ISABELA
Une fois la crise passée, c'est-à-dire après que Sarah ait bu une gorgée de vin et que j'aie arrêté de rougir comme une ado, elle attrape son téléphone avec un sérieux digne d'un interrogatoire.
— Ok. C'est officiel. Je ne peux pas dormir tranquille sans savoir ce que ce mec mange au petit-déj'.
Je lève un sourcil, affalée sur le canapé.
— Tu veux dire : des millions ?
— Non. Il a une tête à manger du pain noir bio fait par des moines albanais en silence absolu.
Elle tape frénétiquement sur Google. Silence. Puis :
— Ah, tiens. Il a donné une interview à The Wall Street Journal il y a trois mois. Ils ont titré "Le cerveau derrière la machine". Très humble, le gars. Je continue ?
Je lève les mains en signe de paix.
— Vas-y. Je suis déjà foutue.
Elle scrolle, plisse les yeux.
— Rhys Volkov. Mère américaine, père russe. Bla bla bla...Diplômé à 19 ans, première start-up revendue à 22, empire de sécurité bâti à 27, fortune estimée à 200 000 milliards. Et visiblement, ne sourit que sous la torture, et court cinq kilomètres tous les matins. Charmant. Et flippant.
Je marmonne dans mon verre.
— Et moi je galère à écrire un chapitre sans checker Insta toutes les 30 minutes.
— Meuf, c'est pas grave. T'as d'autres qualités. Comme vivre dans le même immeuble qu'un dieu vivant. C'est rare.
Elle tape "Rhys Volkov + shirtless" dans Google. Je manque de m'étrangler.
— SARAH !
— C'est de la recherche journalistique ! Je me dois d'être exhaustive. Et scientifique. Je dois savoir si ses abdos peuvent être considérés comme arme létale.
Je ris malgré moi. Elle zoome sur une photo volée en sortie de gala.
— Bon, soyons honnêtes : t'as jamais eu envie de frapper à sa porte avec une excuse débile ?
Je hausse les épaules. Très mal. Parce qu'elle pige direct.
— Isabela... T'as fait genre "j'ai perdu mon colis" ou "la machine à laver fait un bruit bizarre"?
Je prends une longue gorgée.
— Peut-être. Une fois. Ou deux.
Sarah me regarde avec un air dramatique.
— Tu as tenté de draguer le PDG d'AegisTech avec une histoire de colis Amazon ?! T'es mon héroïne.
— Je voulais juste voir s'il souriait un jour, ok ?
— Et alors ?
— Spoiler : non. Mais il m'a tendu le colis. Et j'ai frôlé sa main. C'est déjà ça.
Elle claque des mains.
— T'es plus proche de ses empreintes que 99,9 % des femmes sur Terre.
★★★
Sarah s'est accaparée mon ordinateur comme si elle était en mission secrète du FBI.
— Tu sais qu'il a fait une conférence à Davos l'année dernière ? Regarde-moi ce costard. Le tissu doit valoir plus cher que mon loyer.
Je suis allongée sur le canapé, une main dans un sachet de chips, l'autre couvrant mes yeux.
Adieu restaurant Italien...
— On est officiellement devenues des stalkeuses. C'est la pente glissante. On va finir à fouiller ses poubelles pour savoir s'il mange des yaourts grec bio.
— Il ne mange pas de yaourts. Ce genre d'homme boit des smoothies protéinés faits par un majordome muet nommé Lars. C'est une ambiance.
Je ris.
— Tu te rends compte que je suis censée écrire un roman et que toi, t'as un article à rendre, mais on est là à fantasmer sur un type qu'on n'a même pas vu en t-shirt ?
Sarah fait un geste dramatique.
— C'est pas un fantasme, c'est une enquête de terrain ! C'est du journalisme d'investigation.
Je fais mine d'applaudir.
— Puliiiiitzer incoming.
Elle continue à scroller.
— Tu sais, j'ai bossé sur des dossiers d'espionnage plus transparents que ce gars. Son profil public est carré, froid, sans bavure. Mais je suis prête à parier qu'il cache un truc. Ou qu'il n'est pas aussi inatteignable qu'il veut le faire croire.
Je fronce les sourcils.
— Genre quoi ? Il fait des puzzles en cachette ? Il pleure devant des vidéos de chiots abandonnés ?
Elle hausse les épaules.
— Peut-être qu'il est humain. Et si c'est le cas... t'as peut-être capté son attention plus que tu le crois.
Je rougis. Elle me regarde avec un sourire en coin.
— Et moi, je le note mentalement pour un futur papier : "Le jour où ma meilleure amie a charmé Rhys Volkov sans même essayer."
RHYS
Le silence. C'est tout ce que j'entends en rentrant.
Pas de bruit de circulation, pas de voisins bruyants. Juste... rien. Un silence parfaitement maîtrisé, comme tout le reste ici. L'isolation phonique est impeccable un détail parmi d'autres qui rend cet appartement plus proche d'un bunker high-tech que d'un simple lieu de vie.
Je retire ma veste, la dépose sur le dossier d'un fauteuil. Mes pas résonnent à peine sur le parquet sombre. Chaque chose est à sa place. Exactement comme je l'ai laissé. Comme je l'exige.
Je jette un coup d'œil à la baie vitrée. En bas, la ville s'agite. Les lumières, les voitures, les gens. Un chaos bien emballé sous le vernis de la civilisation. Ils s'agitent, ils courent, ils croient faire quelque chose de leur vie. C'est presque attendrissant, à sa manière.
Je me détourne et vais m'asseoir devant mon bureau. Écran allumé. Sécurité renforcée. Rapports. Statistiques. Mise à jour en temps réel des opérations dans trois fuseaux horaires différents. Il est temps de travailler.
Ou plutôt, il devrait être temps de travailler.
Mais je n'arrive pas à me concentrer.
Je tape trois lignes. Les chiffres dansent. Et au lieu de se fixer, ils se brouillent. Parce que ce n'est pas les chiffres que je vois. C'est elle.
Ses cheveux.
Sa voix, hésitante, un peu trop douce pour cette ville trop dure.
Et ce putain de sourire. Celui qui a duré une demi-seconde, dans l'ascenseur, juste avant que son amie ne me dévisage comme si elle venait de voir le Messie en costard.
Je pousse un soupir agacé et me lève brusquement. Je déteste ça. Cette distraction ridicule. Ce dérapage. C'est une voisine, point. Et moi, je suis Rhys Volkov. PDG d'AegisTech Security. Je ne me laisse pas distraire par une fille qui a l'air de sortir d'un roman young adult.
Je passe une main sur mon visage. Frustré. Irrité.
Mais au fond de moi... une voix plus calme, plus perfide, ricane.
Elle t'a marqué. Et tu détestes ça, pas vrai ?
Je retourne vers la baie vitrée. Les lumières de la ville m'éblouissent à peine. Le monde continue à tourner là dehors, comme un mécanisme parfaitement huilé. Mais moi, je reste là, figé, incapable de penser à autre chose qu'à un éclat de rire, une odeur de lavande, et une voix qui, sans le vouloir, a fissuré ma foutue armure.
★★★
Je suis toujours là. Debout, face à la ville, comme si j'étais le roi d'un royaume que je méprise. Les bras croisés, le regard perdu dans les lumières, incapable de sortir cette image de ma tête.
Et bien sûr... c'est pile à ce moment-là que Ben débarque sans prévenir, comme s'il vivait ici.
— Tu fais quoi, Volkov ? Tu récites du Shakespeare face à la ville ou tu médites sur ton empire ?
Je ne bouge pas. Il n'aura pas le plaisir d'une réponse immédiate.
— Un jour, t'apprendras à frapper avant d'entrer.
— Et toi, t'apprendras à ne pas fixer une fenêtre comme un mec qui vient de vivre une révélation spirituelle. Mais bon. On peut pas tout avoir.
Il s'approche nonchalamment, pose un sac sur le bar sûrement un truc inutile, ou pire, plein de gluten puis s'appuie, l'air de rien, avec ce sourire qui annonce qu'il a un plan derrière la tête.
— T'es bizarre.
Je hausse un sourcil sans me retourner.
— Précise.
— T'as le regard vide mais intense. Genre le mec qui pense à une chose bien précise. Genre... une voisine?
Je tourne enfin la tête vers lui.
— De quoi tu parles ?
Son sourire s'élargit, triomphant.
— De ta voisine, Rhys. La meuf que j'ai croisée y a quelques jours dans ton couloir, quand t'as insisté pour me raccompagner à l'ascenseur. Brune. Petite. Yeux pétillants. Regard qui dit "je peux te tuer ou t'aimer selon mon humeur".
Je fronce les sourcils. Je me souviens très bien de ce moment. Trop bien, en fait. Je l'avais raccompagnée à l'ascenseur ce jour-là... et elle était là. Elle sortait. Ben lui avait embrassé la main comme le showman qu'il est. Un réflexe, chez lui. Sauf que...
— J'vois pas le rapport.
Il éclate de rire, ce con.
— T'es vraiment nul pour faire le mec détaché. Tu crois que j'ai pas vu ton regard à ce moment-là ? Rhys, t'avais l'air prêt à me foutre un coup de pied dans le thorax dès que mes lèvres ont touché sa main. T'étais tendu comme un tueur à gages qui vient de perdre sa cible.
Je le fixe froidement.
— T'exagères.
— Non, je constate. T'as regardé ma main comme si elle venait de caresser ta Bugatti en mode provoc'. Et pourtant, t'as jamais mentionné son existence. Pas une fois.
Je ne dis rien. Et comme toujours, c'est exactement ça qui le fait kiffer.
Il continue, voix mielleuse :
— Alors, dis-moi. Pourquoi tu caches une voisine aussi charmante ? C'est pas ton genre de garder ce genre de... distractions... pour toi tout seul.
Je soupire, retourne m'asseoir sur le canapé, dos à lui.
— C'est pas ce que tu crois.
— Ah non ? Alors explique-moi pourquoi t'as la mâchoire qui se contracte à chaque fois que je dis "voisine".
Silence. Trop long. Trop révélateur.
Ben, bien sûr, ne laisse pas passer l'occasion.
— Oh, ça y est. Rhys Volkov, le roi du self-control, est foutu par une nana qui vit à l'autre bout du couloir. T'as vu ? Tu pouvais pas me le cacher éternellement.
Il finit par s'asseoir sur le coin de la table basse, hilare.
— T'as pas idée à quel point je vais te faire chier avec ça.
Je lève les yeux au ciel.
— Fais juste pas de conneries.
— Moi ? Jamais. Mais je suis curieux... t'as prévu quoi ? La stalker discrètement avec les caméras de l'immeuble ou tu préfères continuer à lui dire "bonjour" en plissant les yeux comme un psychopathe amoureux ?
Je serre les dents. Ben jubile. Et moi, je commence sérieusement à regretter de lui avoir donné le code d'entrée.
Le truc avec Isabela, c'est qu'elle est un mystère. Un putain de mystère.
Quand j'ai voulu savoir un peu plus sur elle, la curiosité me démangeait, j'ai fouillé un peu. Juste un peu, hein. Pas une obsession, juste une envie passagère. C'est normal, non ?
Sauf que... je n'ai rien trouvé. Rien. C'est comme si elle était venue d'un autre univers où les réseaux sociaux n'existent pas. Pas un seul détail sur son passé, pas une photo de famille, pas une vieille publication d'Instagram, pas un souvenir de ses anciens jobs. Rien de tout ça.
Et pourtant, elle vit dans mon immeuble. Mon immeuble. Celui où se trouvent les élites de la ville, les gens que tu croises en costard-cravate, les milliardaires qui se gavent dans le luxe. Et elle, elle est là. Mais à côté de ça, elle bosse dans un petit café, avec ses rêves d'écrivain. Ça colle pas. C'est trop décalé. Comment une femme qui vit ici, dans ce genre d'environnement, peut se contenter d'un boulot aussi... normal ?
Elle n'a rien sur Internet, mais le plus bizarre, c'est que ça m'attire encore plus. Cette absence d'informations... c'est comme une énigme. Un secret bien gardé. Et ça m'intrigue. Parce que si tu veux percer dans ce monde, tu laisses toujours une trace quelque part. Et elle, elle n'a laissé aucune trace. Comme si elle avait appris à disparaître dans le paysage. Ou peut-être qu'elle n'avait même jamais voulu faire partie de ce monde.
Mais bon, c'est une voisine, hein. Juste une voisine. Pas un projet à résoudre. Mais je ne peux m'empêcher d'y penser, d'analyser chacun de ses gestes, de ses sourires. Putain, c'est un vrai casse-tête cette femme.
Ben se lève, tout content de son petit jeu, son sourire grand comme un môme qui vient de faire une bêtise.
— Allez, laisse-moi faire, je vais lui faire un petit coup de Google à cette mystérieuse voisine. Pas de secret pour Ben, c'est ça la magie d'Internet.
Je lui fais un signe de la main, comme pour lui dire "Je t'en prie, fais comme chez toi". Il s'installe confortablement dans le fauteuil avec son téléphone, en mode "je vais tout détruire", tapotant sur l'écran avec cette tranquillité ridicule qu'il a quand il est sûr de son coup.
Je le laisse faire, juste pour voir. Ça ne me dérange pas, non. Je ne suis pas du genre à me précipiter dans une frénésie de recherche. Mais voilà, je suis curieux. C'est tout. Curieux et un peu frustré. Parce que je sais que quelque chose ne colle pas avec elle. Elle est un paradoxe vivant. Et paradoxalement, ça m'attire encore plus.
Il râle.
— Tu te fous de ma gueule, là ?
Il tapote un peu plus frénétiquement, cette fois un peu plus agacé. C'est amusant de le voir perdre son calme quand il a toujours l'air de savoir ce qu'il fait.
— Ben, c'est juste une voisine, tu sais ? C'est pas un mystère mondial.
Il ne répond pas. Il est concentré. Et là, il rigole. Oh, c'est pas bon signe.
— T'as vu ça ?
Je me tourne lentement vers lui, une légère inquiétude qui commence à grandir dans mon esprit. Mais je lui réponds comme si je ne m'en foutais.
— Quoi ?
— Bah, y a rien sur elle. Nada. Zéro. C'est comme si elle n'existait pas avant aujourd'hui. Je me suis tapé tout l'Internet, et y a juste... C'est... c'est carrément suspect, Rhys.
Là, il me lance un regard. Un regard de mec qui vient de percer un secret, celui que j'ai toujours cherché à cacher.
— Ah ouais ? C'est ça qu'elle veut, jouer à la fantôme ?
Je me frotte le visage, la tension se fait un peu plus palpable. Parce que... putain. Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi aucune trace ? Comment quelqu'un peut vivre dans un monde aussi connecté, et disparaître aussi complètement ?
— Tu sais quoi ? Elle me fait penser à un film de Hitchcock, genre l'espionne mystérieuse... Ou une espionne en mission secrète. Non, mais c'est carrément flippant. Genre, la meuf qui s'infiltre et qui disparaît dès que t'essaies de savoir qui elle est.
Ben éclate de rire. Un rire qui résonne comme un écho dans mon appartement bien trop calme.
— T'es vraiment dans la merde, toi. Ça craint.
Je soupire.
— C'est bon, arrête de te foutre de moi.
— Non, non, non. T'es complètement en train de tomber dans le piège, mec. T'as déjà les yeux qui brillent quand tu parles d'elle. C'est pas juste une voisine, c'est l'énigme vivante qui te rend fou.
Je le regarde sans rien dire, mais il a raison. Parce que quelque part, au fond, j'étais déjà intrigué. Je pensais que ce n'était qu'un petit coup d'œil, une simple curiosité passagère. Mais non. C'est plus que ça. Elle est l'énigme que je veux résoudre. Et je sais bien que, plus je vais m'en approcher, plus je vais devenir dépendant de ce truc mystérieux qu'elle cache. Elle est exactement ce dont j'ai besoin, même si je n'en ai aucune foutue idée.
Ben me regarde avec un sourire satisfait.
— Franchement, tu devrais vraiment te méfier, Rhys. Là, tu joues à un jeu où tu sais même pas les règles.
Un sourire narquois étire ses lèvres. Je sais ce qu'il pense, mais il n'a aucune idée de ce que je ressens vraiment. Il pense que c'est juste une histoire de curiosité, un petit jeu d'esprit. Mais pour moi, c'est plus que ça.
C'est beaucoup plus que ça.