RHYS
Les voyages d'affaires ont ça de pratique : ils éloignent. Ils occupent. Ils font taire le bruit intérieur.
Mais ils ne remplacent rien.
Trois mois. Trois mois à Londres, Tokyo, puis Genève. Hôtels impersonnels, réunions interminables, visages sans noms. J'ai tout fait pour ne pas penser à ce foutu café. À son odeur. À ses lumières douces. À ses cappuccinos ridicules.
Et à elle.
Mais ce matin, le décalage horaire me frappe de plein fouet. Et au lieu de retourner dans mon bureau aseptisé, mes pas me portent là-bas. Là où elle est.
La clochette au-dessus de la porte sonne.
Et ça me frappe plus fort que je ne le pensais.
La chaleur familière. L'odeur du café fraîchement moulu. Les tables en bois légèrement bancales. Rien n'a changé.
— ... Rhys ?
Je relève les yeux. Elle est là, figée derrière le comptoir. Les mains pleines de mousse, de café, d'encre sans doute. Elle a toujours cette lumière dans les yeux quand elle parle. Même quand elle se tait.
Je hoche la tête, l'air de rien.
— De retour, je murmure.
Elle sourit. Pas un grand sourire. Un truc léger. Juste assez pour que ça me frappe dans le ventre.
— Je me demandais si vous aviez été enlevé par des extraterrestres.
— Presque. Réunions intergalactiques à Tokyo. Beaucoup moins de mousse, beaucoup plus de chiffres.
Elle rit doucement. Puis elle enchaîne :
— Toujours cappuccino sans sucre ?
J'acquiesce.
Elle se tourne vers la machine. Elle travaille en silence. Je la regarde faire, sans vraiment penser. Et pendant un instant, tout redevient comme avant.
Elle revient avec la tasse. Elle la pose devant moi sans rien dire.
Je baisse les yeux.
Un pingouin. Un petit, grassouillet, les ailes ouvertes. Mousse parfaite. Expression ridicule.
Je lève un sourcil.
— Vraiment ?
Elle hausse les épaules.
— J'ai testé tout le zoo pendant votre absence. Il ne me restait que lui.
Je prends la tasse. Bois une gorgée. Elle attend une réaction. Comme avant.
Mais je ne dis rien.
Parce que ce café m'a manqué. Ce moment. Ce regard qu'elle me lance en douce. Ce petit rituel silencieux qui, sans prévenir, a commencé à me manquer au point d'en rêver.
Mais ça, je ne le dis pas.
Pas encore.
ISABELA
Le bruit de la clochette me coupe en plein geste.
Je me retourne, un peu agacée, prête à sourire par réflexe... et je le vois.
Rhys.
Je crois que mon cœur rate un battement. Peut-être deux.
Trois mois. Trois longs mois sans une seule apparition. Pas un mot. Pas une commande. Pas un dragon en mousse. J'avais presque cru qu'il ne reviendrait jamais. Qu'il s'était lassé. Que j'avais imaginé toute cette connexion absurde, fragile, silencieuse entre nous.
Mais il est là.
Même veste noire. Même air impassible.
Même regard.
Et moi ? Moi, j'ai l'impression qu'on vient de me faire une mauvaise blague. Ou un cadeau. J'hésite.
— ... Rhys ?
Son prénom me brûle un peu la gorge quand je le prononce. Il relève les yeux. Il a l'air... pareil. Comme si de rien n'était. Comme s'il était juste sorti fumer une clope pendant dix minutes.
Mais moi, j'ai eu le temps de tout ressentir en son absence : l'angoisse. La colère. L'attente. L'espoir ridicule qu'il repasse la porte. Et maintenant ? Maintenant j'essaie de ne pas avoir l'air trop soulagée. Trop heureuse.
Je plaisante. C'est tout ce que je sais faire pour me protéger.
— Je me demandais si vous aviez été enlevé par des extraterrestres.
Il répond du tac au tac. Il plaisante aussi. Mais je sens que quelque chose a changé. Un truc léger, imperceptible. Comme un fil tendu entre nous.
— Toujours cappuccino sans sucre ?
Il hoche la tête. Je me tourne vers la machine, les mains tremblantes. Je me hais de trembler. C'est juste un café, Isa. Juste un homme. Juste un client qui t'a manqué au point de te faire remettre en question toute ta putain de routine.
Je fais mousser le lait. Concentre-toi. Ne pense pas à ses yeux, à ses silences, à la façon dont il te regardait avant de partir.
Un pingouin. Pourquoi pas. J'ai fait un panda, une licorne, même une méduse un jour. J'ai plus rien à perdre.
Je pose la tasse devant lui. Je souris.
Il baisse les yeux. Il voit le pingouin.
Je retiens mon souffle.
Il lève un sourcil. Il me regarde.
Il ne rit pas. Mais... il ne part pas non plus.
Il boit. En silence.
Et moi, je le regarde. Parce que rien ne s'est dit. Mais tout se ressent.
Il m'a manqué. Même comme ça. Même sans mots. Et maintenant qu'il est là, je me rends compte à quel point c'est dangereux.
Parce que je pourrais m'habituer à lui.
Et je crois que c'est déjà trop tard.
★★★
Je fais semblant de m'occuper derrière le comptoir, de nettoyer une tasse déjà propre.
Mais je sens son regard. Pas insistant. Présent.
Je décide de briser le silence. Juste un peu.
— Alors... le voyage ? C'était bien ?
Il repose sa tasse doucement. Pas de geste brusque, toujours dans la maîtrise.
— Productif.
Je hoche la tête, un peu moqueuse.
— Ça veut dire ennuyeux, ça, non ?
Un très léger rictus. Victoire minuscule.
— Beaucoup de réunions. Très peu de cappuccinos.
— C'est triste, dis-je en me tournant vers lui. Pas un seul petit pingouin dans votre mousse ?
— Zéro pingouin. Zéro barista sarcastique non plus.
Je souris. Je crois que je rougis. Il me regarde, cette fois franchement.
Je reprends, l'air de rien :
— C'est fou, quand même. Vous avez fait le tour du monde... et vous êtes revenu pile ici.
— J'habite ici, fait-il remarquer.
— Ah oui, c'est vrai, je dis en haussant les épaules. Au bout du couloir, l'appartement qui sent la lessive et l'orage.
Il relève un sourcil, intrigué.
— L'orage ?
— Ouais. Vous avez une odeur d'orage. Pas le genre qui effraie... le genre qui annonce que quelque chose va changer.
Il me fixe. Et cette fois, il ne répond pas tout de suite. Il se contente de me regarder comme si je venais d'ouvrir une fenêtre qu'il n'avait jamais vue.
Puis :
— Et vous, toujours les mêmes horaires ? Je vous entends parfois rentrer tard.
Je cligne des yeux, un peu prise de court.
— Vous m'espionnez ?
— Je suis insomniaque.
— C'est pratique. Vous m'avez entendue pleurer sur mes cookies ratés, alors ?
Il sourit. Pour de vrai. Juste une seconde. Puis il reprend une gorgée.
Je m'appuie contre le comptoir, un peu plus proche de lui.
— Vous devriez revenir plus souvent. Le pingouin était un peu vexé de ne pas vous voir.
— Et vous ?
— Moi ?
Je le regarde dans les yeux.
— Je suis pas un pingouin. Je suis beaucoup plus patiente.
Un silence. Il ne lâche pas mon regard. Mais il ne répond pas non plus.
Et ce silence... il veut tout dire.