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Silanti
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Il y a longtemps : Quelque part après le Neuvième Jour

Trônant au bout, Satan considérait les sept anciens séraphins assis autour de la table rectangulaire. Tous s’étaient arrogés une parcelle de l’Enfer. Sept Cercles qui en formaient un grand, avec en son centre un huitième, le sien. Le Diable les avait tous invités, ses sept archidémons, pour la première réunion officielle du gouvernement infernal. Le sujet était connu de tous. Satan, en tant qu’ancien archange de la Connaissance, était celui qui connaissait le mieux les méandres de l’âme des humains. Les Vertus qu’elles recelaient, mais aussi les vices, qui ne demandaient qu’à éclater. Il avait identifié sept Péchés, qui mèneront à toutes les horreurs. Sept Péchés qui n’attendaient que d’avoir leurs Princes pour porter haut et fort leur souillure sur la dernière création de Sa Déité.

Les archidémons avaient pris place en suivant l’ordre de leurs Cercles. Tout comme pour Satan, les premiers signes de la corruption des lieux s’étaient gravés en eux. Le premier Cercle étant celui de Léviathan, gardien des profondeurs et de ce qui était à l’époque l’unique porte de l’Enfer, celui-ci se tenait à l’autre bout de la table. En partant de lui, du côté gauche de la table, se trouvaient, du deuxième au quatrième Cercle, Lilith, Bélial et Azazel. Leur faisaient face, du cinquième au septième Cercle, Mammon, Belzébuth et Belphégor. Belzébuth, dont les yeux se divisaient chaque jour en des facettes supplémentaires, fixait Lilith avec un air mauvais.

— Pourquoi Asmodée est-il ici ?

Celui-ci était confortablement installé sur les genoux de Lilith, la tête appuyée contre ses seins voluptueux. Lilith répondit tranquillement, tandis que sa main jouait avec les cheveux de son amant.

— Il m’accompagne.

— Je pensais que nous étions ici pour décider de l’avenir de l’Enfer, pas pour participer à une de vos petites sauteries orgiaques.

— Même si tu l’avais su, je doute fort que tu aurais trouvé quelqu’un pour t’accompagner. Mais tu pourras toujours me sauter après, mon chou. Ou l’inverse, si tu préfères.

Asmodée accompagna sa provocation d’un clin d’œil tandis que les archidémons riaient, couvrant le grondement de colère de Belzébuth.

— Cela suffit. Quoique, entre nous, tu devrais vraiment revoir tes standards à la hausse, Asmodée.

Les rires prirent aussitôt fin avec l’intervention de Satan, que l’on devinait déjà lassé de leurs bisbilles sous sa petite pique. Mais si un regard pouvait tuer, Belzébuth aurait envoyé Asmodée rejoindre leurs adelphes tombés au combat. Belphégor, qui s’amusait à tourner autour de son index une des touffes de poils qui lui avait poussé sur le bras, demanda à son tour.

— Nous avons une explication pour Asmodée – et personnellement, tu me sautes quand tu veux – mais concernant la petite Lilith et Samaël ?

Les deux démons avaient chacun sa chaise, plus simple et petite que celle des archidémons, en retrait de chaque côté de celle de Satan.

— Samaël est, avec notre cher Lilith, un des premiers anges créés. Il est normal qu’il ait sa place ici. Quant à notre ancienne humaine...

Samaël avait à peine levé les yeux lorsqu’on avait parlé de lui, trop occupé à transcrire le déroulé de la réunion sur du parchemin d’agneau, à la pointe d’une plume charbonneuse dont suintait un liquide noirâtre. Ce ne fut pas le cas de la petite Lilith, qui se dressa aussitôt, n’attendant visiblement que ça. Elle avança jusqu’aux côtés de Satan.

— À entendre les hommes, Eve a enfoncé la pomme de force dans la gorge de ce pauvre Adam. Pourtant, Samaël en est témoin, elle n’a pas eu besoin d’insister. Mais jamais ils ne lui pardonneront d’avoir été la première à avoir eu le courage de goûter la Connaissance.

— Ah, ce pommier fut mon chef-d’œuvre. Jamais fruit ne sera plus délicieux, soupira Satan, qui s’était accoudé à son siège, sa joue contre son poing.

Lilith continua, sans se soucier de son interruption, de plus en plus exaltée. Elle avait fermé ses yeux et sur son front, un troisième, plus orbe noir qu’œil, s’était ouvert. À travers les abîmes du temps, il percevait des futurs que personne d’autre dans cette pièce ne pouvait discerner.

— Les hommes ont déjà condamné les femmes. Ils les accuseront du Péché Originel, oubliant qu’il a été commis à deux. Sous ce prétexte, ils les priveront de ce qui leur est dû pour pouvoir s’en accaparer. Tout comme Adam avec moi, ils essaieront de brider leur force jusqu’à les briser. Elles seront enfermées, maltraitées, réifiées, exploitées. Et celles qui résisteront, celles qui s’entraideront, celles qui utiliseront la Connaissance pour elles et leurs sœurs, seront appelées sorcières. Elles seront torturées, lapidées, pendues, noyées, brûlées, tuées par des armes qui n’existent pas encore. Et parce qu’elles auront utilisé le fruit de la Connaissance, les portes du Paradis leur seront closes. Pour me punir de ma défection, On m’a privé de ma capacité à donner la vie. Mais je vous le dis, ces sorcières à naître sont mes filles, et je réclame leurs âmes.

Ses yeux se rouvrirent et le troisième se referma. Elle avait réussi à faire ce dont Satan rêvait, faire taire les archidémons plus de quelques secondes. Ils les fixaient, attendant que leur Monarque prenne la parole. Il se redressa, fier du petit effet produit.

— Les femmes sont des créatures surprenantes. Premières a quitté le Jardin, premières à croquer le fruit défendu, premières à pécher. Elles ont en elles un esprit de révolte qui me sied. J’accorde à la petite Lilith le droit sur les âmes de ces futures sorcières. À moins que quelqu’un ici le lui conteste ?

Bélial et Belzébuth avaient l’air sur le point de le faire. Ils se toisaient, attendant que l’autre prenne la parole pour défier la volonté du Diable. Le grand Lilith leur coupa l’initiative d’un ton désinvolte.

— Ce ne sera sûrement que quelques centaines de milliers d’âmes, quelques millions tout au plus, sur les dizaines de milliards qui arriveront ici. Il faudrait être bien mesquin pour les lui prendre.

Et comme aucun des archidémon n’avait envie de passer pour mesquin devant le Diable et le plus ancien d’entre eux, l’affaire fut tacitement entendue. Satan sourit.

— Pour ne pas vous pénaliser, mes chers et futurs Princes, pour ne pas vous priver de terres que vous méritez, ces quelques âmes vivront, avec la Petite Lilith, dans mon huitième Cercle de l’Enfer, dissimulées au sein de la Vaine Gloire. À vous les autres pécheresses.

Cela avait dû être convenu à l’avance entre eux, car Lilith hocha simplement la tête, avant de se rasseoir.

— Nous t’en remercions, Monarque de l’Enfer.

— Bien, ce fut un discours très intense, Mère des sorcières, mes félicitations, mais maintenant nous allons passer au but premier de cette réunion. Décider à quel Cercle ira chaque Péché… Et les âmes de celles et ceux qui s’y seront adonné leur vie durant.

— Et si des humains se sont abandonnés à plusieurs d’entre eux ?

C’était Mammon cette fois qui avait pris la parole. Un murmure approbateur parcourut la salle. Satan rit. Sous les lueurs des lustres aux sombres bougies, le cercle parfait formé par ses cornes d’opales noires chatoyait sinistrement.

— Alors, ils m’appartiendront. Je ne vais pas vous laisser toutes les parts de ce délicieux gâteau qu’est l’Humanité, n’est-ce pas ?

En quelques minutes, avant même que la réunion ne débute réellement, Lucifer venait de s’octroyer pour son Cercle les plus impurs des pécheurs et les plus pures des pécheresses à venir. Les seuls qu’il pourrait avoir, certes, mais les plus intéressants en termes de noirceur et de lumière. Et donc, de pouvoir, la puissance d’un Cercle se déciderait dans le futur par le nombre et la qualité de ses âmes. Un coup de maître que personne ici ne pouvait critiquer, car c’était de plus une décision censée. Les pécheurs n’avaient qu’une seule âme, elle était indivisible. Si Satan ne prenait pas pour lui celles dont la propriété ferait débat, ça créerait des dissensions entre les Cercles qui pourraient mener à une instabilité géopolitique malvenue lorsqu’on avait le Paradis comme ennemi. Il y eut bien quelques marmonnements mécontents, mais ce fut tout. Satan tapota de l’auriculaire gauche sur la table. Un petit bol d’obsidienne apparut. Il en tira un papier, qui s’embrasa une fois lu.

— Le premier Péché est l’Orgueil. Je l’aurai bien pris pour moi celui-là, mais être le Diable est déjà une occupation à plein temps.

Il n’en fallut pas plus pour que Belzébuth veuille s’en emparer, aussitôt suivi de Bélial.

— Si ce Péché trouve grâce aux yeux de Satan lui-même, il est évident qu’il est pour moi.

— En quel honneur ?

— J’ai été le Séraphin d’Uriel. J’ai servi la Force, qui d’autre que moi peut avoir le courage de porter haut et fort une telle responsabilité ?

— Moi-même ! Je te rappelle que je le servais à tes côtés !

— Vraiment ? Tu ne devais pas être très mémorable dans ton rôle, car je l’avais oublié.

— Ne me pousse pas, Belzébuth !

Un gloussement d’Azazel les interrompit. Bélial dirigea aussitôt son énervement vers son dédaigneux voisin.

— Quelque chose à dire ?

— Oh, je vous en prie, ne vous souciez pas de moi. Continuez à vous chamailler comme des chiots, c’est un spectacle fort plaisant. L’Orgueil ne se quémande pas. Tu l’as ou tu ne l’as pas.

Azazel se leva, n’accordant pas plus d’intérêt à l’archidémon qui crachait des étincelles de colère.

— Satan, l’Orgueil ira au quatrième Cercle de l’Enfer.

— Qu’il en soit ainsi. Prince Azazel, archidémon de l’Orgueil.

Azazel eut un rictus moqueur pour Belzébuth, qui produisit un bruit étrangement proche du vrombissement, et Bélial, qui bondit aussitôt de sa chaise. Les pointes de certaines de ses plumes commençaient à s’enflammer. Il pointa un doigt accusateur vers leur monarque.

— Favoritisme ! Tu ne le lui as accordé que parce qu’il a été ton séraphin !

— Serais-tu en train de te plaindre que l’Enfer est injuste, Bélial ?

Satan le dévisageait avec curiosité, sincèrement intéressé par sa réponse. Se rendant compte qu’il était en train de se couvrir de ridicule, Bélial serra les poings en se laissant retomber sur son siège. Azazel déclara :

— Bien, ce n’est pas que vos empoignades ne m’amusent guère, mais je me contrefiche de ce que vous allez avoir. Satan...

— Nous n’avons plus besoin de toi. Tu peux disposer.

Le Diable balaya l’air de sa main, lui indiquant la porte. Sans plus de cérémonie, Azazel quitta l’assemblée, sous le regard excédé des deux autres. Sur la tête du Prince de l’Orgueuil pointait le début des six cornes qui, plus tard, lui feraient une couronne naturelle. Le Diable continua comme si de rien était, reprenant le même cérémonial que pour le premier papier.

— Le second Péché est l’Avarice.

Un ange passa. Satan s’agaça.

— Pas tous en même temps, surtout. J’adorerai que cette réunion s’éternise, j’aime tellement passer du temps en votre compagnie.

— Tu avoueras que ce n’est pas le Péché le plus vendeur, souffla Belphégor.

— Comment ? C’est l’un des Péchés avec le plus de potentiel. Hors du Jardin d’Éden, la vie est sans pitié pour les mortels. Il ne leur en faudra pas beaucoup pour que les humains veuillent s’accaparer autant de bien qu’ils le pourront. Qui sait, en les poussant comme il faut, ils détruiront peut-être même la Création avant que ne sonne l’Apocalypse. Maintenant, que j’y pense, c’est même le Péché parfait pour quelqu’un d’aussi créatif que toi.

— Mais, je…

— Quelque chose à rajouter, Prince Belphégor du septième Cercle de l’Enfer, archidémon de l’Avarice ?

C’était visible pour tous, Belphégor était mécontent. Mais il n’avait pas été le séraphin de Ramiel, archange de la Prudence, pour rien. Il n’avait aucune envie de défier celui qui avait été assez fort pour tenir tête à Michel. Il approuva de mauvaise grâce.

— Tu es notre Monarque, Satan.

— Bien.

— Ce Péché irait parfaitement à celui d’entre nous qui passe son temps à gronder et à s’agiter.

La plaisanterie de Mammon fit rire tout le monde, excepté Lilith et Asmodée, bien trop occupés à se peloter, ainsi que Bélial, qui ne comprit pas tout de suite qu’il parlait de lui, trop occupé à essayer d’ignorer ses gênants voisins.

— Sais-tu quoi, Mammon ? Je le pense aussi. La colère ira au troisième Cercle de l’Enfer.

— Comment ?!

— Désirais-tu un autre Péché ?

— Eh bien... Non.

— Parfait ! Te voilà Prince Bélial, archidémon de la Colère. Mes félicitations.

Pendant que Bélial grommelait quelques jurons, l’attention de Satan se porta sur celui qui lui faisait face à l’autre bout, et qui se contentait de les fixer, sans rire ou parler.

— Tu es bien calme, Léviathan. Notre réunion t’ennuie-t-elle aussi ?

— Non, Satan. J’attends.

Léviathan avait été le séraphin de Sariel, archange la Justice. Celui-ci ne parlait que s’il le jugeait absolument nécessaire. Si son ancien second était décidé à l’imiter, Satan n’allait pas s’en plaindre. C’était très reposant, comparé à d’autres présents dans la pièce. Il enchaîna.

— Au tour du quatrième Péché... la Gourmandise.

Belzébuth réagit aussitôt.

— Je le prends.

— Et pour quelle raison devrais-je le donner à ton Cercle ?

— Aurais-tu une raison pour me le refuser ? Si tu me prives de l’Orgueil, autant me retrouver avec le Péché le plus délicieux et décadent.

Il était clair que Satan n’avait aucune envie de donner à Belzébuth le Péché qu’il souhaitait. Il avait été le seul à déclarer ouvertement que le rôle de Monarque de l’Enfer ne devait pas naturellement revenir à un ancien archange. Avant de se rétracter lorsque Lucifer lui avait proposé de se battre contre lui s’il désirait la place. Toutefois, Satan se doutait qu’il s’y risquerait le jour où il se sentirait assez puissant pour ça.

Mais personne d’autre ne se proposant, le Diable fut bien obligé de lui accorder. Il se serait bien passé de son expression railleuse et victorieuse, cela dit.

— À la demande du Prince Belzébuth, archidémon de la Gourmandise, la Gourmandise ira donc au cinquième Cercle de l’Enfer. — Et sans laisser le temps à Belzébuth de se vanter, il enchaîna aussitôt. — Le cinquième Péché est la Luxure.

Comme un seul démon, tous tournèrent leur attention vers le couple. Asmodée était maintenant à califourchon sur Lilith, et on ne savait pas trop s’ils étaient en train de s’embrasser ou s’ils essayaient de se dévorer. Peut-être un peu des deux. Pour eux aussi, leur amour était né au Paradis. Si Haziel, l’archange du dominion auquel appartenait le séraphin Lilith, n’y avait vu aucun inconvénient, ce n’était pas le cas pour Raphaël, dont dépendait l’ange Asmodée. L’archange de la Charité estimait que l’on devait aimer tout le monde également, et non pas conserver égoïstement son amour pour quelques personnes. Ils avaient été si longtemps séparés, malgré les efforts de Haziel pour convaincre Raphaël de les laisser s’aimer, que depuis leur Chute, ils rattrapaient autant qu’ils le pouvaient le temps perdu. Ils devaient bien faire partie des rares à être réellement heureux de se retrouver en Enfer. D’ailleurs, leurs ailes avaient viré au rouge, et non au noir.

Satan ne pouvait s’empêcher de ressentir une profonde jalousie en les voyant étaler ainsi leur bonheur à la face du monde. Haziel lui manquait tant. Il essayait de ne pas y penser, et c’était plus facile qu’il ne l’avait cru, avec tout ce qu’il avait à faire. Toutefois, cela ne changeait rien, quand le moindre éclat d’or lui rappelait celui de ses plumes. Quand, à chaque fois que lui venait en tête une idée, son premier réflexe était de la partager avec lui, avant de se rappeler qu’il était parti. Quand il avait sur le bout de la langue une remarque spirituelle qu’il devait garder pour lui, car seul son archange l’aurait comprise. Quand la nuit, il n’avait d’autres choix, pour ne pas s’écrouler, que de traîner son corps fatigué dans un lit désormais vide. Un jour, il le savait, il le reverrait. C’était le destin de tous les immortels, de se croiser et recroiser au fil des âges. En attendant, il ne pouvait que tester de nouvelles façons de l’oublier.

Ses doigts tapotèrent d’impatience sur l’accoudoir.

— Dis-moi, Lilith, souhaites-tu que nous ajournions notre réunion, le temps que je vous noie dans le premier Cercle pour y rafraîchir vos ardeurs ?

— J’ignorai que la noyade était un de tes fantasmes, Satan.

Tous purent le voir clore ses paupières et inspirer profondément. Lilith avait été le séraphin préféré de Haziel. Il avait été sincèrement heureux lorsqu’il avait compris pour eux deux. Satan l’appréciait aussi. Ce fut l’unique raison pour laquelle il ne l’annihila pas sur place, ce qui ne l’empêcha pas d’imaginer la scène. Un semblant de patience retrouvé à cette tentante et agréable vision, il rouvrit les yeux. Ce qu’ils y lurent fit qu’Asmodée descendit de Lilith pour s’asseoir sur le siège laissé inoccupé par Azazel.

— Nous disions donc… la Luxure.

Le couple amoureux échangea un regard grave, bien loin de leurs airs énamourés habituels. L’ancien ange hocha la tête. Lilith prit la parole pour eux deux :

— J’en ai discuté avec Asmodée…

— Parce qu’il vous arrive de parler ? le coupa Belzébuth.

— Il me semble avoir déjà dit que cela suffisait.

Le tapotement des doigts de Satan avait repris, plus fort. Lilith et Asmodée se regardèrent encore. Ils débordaient tant d’amour et de confiance que Bélial, maintenant coincé entre les deux, s’enfonça au fond de son siège de dégoût.

— Il a un superbe projet de Maison des jeux pour les démons, où chacun pourra se détendre et parier quelques âmes humaines par-ci par-là. L’Enfer aura bien besoin de ça. Et être Prince, ou archidémon, ou que sais-je encore d’autre ne m’intéresse pas. Je lui laisse les titres ronflants bien volontiers.

— Demande surprenante. Je n’y vois aucun inconvénient, mais es-tu sûr de toi, Lilith ? Les âmes iront à Asmodée et à lui uniquement.

— C’est ridicule ! Un simple ange ne peut prétendre devenir un Prince et un archidémon !

Belzébuth s’était levé si brutalement qu’il renversa sa chaise. Le bruit sortit la table de la stupeur dans laquelle l’avait plongé la demande de Lilith. Une bourrasque froide comme la mort siffla dans leurs oreilles, ébouriffant plumes, poils et cheveux. Toutes les bougies furent soufflées, plongeant la salle dans les ténèbres. Et dans ses ténèbres, il y en avait une plus obscure, qui grandissait, grandissait, déployant ses ailes. Les démons attablés se sentirent écrasés par l’effroi jusqu’à en suffoquer, pourtant ce n’était pas eux qu’elle fixait. De ses yeux où des cadavres d’étoiles flambaient dans la géhenne, elle fixait Belzébuth.

— Cela. Suffit.

L’archidémon de la Gourmandise s’effondra sur sa chaise inconscient. Les chandeliers se rallumèrent. La lumière revint, la chaleur aussi et ce fut comme si rien ne s’était passé. Satan était toujours assis, jambes croisées, dévisageant son assemblée de cet air un peu las qui ne le quittait presque jamais. Les démons se jetèrent des coups d’œil interloqués, ne sachant pas trop comment réagir. C’était la première fois qu’il utilisait son pouvoir contre l’un d’entre eux. Le monarque demanda tranquillement à l’ancien séraphin de la Paix :

— Que disais-tu ?

— Je suis Lilith, le premier ange créé de la Lumière. Je trouverai un moyen d’avoir mes propres âmes si je le désire.

Le ton n’était pas aussi assuré que ces paroles, toujours troublé par ce qui venait de se passer. Elle continua cependant, ses yeux paraissant défier Satan de le contredire.

— Je ne me suis pas révolté pour gouverner.

Les yeux de Satan s’obscurcirent et, le temps d’un détestable instant, ils crurent que ça allait recommencer. Mais il se contenta de réappuyer son poing contre sa joue :

— Si tel est ton souhait… Te voilà simple démon maintenant. Asmodée, je te fais archidémon de la Luxure, Péché qui prédominera sur le deuxième Cercle dont tu es désormais le Prince. J’ai hâte de voir ta Maison des Jeux.

— Merci Satan. Tu en es d’ores et déjà l’invité d’honneur. Mais mon premier acte en tant que Prince sera de faire de Lilith mon consort.

Asmodée se pencha sur la table, tendant sa main vers son amour. Il la lui prit avec un tendre sourire. Bélial retint un haut-le-coeur. Étonnamment, ce fut la petite Lilith qui rompit l’ambiance lourde en applaudissant, tout sourire :

— Longue vie à ses Luxurieuses Altesses !

— Longue vie à ses Luxurieuses Altesses, la suivirent Satan, Mammon et Belphégor.

Ils n’applaudirent pas, mais le cœur y était sincèrement. Les deux Princes du deuxième Cercle rirent, et Samaël se surprit à griffonner la scène sur le bord du parchemin. Les membres de la réunion virent ensuite disparaître le couple princier fraîchement nommé sous la table. Ils choisirent tous d’un commun accord tacite d’ignorer les bruits humides et gémissements qui ne tardèrent pas d’en monter, tout comme ils ignorèrent Belzébuth, toujours évanoui.

— Il nous reste donc la Paresse et l’Envie. Léviathan ?

— J’attends toujours.

— Mammon ?

— J’hésite. Lorsqu’on a été un séraphin de la Tempérance, on n’est guère habitué à de tels choix.

Belphégor saisit sa chance au vol.

— Si ce n’est que ça, permets-moi de choisir pour toi. Je te donne l’Avarice et je prends la Paresse.

Le Diable le coupa. Son envie de mettre fin rapidement à cette réunion qui ne s’était que trop éternisée suinta de la sécheresse de son ton.

— L’Avarice a déjà été assigné à son Cercle Belphégor. Au risque de t’étonner, les Péchés capitaux ne sont pas des bibelots que l’on marchande.

— Tu louais ma créativité, Satan. J’ai eu une vision.

Belphégor se leva. Rien ne paraissait pouvoir le démonter, pendant qu’il exposait son idée d’une voix claire et affirmée. Ses yeux brillaient d’un réel enthousiasme.

— Les humains, dormant, s’ennuyant, rêvant, au lieu de cultiver leurs dons. Et moi, leur inspirant des inventions. Des inventions qui, en apparence, seront là pour leur faciliter la vie, mais qui, sur le long terme, ne feront que l’empirer. Des armes pour tuer plus facilement, des instruments qui feront souffrir sous couvert d’arracher la vérité, des légumes trafiqués pour épuiser la Terre, des chevaux métalliques et fumants pour les étouffer petit à petit. Des inventions qui en mèneront à d’autres, et qui finiront par les plonger dans le désespoir. Et tu sais comme moi que le désespoir peut amener à encore plus de mal. Et le plus beau est que les anges ne pourront rien contre ça.

Il n’en dit pas plus, laissant les images s’imprimer dans les esprits. Le silence fut rompu par les applaudissements de Satan, trois ou quatre, pas plus. Mais qu’importe, il était convaincu. Belphégor s’inclina tel un prestidigitateur devant son public avant de se rasseoir.

— Ramiel doit être bien désolé de t’avoir perdu, Prince Belphégor, archidémon de la Paresse. L’Avarice ira finalement au sixième Cercle de l’Enfer et la Paresse au septième. Prince Mammon, te voici archidémon de l’Avarice.

— Du moment que je suis Prince, bailla Mammon, sa longue queue battant l’air.

— Le sixième Cercle te remercie, s’inclina à nouveau Belphégor.

Il ne restait plus qu’un papier dans le bol, que Satan ne prit pas la peine de lire. Il fit disparaître le tout dans un flamboiement noirâtre. Il se leva, signifiant la fin, et tous l’imitèrent.

— Bien, qu’on en finisse. L’Envie ira au premier Cercle et à son Prince Léviathan. Réunion aussi longue que productive, Mes Altesses. J’ai hâte de découvrir ce que va devenir l’Enfer sous votre égide.

Il se pencha sous la table pour voir où en étaient Lilith et Asmodée. Il se redressa aussitôt, en clignant des yeux.

— Je pense qu’ils en ont encore pour quelques heures. Samaël, as-tu pu tout noter ?

Pendant que l’infernal Monarque parlait avec les deux démons, Mammon s’approcha de Léviathan.

— As-tu eu ce que tu voulais ?

L’archidémon, dont plus de la moitié du corps était couvert par des écailles glauques, ne parut pas dérangé par sa curiosité. Il y répondit même, toujours aussi impassible :

— L’Envie n’a jamais ce qu’elle veut. Mais elle attend toujours.

Belphégor tapota l’épaule de Belzébuth pour le réveiller, mais il réussit juste à le faire tomber de sa chaise. Il haussa les épaules sous le rire tonitruant de Bélial. Asmodée s’extirpa à moitié de sous la table, échevelé et moite.

— Vous avez déjà terminé ?

***

— Te voilà bien piteux, Haziel.

— Et toi, toujours aussi splendide, Gabriel.

Dans la misérable cabane d’argile séchée où ils avaient trouvé refuge, le Messager de Sa Déité était apparu dans un éclat d’une éblouissante clarté. Haziel était assis au bout d’un banc de bois rugueux. La tête sur ses genoux dormait Orphiel. Orphiel, aux ailes encore duveteuses, aux mains encore propres. La cruauté du Huitième Jour lui avait pris son innocence, mais pas sa pureté. Il l’avait rejoint aujourd’hui, persuadé comme lui qu’entre Enfer et Paradis, une autre voie était possible. Haziel aurait cru que le premier à le suivre aurait été un autre démon, peut-être Lilith et Asmodée… Mais non. Ça avait été un ange, un de plus qu’il avait entraîné avec lui.

Gabriel les contemplait tous les deux, auréolé de la vive et chaude lumière de l’Espérance. Ses pieds ne touchaient pas le sol. De la main qui caressait les ailes du dormeur, Haziel amorça un geste las pour le réveiller. Mais l’archange secoua doucement la tête.

— Laisse-le dormir. C’est à toi que je désire parler.

— Es-tu ici pour me punir ?

Haziel s’était remis à caresser les plumes d’Orphiel. Gabriel fit apparaître à côté de lui une chaise de cristal, si ouvragée qu’elle paraissait prête à s’écrouler sous le moindre poids. Il s’y assied.

— Penses-tu devoir être puni ?

— Je ne sais pas. Peut-être. J’ai blessé tous les êtres à qui je tenais. De mes propres mains, j’en ai tué d’autres, à qui d’autres tenaient. Tout ça pour quoi ?

Du bras, il désigna la minuscule pièce dans laquelle ils se tenaient, humide et transpercée par le vent. Le découragement se lisait sur son visage, jusqu’alors toujours déserté par le doute. Le Paradis n’était plus une possibilité, l’Enfer signifiait renoncer à ce qu’il était, et la Terre n’était qu’une suite sans fin de mornes journées désolées. La liberté avait un goût bien amer, si loin de ce qu’il avait rêvé. Par surcroît, il se retrouvait maintenant avec un jeune sur les ailes, un jeune aux yeux brillants à qui il n’avait rien à offrir et une responsabilité qu’il n’avait jamais demandé à avoir. Dans cette nuit venteuse et glacée, l’archange déchu commençait à regretter de ne pas être mort là-haut, dans les bras de Lucifer et la paix de s’être battu pour ses convictions. Gabriel soupira.

— Comme nous tous, Haziel. Comme nous tous. Si punition il doit y avoir un jour, ce sera à Sariel d’en décider, et à Michel de l’appliquer. Non, je suis venu t’apporter un message, avec un peu d’espoir en l’avenir.

L’ancien Prince du Ciel hocha légèrement la tête, signe qu’il l’écoutait.

— En vous rebellant, vous avez prouvé ce que Michel avait Toujours refusé de voir : Nous ne sommes pas parfaits. Nous sommes faillibles. On nous a voulus ainsi pour une raison, même si nous n’ignorions pas tous laquelle. D’autres anges chuteront en Enfer. Et j’espère, car si l’Espérance elle-même n’espère pas, tout est perdu, que des démons s’élèveront à nouveau jusqu’au Paradis. Mais toi, en refusant le Paradis, en refusant l’Enfer, tu as créé un dangereux précédent, mon adelphe. D’autres te suivront, d’en Haut et d’en Bas. Orphiel ne sera pas le dernier.

Haziel cligna des yeux. Il avisa le ciel par la porte, Orphiel assoupi, puis de nouveau Gabriel. Sans vouloir blasphémer plus qu’il ne l’avait déjà fait, les messages de Sa Déité étaient d’habitude plus utiles.

— Je te prie de m’excuser, je ne comprends pas pourquoi On t’a envoyé m’expliquer ça.

Gabriel secoua la tête, encore.

— Oh, non, c’est un message de ma personne, je voulais être sûr que tu en aies conscience. Le message que l’On m’a demandé de te transmettre est le suivant : Le Paradis acceptera les déchus, tant que vous ne cherchez pas à faire pencher la balance entre Sa Déité et le Diable. Tous les anges qui voudront te rejoindre seront libres de le faire, sans représailles. Mais le Paradis se détourne de vous. Vous êtes seuls.

Le silence accueillit la déclaration, uniquement troublé par les rafales à l’extérieur et le souffle léger d’Orphiel à l’intérieur. Haziel réfléchissait. Bientôt, ce fut au tour de Gabriel d’être perplexe.

— Pourquoi souris-tu ?

— Parce que c’est un cadeau empoisonné. De la solitude naît la liberté, mais dans la solitude il ne peut pas y avoir de raison de vivre. On nous défie, nous qui voulons être libres, de trouver notre propre raison de vivre.

— J’ignore si le message était aussi profond que ça.

— Peu importe, je relève le défi.

Les yeux de Haziel s’animaient à nouveau. Il enfouit ses doigts dans les ailes d’Orphiel. Comment avait-il pu regretter d’être en vie, quand tant étaient morts à cause de leur révolte ? Jusqu’à présent, Haziel n’avait jamais été seul, il n’avait jamais eu à tracer son propre chemin. La liberté était, il le découvrait, dure et douloureuse, mais c’était la route qu’il avait choisi d’emprunter désormais. Et si d’autres déchus le rejoignaient, ils seraient seuls à plusieurs. L’absence de Lucifer creuserait toujours un manque en lui, mais pour la première fois, il se dit qu’il pourrait cohabiter avec. Il offrit au Messager un éclat de rire radieux.

— Tu avais raison, ça m’a rendu un peu d’espoir.

Gabriel lui répondit d’un sourire, sans se départir de sa réserve de bon ton face à celui qui les avait trahis tous les sept. Il se leva, la chaise disparut. Avec une affection qu’il ne cherchait pas non plus à cacher, il prit le visage de celui qui restait son adelphe entre ses doigts. Il planta ses yeux oranges comme un aurore dans les siens :

— N’oublie pas, Haziel. C’est lorsque nous perdons l’espoir qu’apparaît l’Espérance. Garde ta Foi en l’avenir et ta Charité pour ce qui t’entoure, n’oublie pas ta Force face aux difficultés, conserve ta Tempérance face à l’aisance, traite le monde avec Justice, avance avec Prudence sur le chemin que tu as choisi, vise la Connaissance en apprenant de tes réussites et de tes erreurs, et tu finiras par retrouver la Paix. Chute autant que tu veux, tant que tu te relèves. Même déchu, tu restes un archange.

Les yeux de Gabriel étaient mouillés de larmes translucides, et si Haziel avait pu, les siens l’auraient été aussi. Ô Déité, qu’il les aimait tous.

— Merci. — Il posa ses mains sur les siennes, les serra aussi fort qu’il le pouvait sans lui faire mal, avant de les retirer. — Tu vas me manquer.

— Tu vas me manquer aussi. Beaucoup.

Gabriel s’écarta, alors que Haziel plaquait ses mains contre son torse, là où On avait mis le cœur chez les humains. Même s’il ne pouvait plus pleurer, ça n’empêchait pas que les adieux fissent mal, et il y en avait tant eu, dernièrement.

— Vous allez tous me manquer. Je regrette que nous ayons dû en arriver là. Ça ne change rien à l’amour que j’ai pour vous sept. Peux-tu leur transmettre ce message pour moi ?

— Je suis le Messager de Sa Déité, mais je peux faire une exception pour toi. Je leur répéterai chacun de tes mots.

Gabriel leva la tête vers la porte, portant son regard par-delà les étoiles en écoutant quelque chose que lui seul pouvait entendre. Haziel sut que le temps qu’On leur avait imparti s’était écoulé avant même qu’il ne le lui dise.

— Je dois m’en aller à présent. Au revoir, Haziel.

La même clarté qui avait amené le Prince de l’Espérance l’emporta. Pour la première fois depuis qu’il avait émergé en Enfer, il sentit sa lumière brûler en lui. Ce n’était pas une brûlure douloureuse comme lorsqu’On avait mis le feu à ses ailes, ou la chaleur ardente qui coulait dans ses veines lorsqu’il était à Son service. Non, c’était une lumière vacillante comme une bougie sous la brise. Mais c’était la sienne. Elle le réchauffait agréablement. Et celle-là, il allait la nourrir. Personne ne l’éteindrait. Il murmura, reconnaissant.

— Au revoir, Gabriel.

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