je lui tends un pinceau couvert de bleu, façon solennelle.

— Tu veux peindre un pont maintenant... ou tu préfères une bonne vieille explosion de couleurs ?

Il prend le pinceau.

Et me regarde avec ce regard-là. Celui qui ne dit pas tout, mais dit déjà beaucoup.

— Explosion.

Je souris.

— Bien. Ça, c'est mon langage.

★★★

On finit au bout d'une quarantaine de minutes. Je ris encore en accrochant ma toile minable à côté d'un collage fluo d'un autre visiteur. Rhys fixe le mur un moment. Il ne dit rien, mais son œuvre à lui reste là. Suspendue. Mélancolique et froide.

Je me tourne vers lui, un sourire en coin.

— Maintenant... viens. C'était juste l'entrée.

Ses yeux se plissent, intrigués. J'attrape sa main. Et cette fois, c'est moi qui le tire hors de sa zone. Direction l'inattendu.

RHYS

Je n'ai pas le temps de poser une question. Elle pousse une vieille armoire dans un coin de la salle. Derrière, un passage étroit, un escalier de métal en colimaçon. Je la suis. Pas parce que je suis à l'aise. Juste parce qu'elle me tire. Littéralement.

Le son commence doucement. Une basse lointaine, sourde, qui bat comme un cœur. Puis la lumière. Rouge. Bleue. Une ambiance humide, électrique. Quand on débouche en bas, je comprends : c'est une boîte de nuit.

Mais pas comme celles que je connais.

Celle-ci est vivante.

Des tuyaux serpentent au plafond bas, certains laissent échapper un peu de vapeur. Les murs sont en briques brutes, noircies par le temps. Au fond, un bar en béton ciré, éclairé par des tubes néons. Il y a des installations de lumière mouvante sur les murs : des projections de formes qui dansent sur les visages, sur la peau.

La foule est... éclectique. Des gens tatoués, d'autres habillés comme pour un opéra, d'autres en jeans et baskets. Une fille avec une robe en plumes violettes boit un cocktail fluorescent accoudée à une sculpture d'acier qui semble flotter.

— C'est pas officiel, souffle Isabela à mon oreille. Tu dois faire une activité pour passer. Du coup j'ai réservé à l'avance, fallait le mot de passe et tout.

Elle me regarde fièrement, presque triomphante. Comme une gamine qui montre sa cachette secrète.

Je suis... dérouté.

On nous amène à une table basse près d'un coin tamisé. Un serveur habillé tout en noir, lèvres peintes d'argent, nous pose deux verres sans un mot.

Un liquide rouge dans le sien, doré dans le mien.

— Dégustation sensorielle, explique Isabela. En gros, tu bois ça... et tu dois dire ce que tu ressens. C'est plus difficile qu'on croit.

Je fronce les sourcils, mais je bois. Goût d'agrumes. D'épices. Quelque chose de boisé. Puis ça chauffe.

— Alors ? demande-t-elle en croisant les bras, moqueuse.

Je lève les yeux vers elle.

— Ça à le goût de...la curiosité. Et l'agacement. Et... une mauvaise idée.

Elle rit. Un vrai rire, pas un gloussement forcé. Et je ne peux pas m'empêcher de sourire en retour.

La musique monte. Les gens dansent. Un couple se tient par la main, les yeux fermés, comme s'ils étaient ailleurs. Une lumière verte passe lentement sur la foule, créant des reflets émeraude sur les peaux. On est dans une bulle. Une faille.

Isabela se penche vers moi.

— T'aimes ? T'a pas l'habitude, hein ?

Je la regarde. Les lumières dansent dans ses yeux. Elle a l'air libre ici. Vraiment libre.

— C'est vrai, je dis doucement.

Je m'approche un peu plus. Nos genoux se touchent.

— Mais toi, t'as l'air à ta place.

Et sans réfléchir, je pose ma main sur la sienne.

Merde.

Elle ne bouge pas.

Je sens sa paume chaude contre mes doigts. Fragile. Réelle.

— Tu me touches la main ou tu vérifies si j'ai pas un autre passage secret dans la manche ?

Elle essaie de plaisanter, mais sa voix est plus douce que d'habitude.

Je lève les yeux vers elle.

— Les deux. Je suis un homme prudent.

Elle rit, un petit rire nerveux. Mais elle ne retire pas sa main.

Alors je la garde.

Elle regarde nos mains entrelacées quelques secondes. Son rire s'est tu, mais un sourire flotte encore sur ses lèvres. Puis elle se lève d'un mouvement souple, tirant doucement ma main avec elle.

— Viens, dit-elle.

— Où ça encore ? Je croyais qu'on était déjà au dernier niveau de ton donjon.

— Boss final, baby.

Elle m'entraîne vers la piste. Il y a déjà du monde, mais on ne danse pas ici comme ailleurs. Certains bougent lentement, comme dans l'eau. D'autres sautent sur place, ou tournent sur eux-mêmes comme des feuilles folles. Personne ne juge. Personne ne regarde vraiment.

Elle se retourne face à moi.

Elle ne danse pas encore.

Elle attend.

Alors j'hésite une seconde. Puis je me laisse faire. Je ne sais pas danser. Mais ici, ça ne compte pas. Je la regarde, elle, seulement elle. Et elle commence à bouger, à son rythme. Pas pour séduire, pas pour attirer. Juste pour ressentir.

Je me laisse porter. Un peu.

Je crois qu'elle le sent, parce qu'elle s'approche.

— Tu sais que t'as pas besoin d'être parfait ici, Rhys, murmure-t-elle.

— Je suis pas parfait ailleurs non plus.

Elle rit doucement. Puis elle ajoute :

— Je t'aime bien comme ça.

Je la fixe, surpris.

Elle baisse les yeux. Puis, vite :

— Enfin, "comme ça", genre... moins coincé. Pas que t'es tout le temps coincé. Juste un peu. Pas tout à fait... enfin bref, je vais me taire maintenant.

Je souris. Et je n'ai plus envie de bouger ma main.

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