Samaël attendait Satan et Lilith près du trône. Il se retourna en entendant le portail s’ouvrir. À travers, il vit la salle de la Trêve du Purgatorio. Il hocha la tête pour saluer leur monarque quand ils traversèrent, l’ouverture entre les dimensions se refermant derrière eux.
— Satan.
Celui-ci ne perdit pas son temps en salutations inutiles. Il entra directement dans le vif du sujet.
— Où est Bélial ?
— Je l’ai fait patienter dans les jardins suspendus. As-tu pu retrouver ce qui t’a été volé ?
— Nous avons des pistes indiquant que Belzébuth serait bien le responsable de cet affront.
— Comme tu le soupçonnais… De notre côté, nous avons continué à enquêter, ainsi que tu nous l’as demandé. Même avec l’aide des sorcières, nous n’avons pu découvrir comment quelqu’un a pu s’introduire dans ta chambre sans alerter une seule de nos défenses.
Fidèle à lui-même, Samaël était très formel, à la limite de la froideur. La petite Lilith intervint, histoire d’apporter au moins une bonne nouvelle à leur monarque, lequel paraissait déjà bien assez contrarié d’avoir dû abandonner Haziel et sa traque.
— Mais nous travaillons actuellement à les renforcer. Lorsque tu auras pu faire avouer à Belzébuth comment il s’y est pris, nous pourrons apporter les dernières finitions. Ça ne se reproduira pas.
— Vous êtes efficaces, comme toujours. Je me pencherai sur vos rapports à mon retour définitif.
Le Diable s’étira, pendant qu’il abandonnait son apparence humaine pour la sienne véritable.
Ses ailes déchirèrent la robe que Haziel avait choisie avec soin pour lui. Sa queue la troua et il finit en lambeaux sur le sol. Il retira le talisman de son cou pour le tendre à Lilith, mais garda la parure de perles.
— Si tu peux le renforcer, renforce-le. Je retourne sur Terre dès que j’en ai fini avec Bélial.
Les jardins suspendus étaient accessibles par les galeries de la plus grande des salles de réceptions. Bélial faisait les cent pas sur le belvédère, ses ailes de géhenne laissant des traînées de braises voletant derrière elles, sans se soucier de la merveille qui s’étendait devant ses yeux. Sous la voûte rouge qui leur servait de ciel, flottaient des dizaines d’îlots. La plupart abritaient les biomes de la Terre. Tous étaient représentés. Certains avaient disparu, d’autres n’existaient pas encore. D’autres, à peine quelques-uns, accueillaient des cascades d’or liquide. Elles s’écoulaient dans les airs jusqu’à s’éparpiller dans une brume étincelante. Le bruit du ruissellement couvrait les plaintes des damnés, et l’odeur de la nature celle de l’âcreté de l’Enfer. De tout ce que l’ancien archange de la Connaissance avait fait de cet endroit, c’était sans nul doute une de ses plus grandes fiertés. Après avoir fait signe aux gardes de les laisser, il s’avança vers lui à pas de velours.
— N’est-ce pas mon Prince de la Colère préféré que voilà ? As-tu été convenablement reçu ?
Bélial réprima un sursaut. Il se retourna, les sourcils froncés. Son monarque n’en prit pas ombrage. L’archidémon avait toujours l’air courroucé, tout comme il y avait toujours un grondement au fond de sa gorge lorsqu’il parlait :
— Comme toujours, Satan. J’espère ne pas trop te déranger alors que tu prenais du bon temps.
— Oh, tu sais comment sont ses luxurieuses Altesses. Elles ne peuvent se passer de moi. Qu’y avait-il de si urgent pour que tu ne puisses attendre une audience ?
— Une rumeur court dans nos armées, Satan. Nous serions sur le point de déclarer la guerre au Paradis.
— C’est ridicule. Est-ce pour ça que tu m’as fait mander ? Pour une simple rumeur ? Si je t’ai nommé général, c’est pour que tu contrôles un minimum nos soldats.
Sous un agacement non feint, Satan dissimula son trouble. Si tôt après qu’un archidémon se soit introduit dans ses appartements ? Cela ne pouvait être une coïncidence. À moins que sa présence sur Terre ait été encore plus remarquée qu’il ne l’aurait cru ? Bélial s’emporta, confirmant ses craintes :
— Je ne me dérangerai pas pour si peu ! Mais il y a des signes, Satan. Michel a été vu sur Terre pour la première fois depuis la Trêve. Et il se raconte que ton palais n’est plus des plus sûrs, au moment où tu choisis de disparaître, je ne sais où. Personne ne se rappelle t’avoir vu t’envoyer en l’air au Quartier des Plaisirs, dernièrement.
— M’accuserais-tu de te mentir, Bélial ?
— Certainement ! Tu es le Diable, c’est dans ta nature d’être un salopard de mystificateur.
— Oh, assez avec les compliments. Pas de ça entre nous, voyons.
Bélial grogna. Contrairement à ce que pourrait croire un œil extérieur, ils s’entendaient bien, au vu de leurs caractères respectifs. Satan supportait ses emportements, lui ses sarcasmes. Surtout, ils étaient d’accord sur un point primordial : il était inutile de se plonger dans un nouvel affrontement meurtrier avec le Paradis, tant que ne sonnerait pas la trompette de l’Apocalypse. Du moins, il l’avait cru jusque là. C’est pour ça qu’il avait accepté de prendre le commandement des armées, en plus de son rôle d’archidémon du Troisième Cercle, lorsque le Diable le lui avait demandé.
— Je me moque de tes manigances. Je veux uniquement savoir si je dois nous préparer à affronter les armées de Michel à nouveau.
— Si c’était le cas, ne penses-tu pas que tu serais le premier au courant, en tant que général ? Fais-tu donc si peu confiance en ton Monarque ? soupira Satan.
La confiance était une des denrées les plus rares en Enfer. Sous son impétuosité, Bélial était un des démons les plus francs qu’il connaissait. Pas fait pour les intrigues de cour, c’était d’ailleurs pour cela que Belzébuth le surpassait en pouvoir, il s’était fait rouler plus d’une fois, mais c’était pour cela aussi que le Diable lui avait confié la puissance militaire de l’Enfer. Il savait que si l’idée lui prenait de s’en servir pour comploter contre lui, ou de s’en prendre au Paradis, il le devinerait tout de suite.
— Je t’expliquerai tout plus tard, Bélial, mais je peux te garantir qu’un nouveau conflit armé contre Sa Déité n’est pas dans mes projets. Pourquoi le serait-ce ? La Terre est devenue une poudrière. Si elle continue ainsi, l’Humanité se bousillera elle-même avant qu’On ne leur envoie ses quatre Cavaliers. Et nous serons là pour ramasser leurs âmes.
— Je ne partage pas ton optimisme. Si elle réussit à surmonter ses difficultés, elle deviendra meilleure qu’elle ne l’a jamais été. Ce serait une victoire sans conteste pour le Paradis. Nous en sortirions affaiblis. Et il est hors de question que nous redevenions faibles ! Donc, si tu veux te lancer dans une nouvelle guerre, je te suivrai. Sans toi, nous serions peut-être toujours les larbins de Sa Déité.
Bélial avait été contre la Trêve, contre l’amnistie des déchus. On était avec eux ou contre eux. Ce côté de tout voir en lumineux ou en ténébreux, comme si les ombres n’existaient pas, était parfois ennuyant, souvent rafraîchissant. Satan savait que tant qu’il serait assez fort pour être leur Diable, il ne le trahirait pas. Il sourit.
— Puisque tu te proposes, je risque peut-être d’avoir besoin de ton soutien prochainement. Il est possible que l’un des trônes des sept Cercles devienne vacant. Si cela se fait, j’aurai besoin de tes armées pour y assurer l’ordre en attendant la passation.
— Ce serait une situation inédite ! Qui ? Pourquoi ?
— Je ne peux pas encore te le dire. Ce n’est qu’une possibilité après tout. Et ce serait dommage de te gâcher la surprise, n’est-ce pas ?
À force de complot et de détermination, Belzébuth était devenu celui qui possédait le plus d’âmes en Enfer. Ce qui faisait du Prince de la Gourmandise le deuxième en pouvoir après lui. Satan le laissait faire ses petits jeux. Il trouvait ça distrayant de lui mettre des bâtons dans les roues. Mais sans doute avait-il été trop coulant avec lui. Car si Belzébuth l’avait suffisamment pris en confiance pour s’infiltrer chez lui, et en puissance pour ne pas se faire remarquer, c’est que la véritable trahison n’était pas loin. Le Diable ne pouvait laisser à la tête d’un des sept Cercles un archidémon qui menaçait et son trône et la stabilité de l’Enfer. Même si cela signifiait le forcer à abdiquer et déstabiliser la politique infernale à court terme, à une période charnière de l’Humanité. Le Diable faisait le beau devant son général, néanmoins, il savait que les prochains jours seraient difficiles. Qu’importe. Il briserait tous les obstacles sur son chemin.
Bélial n’insista pas, connaissant suffisamment bien son monarque pour savoir qu’il ne parlerait pas s’il n’en avait pas envie. Il se concentra sur le concret.
— Que dois-je dire à nos armées ?
— La vérité, pour changer. Que ce sont des murmures sans aucun fondement.
Ainsi, Lucifer pourrait retourner sur Terre, retrouver Haziel. Cependant, il changea presque aussitôt d’avis. L’affaire était trop grave pour qu’il quitte l’Enfer sans être sûr d’avoir la situation sous contrôle. Il le devait à tous les démons, déchus ou non, et à Haziel, de ne pas les entraîner à nouveau dans une bataille sanglante, et surtout pas à cause d’une stupide négligence de sa part.
— Ou non. Je vais leur parler moi-même. Il faut absolument éteindre cette rumeur, avant que son écho ne raisonne jusqu’au Paradis. Car si cela arrive aux oreilles de Michel… Sais-tu qui en est à l’origine ?
— Non, mais si je le trouve, je testerai avec plaisir les inventions de Belphégor sur lui !
Le Prince de la Colère battit des ailes, enflammant l’air autour de lui. Satan fit un pas de côté pour éviter les étincelles. Il était temps de rappeler au reste de l’Enfer que les seules paroles à croire étaient celles qui sortaient du salopard de mystificateur qu’il était.
Le temps de panser ses blessures pour Haziel, de laver ses cheveux pour Sacha, ils avaient passé le reste de la nuit dans un hôtel de Catane. Le repos avait été court cependant. Ils étaient partis tôt pour regagner Florence. Ils n’avaient toujours pas de nouvelles de Lucifer. Mais comme aucune autre ville n’était passée à la télé pour folie intempestive, l’archange déchu supposa qu’il n’était pas en train de se balader sur Terre.
Avant de rentrer au Purgatorio pour planifier la suite, le duo s’était arrêté à la pharmacie. Le précieux sachet plastique à la main, ils remontèrent les rues, arrivant à une place bondée. Le temps ralentit. C’était comme se retrouver plongé dans un film qui passait image par image. Les oiseaux flottaient dans les airs, chaque battement d’ailes se décomposant en plusieurs mouvements gracieux. L’eau de la fontaine était suspendue en plein jet, étincelante sous le soleil d’hiver, et les gouttelettes qui en giclaient n’en finissaient plus d’atterrir, devenaient de petites perles. De bruyante, la place devint une symphonie complexe, où chaque éclat de voix, de rire, ressortait, où le froissement des tissus et le martèlement des pas, et même le grincement des poussettes, formaient un bruit blanc tranquille. Et à travers la foule qui ne semblait pas se rendre compte que le temps s’étirait à l’infini, avançait un être tout de blanc vêtu, auréolé d’une lumière brûlante. Le regarder, lui et ses six ailes immaculées, c’était regarder un soleil à s’en brûler les rétines. Et au fur et à mesure qu’il se rapprochait, le dhampire avait l’impression de s’enflammer de l’intérieur.
— Sacha. Pars.
L’ordre claqua dans l’air, tel un coup de fouet. Jamais il n’avait entendu Haziel lui parler avec autant d’urgence. Ça le réveilla de sa contemplation.
— Mais…
— Maintenant.
Malgré sa parole donnée, Sacha n’avait jamais eu l’intention de l’abandonner, peu importe ce qui se passait. Cependant, en contemplant celui qui ne pouvait qu’être un archange, Sacha comprit. Il n’avait pas l’ombre d’une chance. L’autre pouvait le faire flamber d’un claquement de doigts, lui qui tolérait à peine l’eau bénite. Il voulut s’enfuir dans les Limbes, mais la lumière était telle que toute obscurité avait été momentanément annihilée. Il fila sans demander son reste.
L’archange s’arrêta devant Haziel. Il tourna la tête pourvoir le dhampire s’enfuir en courant. Deux ailes d’or passé lui bloquèrent la vue. Le déchu avait repris sa forme angélique. L’autre plongea ses yeux dans les siens.
— Un fils de Mammon. Tu sais toujours bien t’entourer, Haziel, à ce que je vois.
— Que me vaut le déplaisir de ta visite, Michel ?
Devant lui se tenait le Prince de la Foi, général des armées divines. Celui qui, le Huitième Jour, les aurait embrasés de ses flammes purificatrices, tous, jusqu’au dernier, s’il avait pu. Celui qui avait été son ami, son adelphe. Celui qui avait veillé sur Lucifer comme sur ses propres plumes. Cela faisait bien longtemps que l’archange n’était pas venu sur Terre, mais avec Lucifer qui n’en avait fait qu’à sa tête, Haziel s’était attendu à l’avoir sur sa route très prochainement. C’est pourquoi il n’était pas surpris de le voir. Michel posait sur lui un regard indéchiffrable.
— Je suis allé à ta rencontre, au Purgatorio. Phistophélès m’a dit que tu t’étais absenté. Étrange moment pour voyager, quand sa ville sombre dans la folie. Ou parfait moment pour s’enfuir ?
— Mes affaires ne te concernent pas.
Haziel avait posé sa main sur son torse, prêt à dégainer sa pertuisane à tout moment. Il ne se faisait pas de grandes illusions sur l’issue d’un combat avec celui que les humains appelaient très justement le Soldat de Dieu. Il n’avait pas oublié comment ça s’était fini la dernière fois. Mais Michel n’était pas hostile.
— Tout me concerne, Haziel. Particulièrement, lorsque le Mal flambe et qu’aucun ange, aucun démon, aucun déchu ne sache m’expliquer pourquoi. N’oublie pas que toi et les tiens ne vivez que parce que nous le permettons.
— Parce qu’On le permet, tu veux dire. Tu m’excuseras si je ne me sens pas déborder de gratitude envers toi.
Il n’oublierait jamais la douleur de sentir ses ailes s’enflammer, ni le visage de Michel les regardant chuter. Le Prince du Paradis ne broncha pas. À la place, il se mit à lui tourner autour, l’observant sous toutes les coutures.
— Qu’est-il arrivé à ton aile, Haziel ?
— Les démons aussi sont tendus.
S’il avait pu bander ses blessures et acheter une ceinture thoracique pour maintenir ses côtes cassées – que la médecine des humains s’était améliorée – il n’avait rien pu faire pour son aile de tête, qui se dressait maintenant dans un angle bizarre et douloureux. Il regrettait d’avoir envoyé la doctoresse Faust à Vienne.
— Est-ce la raison pour laquelle tu t’es absenté, alors que Florence devenait un vortex du Mal ? Parce que les démons sont tendus ?
Haziel se retrouvait pris dans un tel flot de questions qu’il n’avait plus l’impression d’être face à l’archange de la Foi, mais à celui de la Justice. Michel avait quitté le sol, voletant autour de lui, pendant que l’archange déchu restait au sol, tournant lentement sur lui-même pour ne pas le quitter des yeux.
— Aurais-tu quelque chose à m’avouer, Haziel ? Aurais-tu rompu la promesse que tu as faite de ne te mêler ni des affaires du Paradis, ni des affaires de l’Enfer ?
— Aucun de mes actes n’a jamais fait pencher la balance en faveur de l’un ou de l’autre.
— Et qu’en est-il de ce démon, qui t’accompagnait ces derniers jours ? Celui avec qui tu t’es rendu à Vienne, le soir où un bal a été pris de la même folie que celle qui a frappé Florence ?
Bien sûr, il savait ça aussi.
— Nous avons passé un contrat pour une affaire personnelle. Je ne peux pas révéler son nom.
— Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?
Le silence de Haziel parla pour lui. Il était un très mauvais menteur, et les anges de très bons détecteurs. Mais plutôt qu’insister sur ce point précis, Michel sauta à une autre question.
— Haziel, est-ce que tu connais les raisons de ces événements ?
— Oui. Rien qui ne menace le Paradis.
— Et est-ce que l’Enfer te menace toi, Haziel ? Est-ce pour cela que tu ne veux rien me dire ?
Sous l’interrogatoire passionné qu’il menait depuis tout à l’heure, Haziel sentit pour la première fois une pointe d’inquiétude. Ses yeux s’arrondirent de surprise. Les archanges célestes aussi ne savaient pas mentir. Ils n’en avaient pas besoin. Le déchu s’adoucit, baissant sa garde.
— Non. Personne ne me menace.
— Est-ce lié à Lucifer ?
La question fila comme une flèche, atteignant sa cible. Haziel recula, ne pouvant cacher son embarras. Qu’il répondît oui ou non, il se trahirait. Encore une fois, il choisit le silence. Le jugement de Michel résonna au-dessus de lui.
— Tu as bien fait de quitter l’Enfer, Haziel. Tu es encore bien trop angélique.
Il se posa à ses côtés, sa main frôlant la pointe de ses cornes. Il entoura ses épaules de son bras, le couvrant de ses ailes en une étreinte adelphique. Et jusqu’à ce qu’il ouvrît la bouche, pour Haziel, ce fut comme s’ils étaient revenus aux Premiers Jours.
— Tu pourrais revenir au Paradis. Voler de nouveau parmi nous. Resplendir dans les cieux, tel que cela aurait toujours dû être. Tu nous manques, Haziel. Si tu suppliais qu’On te pardonne, le pardon te serait accordé. Il n’est pas encore trop tard. Au fond de toi, n’est-ce pas ce dont tu as envie ?
Le temps d’un instant, Haziel se laissa bercer par ce doux rêve. Ses ailes ont retrouvé leur éclat, il volait en compagnie de ses adelphes. Ensemble, ils jouaient de la musique et chantaient à en faire pleurer les nuages. Ils riaient et se chamaillaient autour de questions philosophiques. Ils contemplaient la Création, et priaient pour elle. Plus besoin de lutter pour avoir sa place sur Terre. Il vivrait de pures journées parfaites, dans la plus pure perfection du Paradis, comme avant. C’était tellement confortable, comme vision. Il n’avait qu’à s’agenouiller et il pourrait à nouveau se réveiller chaque jour et s’endormir chaque nuit dans l’amour des siens. Comme avant, mais sans Lucifer. Car en fait, rien ne serait plus comme avant.
Et Haziel ne le voulait pas.
Il savait reconnaître une main tendue, lorsqu’il en voyait une. Il savait que Michel pensait chaque mot qu’il disait, qu’il croyait réellement lui offrir la plus grande chance de sa très longue vie, à lui que les Princes du Paradis avaient ignoré pendant des siècles et des siècles. Ça toucha Haziel autant que ça l’exaspéra. Pour la première fois depuis le début de la rencontre, l’archange déchu sourit. Il se dégagea de son étreinte.
— C’est drôle, Michel, mais depuis que j’ai chuté, je passe ma vie à rencontrer des gens qui veulent me mettre à genoux. Ça en est presque kinky. Pas un jour sans que je ne doive affronter le mépris plus ou moins dissimulé d’anges et de démons. Même des humains s’y sont mis dernièrement. Toute une vie à voir à quel point vous tous, vous trouviez les déchus faibles. À quel point vous me trouviez faible. Et sans doute le suis-je. Je suis conscient que si nous les déchus, nous vivions, ce n’est que parce que l’Enfer et le Paradis nous le permettent. Mais ce n’est pas grave. Je suis en paix avec ce que je suis. Et je n’ai rien à me faire pardonner par Sa Déité. — Et alors que le visage de Michel se déformait sous la colère, il enfonce le dernier clou. — Lucifer ne m’a jamais demandé de retourner en Enfer, après mon départ. Il a au moins respecté ça.
Devant lui, Haziel retrouva enfin le Michel qu’il connaissait. Celui qui, certain de son droit le plus sacré, s’emporta dans ce qu’il estimait être une juste et saine colère. Il déploya ses ailes, aussi éblouissant que furieux.
— Ne me parle pas de lui. Tu étais son préféré, devant moi, devant Sa Déité, et tu n’as rien fait pour l’empêcher de se dévoyer.
Mais ce qui fonctionnait sur un jeune dhampire ne troublait pas celui qui avait été comme lui. Haziel aussi dressa ses ailes. Il reporta sa main à son cœur lorsque Michel posa la sienne sur sa cuisse.
— Toi, tu étais mon adelphe, et tu n’as pas hésité à me transpercer de ton épée. Tu as élevé Lucifer parmi les archanges, et tu étais prêt à le tuer. Je préfère être faible que d’avoir une force qui ne me sera donnée que si je renie ce que je suis.
Ce fut à son tour de s’envoler au-dessus de lui, le toisant comme Michel l’avait lors de leur chute. L’archange de la Foi n’emporterait pas de lui l’image d’un déchu faiblard et apeuré. Ce n’est pas ce qu’il était et il ne le serait jamais. Haziel n’avait aucune haine contre son adelphe, tout comme il ne lui en voulait pas. Comme eux tous, le général des armées divines avait joué leur rôle. Il ne lui pardonnait pas, car il n’y avait rien à pardonner. Mais il n’oublierait pas.
— Michel, du haut de toute ta puissance et ta certitude… Ne t’es-tu jamais demandé si ce n’est pas nous qui avions raison ?
— Non. Jamais.
Le Soldat s’envola aussi, droit vers le ciel. Il dépassa Haziel. Leurs regards se croisèrent une dernière fois. Celui de l’archange de la Foi était un mélange de regrets, de déception et de rage qui le transperça aussi sûrement que ne l’avait fait sa lame enflammée, il y a longtemps.
— Si j’apprends que tu as aidé le Diable, je reviendrai avec mes armées et je raserai ta ville. Profite bien de ton éternité sur Terre, Haziel.
Un rayon de lumière s’abattit sur le prince du Paradis, si éclatant que l’archange déchu cacha ses yeux de ses mains pour ne pas être aveuglé. Lorsqu’il les retira, le temps s’écoulait à nouveau comme On avait voulu qu’il s’écoule. Michel avait disparu.