ISABELA
— Fait chier ! jure Chaol derrière moi.
— Quoi, y a un souci ? je demande, les sourcils froncés.
— La machine bug... Y'a un problème avec le groupe principal, grogne-t-il. Je ne peux plus tirer de cafés noirs. Je vais chercher des filtres et du détartrant au stock. Tu gères ?
— Bien sûr, je réponds d'un hochement de tête. Le café n'est pas trop rempli, ça va aller.
— T'es sûre ?
— Mais oui, je réponds en souriant.
— Merci, Isa ! Je me dépêche.
Chaol enlève son tablier et file vers la remise. Ce qui fait que je me retrouve toute seule. Génial.
Maël, lui, est chez le dentiste ce matin. Il nous a laissés les clés du navire. Voilà que je suis capitaine par intérim. Génial...
Je reprends la commande de deux jeunes filles, des cappuccinos à emporter. Tout se passe bien. Je ne sais pas pourquoi, mais le café est toujours plus calme le jeudi et le samedi matin. Et bizarrement, ce sont ces deux jours où il vient. Toujours à la même heure.
Même démarche. Même regard fermé. Le genre qui dit : Ne me parlez pas avant d'avoir bu.
Je jette un coup d'œil à l'horloge. Il est presque l'heure. Allez, Chaol, dépêche-toi...
Normalement, c'est lui qui le sert. Et franchement, ça m'arrange.
Je ne sais pas pourquoi, mais servir Rhys me met toujours un peu mal à l'aise. Peut-être parce qu'il est mon voisin ? Ou alors... à cause de cette soirée. Celle où on s'est croisés dans ce bar, un peu par hasard. Depuis, j'ai l'impression qu'un truc a changé entre nous. Juste un peu. Mais assez pour que je le ressente.
Dring.
La sonnette de la porte me fait sursauter. Bon... va falloir que je sois courageuse.
Il entre. Nous nous saluons brièvement, sans un mot. Il s'approche du comptoir. J'anticipe.
— Café noir ?
Il hoche la tête.
Je fais mine d'être désolée.
— Mauvaise nouvelle... La machine a décidé de faire grève. On n'a plus que le cappuccino, pour l'instant.
Un silence. Il fronce les sourcils.
— C'est sucré ?
— Non, sauf si vous le demandez. Mais je vous en fais un sans sucre. Version sérieuse. Promis, vous allez survivre.
Il grogne. Très légèrement. Mais il acquiesce.
Ouf...
J'ai cru que j'allais mourir, foudroyée par son regard.
Je m'attelle à la préparation. La buse à vapeur crache un peu trop fort au début, comme pour me faire stresser encore plus, mais je garde mon calme. Je verse l'espresso. Puis vient le lait. Je le fais mousser doucement. Quand j'ai une texture bien lisse, je respire un grand coup.
Et je me lance.
Un petit renard. Ça ne sort pas trop mal. Deux oreilles pointues, une queue enroulée, et des yeux ronds et curieux. Ce n'est pas parfait, mais il a une bonne tête. Un peu comme moi à six heures du matin : fatigué mais volontaire.
Je dépose la tasse devant Rhys.
— Voilà. Cappuccino, sans sucre... mais avec renard.
Il baisse les yeux vers la mousse. Il reste silencieux. Trop silencieux. Mon cœur tambourine un peu trop fort.
— Je me suis dit que vous aviez peut-être besoin d'un totem ce matin. Et puis, le renard, c'est rusé, indépendant... un peu grognon. Ça vous allait bien.
Toujours rien. Il fixe la mousse.
Puis il lève les yeux vers moi. Pas un sourire, non. Mais un regard moins dur. Un coin de ses lèvres qui bouge. Presque.
— Vous avez trop de temps libre.
— Ou une imagination débordante.
Je lui adresse un sourire malicieux. Il prend la tasse. Boit une gorgée.
Il ne dit rien.
Mais le lendemain, il revient. Et cette fois, il commande directement :
— Un cappuccino. Avec... totem, si vous avez.
Et là, j'ai dû me retenir de ne pas éclater de rire.
★★★
Ça fait maintenant quelques semaines qu'il vient chaque matin.
Toujours à la même heure. Toujours seul. Toujours avec cette même veste noire qui sent un parfum discret et un peu froid. Il ne commande plus jamais de café noir. Non. C'est devenu cappuccino. Cappuccino sans sucre. Avec totem.
C'est devenu... notre truc. Même s'il ne le dit jamais comme ça.
Chaque jour, je me creuse la tête. Je change l'animal. Je peaufine mes dessins. J'ai fait un renard, un hibou, un panda (il ressemblait un peu à une patate, mais il l'a bu quand même). J'ai même tenté un alpaga. Sans commentaire.
Mais rien.
Pas un sourire. Pas un rire. Parfois un petit souffle du nez. Peut-être. J'imagine.
Et pourtant, il revient.
Ce matin, j'ai tenté un petit chat. Un Scottish Fold, avec les oreilles toutes rondes. Il était mignon. Enfin... je crois. Le lait a trop chauffé, la mousse était capricieuse, mais j'ai fait ce que j'ai pu.
Quand je pose la tasse devant lui, je ne dis rien. J'attends. Juste une réaction. Un froncement de sourcils différent. Un coin de lèvres qui bouge. Une étincelle, même infime.
Mais non.
Il boit. En silence. Il hoche vaguement la tête en partant.
Et moi, je reste là, avec mes crayons de lait dans la main, à me demander si je vais finir par l'atteindre un jour.
Mais je m'en fiche.
Parce que demain, je recommencerai. Je trouverai le bon. Celui qui le fera lever les yeux et rire. Même juste un peu.
Je suis têtue. Et puis, j'ai tout un bestiaire à lui présenter.
RHYS
Je ne sais pas quand c'est devenu une habitude.
Peut-être le jour où la machine à café a décidé de rendre l'âme et que cette fille m'a tendu un cappuccino avec un renard en mousse. J'aurais dû lever les yeux au ciel. Râler. Partir.
Mais je l'ai bu.
Et depuis... je reviens.
Tous les matins, même heure. Même commande. Cappuccino sans sucre. Avec totem, comme elle dit.
Elle croit que je ne remarque rien. Mais je vois tout. Le pli de concentration entre ses sourcils quand elle verse le lait. Ses yeux qui surveillent ma réaction, en douce. Son petit sourire crispé quand elle pose la tasse.
Elle essaie de me faire rire. Je le sais.
Et moi ? Je fais semblant de rien.
Parce que je ne sais pas comment gérer ce genre de choses. Les gestes gratuits. La douceur sans raison. Les dessins dans la mousse. Qui fait ça ? Qui s'acharne à vouloir provoquer un sourire chez quelqu'un comme moi ?
Elle, visiblement.
Aujourd'hui, c'était un chat. Rond, tordu, avec des yeux trop grands. Raté. Mais mignon. Comme toujours.
Je l'ai bu sans un mot.
Mais j'ai failli sourire. Et je déteste ça.
Parce qu'un sourire, ça fait tomber des murs. Et les miens sont là pour une bonne raison.
Je suis sorti sans un mot. Comme d'habitude.
Mais demain, je reviendrai.
Et j'espère qu'elle recommencera.
★★★
Je suis en avance. De trois minutes exactement.
C'est ridicule. Je le sais. Mais mon rythme biologique s'est calé sur cette absurdité : un cappuccino, sans sucre, avec un animal ridicule dessiné dans la mousse.
Je n'ai parlé à personne de ce rituel. Pas à Ben. Pas à mes associés. Encore moins à ma secrétaire. Parce qu'ils riraient. Ou pire : ils comprendraient. Que quelque chose en moi se fissure.
J'entre. La clochette tinte. Elle lève les yeux, surprise. Elle était en train d'écrire sur une serviette en papier, le stylo encore entre les doigts.
— Trois minutes d'avance, dit-elle en souriant. J'étais pas prête.
Je ne dis rien. Elle s'agite derrière le comptoir, comme si ça pouvait camoufler le fait qu'elle m'attendait, elle aussi.
Le bruit de la machine à café. La vapeur. L'odeur.
Elle revient. Pose la tasse devant moi, plus nerveuse que d'habitude.
— J'ai tenté un truc un peu... différent, murmure-t-elle. J'espère que ça va pas faire peur.
Je baisse les yeux. Un dragon. Un tout petit dragon dodu, recroquevillé sur lui-même, avec des ailes maladroites et une queue qui forme un cœur. La mousse est parfaitement lisse. Le dessin, étonnamment précis.
Et c'est si absurde. Si attendrissant. Que je laisse échapper... un souffle. Pas un rire. Mais presque. Le genre de son qui échappe avant qu'on ait le temps de le retenir.
Je lève les yeux vers elle. Elle me fixe, les joues rouges.
— C'est raté ?
Je secoue lentement la tête.
— Non. C'est... un dragon. C'est bien.
Elle ouvre la bouche pour répondre, mais ne trouve rien à dire.
Je prends une gorgée. Et cette fois, je parle.
— Vous allez finir par y arriver, vous savez.
— À quoi ? demande-t-elle, presque en chuchotant.
Je la regarde droit dans les yeux.
— Me faire rire.
Un silence. Et soudain, elle éclate de rire. Un vrai, pas discret, pas retenu. Un truc qui déborde.
Elle rit. Et je reste là. Immobile.
Avec, peut-être, un minuscule sourire en coin.