RHYS
Elle ne dort pas. Même allongée, emmitouflée sous le plaid, son corps reste tendu. Son regard fixé au plafond, comme s'il pouvait lui tomber dessus d'un instant à l'autre.
— Je ne peux pas rester ici, murmure-t-elle. Il n'y a peut-être rien, mais j'y arrive pas. C'est plus fort que moi.
Je hoche lentement la tête. Elle n'a nulle part où aller, elle ne connaît encore personne dans cette ville, et pourtant... Son instinct est plus fort que sa raison.
Et ça me suffit.
— Viens chez moi, alors.
Elle tourne les yeux vers moi, surprise. Je suis déjà debout, la main tendue. Je ne lui laisse pas le choix, pas cette fois.
— Tu seras plus en sécurité. Et je ne compte pas te quitter de la nuit.
Elle hésite. Son regard glisse vers la porte, puis vers moi.
— Et Red ? demande-t-elle d'une voix basse.
— Il montera la garde en bas. Il sait faire la différence entre un voisin et une menace. Crois-moi, si ce type repointe son nez, il ne passera pas l'entrée.
Elle acquiesce lentement. Je tends la main vers elle.
— Tu seras plus en sécurité là-bas. Et je ne te laisserai pas seule. Pas cette nuit. Pas tant que t'auras encore cette peur dans le regard.
Elle glisse sa main dans la mienne. Elle est glacée.
★★★
Mon appartement est plus épuré, plus froid aussi. Pas de bibelots, pas de photos. Juste du verre, du bois sombre, des lignes nettes. Mais ce soir, il est là pour elle.
Elle s'installe dans la chambre d'amis, sans vraiment regarder autour. Elle serre le tissu du plaid entre ses doigts comme un bouclier.
— Tu veux que je reste à côté ? dis-je en m'appuyant contre l'encadrement de la porte.
Elle hoche la tête.
— Pas trop loin.
— Je suis juste là. Je reviens tout de suite d'accord.
Je referme doucement la porte, je reste dans le salon, dos à la baie vitrée. La ville est calme, trop calme. Je sors mon téléphone.
— James, dis-je à voix basse. Faut que tu rassembles toutes les vidéos du hall d'entrée jusqu'au dernier étage. Ce soir. Je veux chaque image. Chaque putain de seconde.
—Bien monsieur.
Je serre la mâchoire.
— Je veux savoir qui est entré. Qui l'a suivie. Qui a osé l'effrayer dans mon immeuble.
Un nouveau silence.
— Ça marche. Je vous tiens au courant.
Je raccroche. Et regarde la porte fermée de la chambre d'amis.
Je n'ai pas le droit de ressentir ce que je ressens. Pas après ce qu'elle vient de confier. Mais je sens déjà cette tension sourde dans mon ventre. Une promesse silencieuse.
Qu'il ose revenir.
Qu'il ose poser un doigt sur elle.
Et je jure qu'il ne ressortira pas entier
Je reviens dans la chambre d'ami et referme la porte derrière moi.
-Ça va aller?
Elle est allongé sur le flanc, le regard presque vide. Et ça me tue intérieurement de la voir dans cette état à cause d'un connard.
-Je suis désolé, murmuré-t-elle.
Je m'assois sur le bord du matelas à ses côtés, gardant une distance raisonnable.
-Je me retrouve à crécher chez toi parce que je suis pas capable de régler mes problèmes perso... c'est d'un pathétique se plaint t elle.
-Arrête de dire ça, il y a rien de pathétique à demander de l'aide quand on en a besoin.
-Je sais que je t'en ai déjà beaucoup demandé mais... Tu veux bien me rendre un service s'il-te-plaît?
-Tout ce que tu veux, je dis presque comme un réflexe.
-Tu veux bien passer la nuit avec moi? Ou du moins jusqu'à je m'endort.
-Aucun problème.
Je m'allonge à ses côtés, sans hésiter. Sans poser de question. J'ai à peine tiré la couverture sur nous que je sens la chaleur de son corps contre le mien. Trop proche.
Mais je ne bouge pas.
Je pourrais dire que c'est par respect, ou pour ne pas la brusquer.
La vérité ?
C'est que j'ai envie d'elle là, tout de suite, maintenant. Pas dans un sens physique pas seulement mais dans celui que je ne m'explique pas. J'ai envie d'être là pour elle. De la retenir. De la comprendre.
-J'ai vraiment était stupid...
-Isabela...
Je n'aime pas la façon dont elle se dévalorise. J'ai l'impression qu'elle ne se voit pas comme je la voi, c'est à dire comme une jeune femme sublime, pleine de vie, de courage, toujours prête à aider les autre, tout simplement incroyable.
Parce que c'est ce qu'elle est.
Elle est incroyable.
— Ce n'est pas ta faute. Tu l'as aimé, et il en a profité... je dis, à voix basse.
Elle secoue doucement la tête, l'ombre d'un sourire triste sur les lèvres.
— Je ne crois pas l'avoir réellement aimé, tu sais... J'ai aimé Rowan. Mais avec lui... ce n'était pas pareil. Je crois que c'est pour ça que ça n'a jamais collé.
Rowan?
Putain.
C'est qui, lui ? Pourquoi ce nom me donne-t-il l'impression qu'on vient de me donner un coup de poing dans la poitrine ?
— Rowan ? je répète, presque malgré moi.
Elle hésite, puis finit par lâcher :
— C'était mon ex-fiancé.
Je me redresse légèrement.
Son quoi ?
Un écho résonne dans ma tête, plus fort que je ne voudrais. Elle a été fiancée. Fiancée. Ce mot sonne comme un territoire marqué auquel je n'ai pas accès.
Et moi ? Je suis qui dans tout ça ? Une distraction ? Un souffle dans une tempête passée ?
— T'as été fiancée ? je demande, le ton plus sec que prévu.
Elle se tourne, fuit mon regard, et fixe le plafond comme si mes yeux étaient une épreuve trop douloureuse.
Puis elle parle.
Et moi, je me tais.
Je l'écoute.
— Tu sais Rhys, j'ai été amoureuse une seule fois dans ma vie...
Ses mots me transpercent. Elle les lâche comme un aveu, une confession. Et ils me collent une boule dans la gorge que je n'arrive pas à avaler.
Elle raconte Rowan. Leur rencontre. Le lycée. La promesse d'un avenir.
Et moi, je reste là, figé, avec un mélange d'émotions que je n'arrive pas à trier : jalousie, culpabilité, compassion, et cette foutue envie de remonter le temps pour pouvoir la connaître avant lui.
-On s'est rencontré au lycée, on était jeune. On s'aimait. Mais ça n'a pas duré.
-Je suis désolé.
Elle hausse les épaules, puis me regarde de nouveau.
-Quand j'ai quitté mon pays natal pour emménager avec lui, je ne savais pas ce qui allait arriver. Je n'imaginais pas le compte de fée mais je savais que c'était le bon tu vois? On était peut-être jeune mais lui et moi c'était quelque chose de vraiment sérieux.
-A t'entendre on dirait que tu as toujours des sentiments pour lui?
-Oui, c'est vrai. Une partie de moi aura toujours des sentiments pour lui, je le sais. Il a était mon premier amour ... et mon premier chagrin d'amour dayeur.
Je serre les dents.
Mon estomac se tord.
Je ne devrais pas être jaloux d'un fantôme.
Mais je le suis.
Je m'oblige à poser la question :
— Comment ça s'est terminé ?
-On a emménagé à Londres, j'ai débouché une bourse dans une université. Les premières années on était magiques. Puis trois années ont passé. Et c'est à ce moment là que tout est parti en cacahuète... Rowan a été diagnostiqué d'un cancer du pancréas niveau quatre.
Putain de merde.
Ne me dites pas qu'il est...
Je ferme les yeux un instant. Je serre la mâchoire. Putain.
Elle continue. Elle tremble, et sa voix devient un murmure quand elle raconte leurs derniers mois.
Les voyages. Les rires forcés. La lumière avant le noir.
-Il ne voulait pas suivre de chigot, il disait qu'il ne voyait pas l'utilité d'en faire une alors que ça ne lui servirait à peine à survivre une année. Il ne voulait pas mourir dans une chambre d'hôpital.
Elle tremble, comme si parler de tout ça lui faisait revivre tout ça.
-On a décidé de profiter de nos derniers mois ensemble. On a voyagé, on s'est amusé, j'ai fait tout mon possible pour qu'il passe les meilleurs jours au monde. Puis il m'a demandé sa dernière requête, je me souviendrais de ce moment toute ma vie.
Et puis cette phrase.
Simple. Dévastatrice.
— Veux-tu m'épouser ?
Sa voix se brise.
Et moi aussi, un peu.
Je pose ma main sur la sienne.
Ce n'est pas un geste réfléchi. C'est instinctif. Humain.
Peut-être un peu amoureux aussi.
Elle ajoute, à peine audible :
— C'était son dernier souhait.
Un silence.
Lourd. Respectueux.
Mais brûlant de tout ce que je ne peux pas lui dire.
Pas maintenant.
Ce que je ressens ?
Une boule de feu dans la poitrine. Pas contre elle. Pour elle.
Je ne suis pas sûr qu'elle soit prête à aimer à nouveau.
Mais je suis prêt à attendre.
Elle serre mes doigts plus fort, comme si elle avait besoin d'ancrage pour affronter ce qu'elle s'apprête à dire. Son regard reste fixé sur un point invisible, quelque part entre le plafond et un souvenir qu'elle ne quittera jamais vraiment.
— On s'est mariés, finit-elle par dire. Juste avant la cérémonie, en petit comité... enfin, juste nous deux. Il ne voulait pas de grande fête. Juste... que je sois sa femme.
Mon cœur s'arrête une seconde.
Mariés.
Le mot résonne comme une cloche funèbre. Il est mort le soir même.
Elle inspire difficilement, sa voix tremble.
— Je crois qu'une partie de moi est morte ce soir-là avec lui. Je suis restée seule dans notre appartement. À Londres. Les murs étaient vides. Moi aussi. Je me levais, je mangeais à peine, je regardais les jours passer sans vraiment les vivre. J'étais juste... là.
Elle s'interrompt, et moi je lutte. Je veux dire quelque chose, mais rien ne me paraît assez fort, assez juste, pour apaiser ce qu'elle me livre.
Et pourtant, elle continue.
— Et puis un soir, j'ai rencontré Dan. Il était là, dans cette soirée où j'avais accepté d'aller juste pour m'obliger à être humaine à nouveau. Il m'a souri. Il m'a parlé. Et j'avais tellement besoin d'exister aux yeux de quelqu'un que je l'ai laissé entrer.
Je serre un peu plus sa main, déjà glacée.
Mon cœur tape fort dans ma poitrine, un mélange de rage contenue et de peur sourde.
Je connais la suite.
— Au début, il était gentil, attentionné, un peu trop parfait. Je croyais que c'était peut-être ça, un nouveau départ. Que la vie me disait que j'avais le droit d'aimer encore... D'être aimée.
Elle se tourne vers moi cette fois, ses yeux embués de larmes qu'elle retient de toutes ses forces.
Et sa voix se durcit, presque honteuse.
— Mais tu connais la suite.
Oui. Je la connais.
Et c'est précisément ce que je ne supporte pas.
Je ferme les yeux.
Dan.
Ce prénom m'écorche la gorge. Je revois les marques, les silences d'Isabela, ses esquives.
Ce n'est plus une hypothèse. C'est une certitude.
Ce fils de pute l'a brisée.
— J'ai fui, Rhys, poursuit-elle dans un souffle.
Et le reste... tu le connais. L'hôtel. Le café. Toi.
Elle me regarde.
Et je me sens... dévasté.
Pas parce qu'elle a aimé un autre. Pas parce qu'elle a été mariée.
Mais parce que personne n'était là pour la retenir quand elle sombrait.
Parce qu'elle a traversé tout ça seule, et que je ne l'ai connue qu'à la fin de l'ouragan, quand elle s'efforçait déjà de recoller les morceaux.
Je prends une inspiration, douloureuse. Et je parle enfin :
— Tu n'aurais jamais dû traverser tout ça seule.
Elle détourne à nouveau les yeux, mais je ne la laisse pas se refermer. Pas maintenant.
— Isabela... ce qu'il t'a fait, ce que t'as vécu, c'est pas ta faute. Tu méritais d'être aimée. Protégée. Respectée. Et si j'avais été là...
Je m'interromps.
Parce que ce que je m'apprête à dire dépasse peut-être ce qu'elle est prête à entendre.
Je la regarde.
Et même dans son chagrin, même dans cette nuit sombre où elle me livre tout, elle est magnifique.
Pas d'une beauté de vitrine.
Mais d'une beauté vraie. De celles qu'on devine dans les fissures.
Alors je me penche un peu vers elle.
Et je murmure :
— Tu n'es plus seule maintenant.