ISABELA
L'atmosphère est oppressante, saturée d'une lourdeur presque palpable, et chaque bruit semble déformé, étouffé par une brume mentale. Les gens défilent devant moi, leurs silhouettes floues se mêlant dans un mouvement presque mécanique, sans que personne ne semble vraiment me voir. Leurs visages se fondent dans un brouillard indifférent, comme si tout ce qui se passait autour de moi était une scène distante, irréelle.
Je sais que je suis là, mais je me sens étrangement déconnectée de tout, comme un spectateur de ma propre vie. Et dans ce vacarme assourdissant de corps en mouvement, il n'y a que cette détresse silencieuse que je porte en moi, visible uniquement à mes propres yeux.
Je n'ai jamais cru en Dieu, ni en aucune forme de divinité. Mais dans cet instant suspendu, un étrange besoin de prier émerge, une prière sans foi mais pleine de désespoir. Si cela pouvait, ne serait-ce qu'une fraction de chance, lui offrir un répit... Si ça pouvait la sauver, alors je ferais n'importe quoi.
N'importe quoi.
C'est étrange, non? Comment tout peut changer en une fraction de seconde, comme un souffle, un battement de cœur.
J'en suis presque à croire que je suis maudite. Comme si le ciel avait décidé de s'en prendre à moi dès que je suis venu au monde. Je ne sais pas si c'est pour me punir d'un quelconque péché que j'aurai commis dans ma vie antérieur mais si ce n'est pas le cas, alors, pourquoi?
Pourquoi est-ce que le malheur s'abat sur moi dès que je commence à apprécier quelqu'un?
C'est peut-être pour ça que mes parents n'ont jamais voulu de moi. Car ils savaient. Ils savaient que je ne serais qu'une source de malheur à quiconque s'approchait un peu trop près de moi...
Et soudain, la pression de l'air se fait insoutenable. La lourdeur de la pièce devient une étreinte glacée. Chaque souffle semble plus difficile, chaque battement de cœur plus lointain. Le sol sous mes pieds vacille, comme si tout autour de moi commençait à se décomposer, à se désagréger. Le bourdonnement des voix devient un écho lointain, et l'espace se resserre autour de moi, me comprimant jusqu'à l'asphyxie.
Je ferme les yeux, croyant que tout cela est un rêve, une illusion née du poids de l'angoisse. Mais l'étreinte se fait plus forte, plus douloureuse, presque insupportable. Un vertige s'empare de moi, l'air manque, et je me sens m'effondrer, comme une feuille morte emportée par le vent.
Puis... tout s'arrête. Le temps suspend son vol. L'instant s'étire, suspendu dans un silence oppressant, avant que tout ne devienne noir.
... Un bruit. Un murmure. Puis la lumière, aveuglante, pénètre mes paupières.
-LUCIE! J'hurle à plein poumons.
Mon cœur bat fort, lourd, dans ma poitrine, comme s'il tentait de rattraper le temps perdu. Je suis de retour. Mais tout est différent. Tout est devenu irréel, distordu. Je cligne des yeux, cherchant à comprendre. La réalité m'engloutit, mais l'ombre de l'instant précédent persiste, me laissant un goût amer dans la bouche.
C'était un rêve.
Ou plutôt une bride du passé.
Je me relève doucement, essayent de reprendre un rythme plus doux dans tout ce vacarme. La lumière du matin, filtrée par des rideaux gris perle, s'étend sur la pièce, créant des ombres douces sur le sol froid. Chaque mouvement semble amplifié par l'absence de chaleur, de couleur, comme si l'air même était figé.
Ça a recommencé... Je me redresse plus nettement et essuie les larmes gisant sur mon visage.
Pleurer ne sert à rien.
Ce n'est pas ça qui les feront revenir.
J'inspire une grande bouffée d'air. Un, deux, trois... puis j'expire en un souffle espérant faire sortir toutes ces mauvaises ondes.
J'ai bien dit espérer.
Les rayons de lumière se posent sur moi tel un voile. Mon réveil quelque peu mouvementé m'a distraite. Mais maintenant que j'observe de plus prêt ce qui m'entoure la réalité me frappe.
Je ne suis pas dans mon appartement.
Ici, tout est soit noir, soit gris, ou encore blanc. La décoration n'a rien de personnelle, et l'atmosphère qu'elle y dégage est tout sauf familiale. Pas que je sache vraiment ce qu'est censé dégager quelque chose de familier, mais vous avez compris l'idée.
Je passe ma main délicatement sur le linge, le soulevant d'un geste simple par-dessus mon corps. Le contact avec le carrelage glacé me reconnecte à la réalité instantanément.
je suis chez Rhys.
Il faut croire que le retour prématuré de Dan dans ma vie m'a tellement chamboulée que mon esprit n'a rien trouvé de mieux à faire que de se réfugier auprès de mes anciens démons.
Dan.
Ce nom sonne comme quelque chose de malfaisant.
Cet homme est comme la vermine, il ne disparaîtra jamais. Ce gars n'a rien trouvé de mieux que de me retrouver à l'autre bout du monde. Sérieux?
Comment vais-je me débarrasser de lui?
Il faut croire que même ici je n'aurais jamais la paix.
Mais même ici, même dans ce lieu qui semble me couper de tout, même dans cette chambre froide et aseptisée, je sens son poids me suivre. Son visage, ses yeux... Ces moments que je préférerais oublier.
Je ferme les yeux, espérant chasser tout cela. Mais les souvenirs, les fragments de mon passé, sont là, persistants, comme des fantômes.
Lucie.
J'ai crié son prénom avant de me réveiller...
Je glisse mes pieds hors du lit, l'âme lourde, et me dirige hors de la pièce dans un silence absolu, mes pensées encore embrouillées. Chaque pas semble peser davantage.
— Rhys ?
Je n'ose pas élever la voix plus que ça, comme si je m'excusais déjà d'exister dans cet espace qui n'est pas le mien. Il y a une gêne, une tension que je ne parviens pas à effacer. Je n'ai pas envie de le déranger, mais je suis aussi curieuse de savoir si cet endroit, qui m'écrase de tout son luxe et de son austérité, peut m'apporter une quelconque forme de réconfort.
Je m'arrête dans le salon. Et là, je le vois. Rhys, en train de préparer quelque chose dans la cuisine. Un petit déjeuner. Des œufs. Du café. Un simple déjeuner, mais qui semble étrangement... personnel.
Il ne m'a pas encore remarquée, et je l'observe discrètement. Il est concentré, presque un peu gêné dans ses gestes. Il s'efforce de couper le pain avec soin, de ne rien faire de trop maladroit. C'est étrange de le voir ainsi, presque vulnérable. Je n'ai pas l'habitude de le voir dans ce genre de situation, ce n'est pas l'image que j'ai de lui, ce n'est pas l'image du PDG puissant et impénétrable.
Je m'appuie légèrement contre le cadre de la porte, sentant l'humidité froide de la pièce m'envahir.
— Rhys ?
Il sursaute légèrement et se retourne brusquement, les yeux un peu écarquillés comme si je venais de le prendre la main dans le sac. Il me regarde, silencieux une seconde de trop, puis lâche un :
— Salut. Tu... tu as bien dormi ?
Je plisse les yeux, pas certaine de vouloir répondre à cette question-là. Il ment mal. Il évite mon regard, ajuste un torchon déjà parfaitement plié, et je comprends qu'il est nerveux.
— Ouais, enfin... autant que possible, je suppose, je réponds doucement.
Il hoche la tête, les épaules encore un peu raides.
— Je suis resté avec toi, comme t'avais demandé, dit-il dans un souffle.
Comme il me l'avait promis.
Il relève les yeux vers moi, l'air coupable.
— Ouais... euh à vrai dire je me suis réveillé tôt, le travail a sonné, mais je suis quand même resté veillée sur toi....
Il frotte l'arrière de sa nuque, gêné.
— Je voulais juste... que tu manges un truc ce matin. Alors j'ai préparé... enfin, j'ai un peu improvisé.
Il désigne maladroitement la table. Pain grillé, fruits coupés, œufs brouillés, confiture, café, même du jus d'orange. Trop pour moi seule. Trop pour quelqu'un qui n'a pas l'habitude de cuisiner pour quelqu'un d'autre.
Je souris doucement, malgré le poids dans ma poitrine.
— C'est mignon, Rhys. Merci.
Je m'avance et m'assieds, attirée par la chaleur du café qui m'appelle plus fort que mes pensées. Il s'installe à son tour, de l'autre côté, sans dire un mot.
Je croque dans une tartine.
— Je savais pas ce que tu préférais, alors j'ai fait un peu de tout, dit-il sans me regarder.
— T'as bien fait. J'aime un peu tout, moi. Sauf les trucs tristes.
Il relève les yeux, un bref sourire traverse ses lèvres. Moi aussi je souris, timidement, comme si je m'accrochais à l'illusion d'une matinée normale. J'essaie de reprendre un peu cette légèreté, celle qui me caractérise d'habitude. Même si c'est fragile. Même si ça sonne faux, par moments.
Mais je refuse d'être une victime. Pas devant lui. Pas aujourd'hui.
On mange en silence un moment. C'est maladroit, un peu bancal, mais quelque chose me fait du bien dans cette simplicité-là.
Puis, sa voix tranche doucement l'air :
— Tu vas bosser aujourd'hui ?
Oh, merde! Quelle heure est-il au juste?
Je hoche la tête, finissant mon café presque en m'étouffant.
-Il est quelle heure ? Je demande presque dans un supplice en priant pour ne pas être en retard.
-Ne t'inquiète pas, j'ai appelé pour dire que tu serais quelque peu en retard à cause de raisons personnelles. Maël a dit qu'il comprenait.
— Bordel. Tu me sauves Rhys, vraiment, merci dis-je sincèrement.
S'il continue comme ça je vais le prendre pour mon ange gardien.
Il acquiesce lentement. Puis se lève, récupère sa veste laissée sur le dossier d'une chaise.
-Oh, j'allais oublier.
Il sort de la cuisine pour se saisir d'un objet et le tant devant les mains.
-Ton livre, désolé, avec le travail j'ai pas eu le temps de te le remettre plus vite en main propre.
Je suis touché par son geste, il aurait très bien pu demander à un membre du personnel de me le transmettre mais il a quand même pris le temps de me l'apporter... je ne sais pas si c'est le fait qu'il m'est hébergé cette nuit, qu'il l'ait réellement lu, ou si c'est seulement moi qui suis trop émotive mais je me sens profondément touché.
-Merc,i je dis dans un murmure.
— Bien. Rentre chez toi te préparer je t'emmène.
Je le regarde, surprise.
— Hein? T'as pas genre... une réunion ultra importante avec des gens en costard et tout ?
— Si. Mais je suis le boss. Alors je déciderai d'être en retard.
Je ris doucement, incapable de cacher le petit coup au cœur que ça me donne. Et je le laisse faire. Parce qu'au fond, j'ai pas envie d'être seule aujourd'hui.
RHYS
Je sors du véhicule en premier devant le café est ordonne à Isabela de ne pas sortir:
-Attend s'il-te-plaît.
Elle me regarde avec incompréhension mais reste dans l'habitacle.
-Qu'est-ce qu'il y a ? Y a un problème?
Je fais le tour de la voiture et me place devant la portière pour l' ouvrir.
-Oh.
Ses joues s'empourprent légèrement devant mon geste et je ne peux m'empêcher de poser mon regard sur ses lèvres pincées une seconde de trop.
-Merci.
-Pas de quoi, je réponds aussitôt. Un peu trop vite même...
Elle incline légèrement la tête dans un salut et fait un pas sur le côté.
Je referme doucement la portière derrière elle, presque trop doucement, comme si le moindre claquement risquait de briser quelque chose.
Elle me remercie à nouveau, d'un murmure. Comme si c'était beaucoup, alors que pour moi... c'est juste normal
Je me redresse, cale mes mains dans les poches de mon manteau. Elle lève les yeux vers moi, un peu hésitante.
— Merci encore de m'avoir déposé, dit-elle. Je sais que t'avais pas besoin de faire le détour.
— T'étais sur mon chemin, de toute façon.
Elle hausse un sourcil sceptique.
— Tu m'as dit un jour que ton bureau était à l'opposé.
Je ne réponds pas tout de suite. Un soupir léger m'échappe.
— Les gens exagèrent toujours les distances. Et puis j'ai un TD ce matin, donc... je vais être en retard de toute façon.
Elle grimace, gênée.
— Tu peux y aller, hein. Je suis grande. Et je suis déjà en retard, de toute façon.
Je la retiens d'un geste, presque machinal.
— T'as une photo de lui ? Dan.
Elle fronce les sourcils, prise de court.
— Pourquoi ? Tu veux l'ajouter sur Insta ? dit-elle avec un demi-sourire.
Je secoue la tête.
— Non. Juste une photo, ou un lien vers son compte, s'il a pas changé de photo de profil.
Elle ouvre la bouche pour demander, mais je la devance :
— C'est pour mes employés. Je vais leur demander de refuser l'accès à l'immeuble s'il essaie d'entrer. Je préfère prévenir que gérer un problème plus tard.
Un silence s'installe. Elle me regarde, figée. Puis son expression se détend. Et quelque chose dans ses yeux... brille différemment.
— Merci, murmure-t-elle. Vraiment.
Je hoche la tête, détourne le regard. Il est temps de partir.
— File. T'es déjà en retard.
— Et toi aussi.
— J'ai l'habitude.
Je la regarde s'éloigner vers l'entrée du café. Et pour une fois, je ne me précipite pas à partir. Je reste là quelques secondes, les mains toujours dans les poches, à observer sa silhouette franchir la porte.
★★★
Dan Kemp, trente-deux ans, ancien consultant en cybersécurité. Viré pour vol de données sensibles.
Depuis, reconverti, officiellement, dans la "communication numérique freelance", un intitulé suffisamment flou pour couvrir toutes sortes de magouilles, du phishing au chantage virtuel.
Résidence actuelle : une location meublée à la semaine dans un quartier insalubre de la rive est. C'est à peine un appartement plus une planque temporaire. Typique du type qui sait qu'on peut débarquer à tout moment.
Je fais défiler les informations sur l'écran de mon bureau, l'air impassible, les doigts tapotant lentement l'accoudoir de mon fauteuil.
Kemp. T'as vraiment choisi la mauvaise proie, mon gars.
Le visage de Dan s'affiche à nouveau à l'écran. Le genre de sale tronche qui sourit avec les yeux morts.
Je plisse les paupières. Des faux airs d'agneau, mais on voit les crocs à travers la peau.
Je décroche le téléphone, ligne directe. Trois tonalités. Mon homme répond sans que je parle. Il sait que s'il reçoit un appel de cette ligne, c'est pas pour bavarder.
— Dan Kemp. Tu me le trouves. Et tu me le ramènes.
Pause.
Ma voix reste calme, mais elle coupe net.
— Il bosse pour EatFast, ou un équivalent. Il dort dans une chambre crade rue Donell, bâtiment C. Je t'envoie son dossier. Je veux un visage devant moi. Pas d'explication, pas de détour. Tu me le livres en mains propres. Dis-lui juste qu'un client l'attend.
Je raccroche sans attendre de réponse.
Vermine.
Pas besoin d'être l'ex d'Isabela pour mériter qu'on t'enterre.