Pour pouvoir ramener Lucifer chez lui, Haziel devait repasser par la salle principale. Certes, il aurait pu l’emmener par le tunnel dissimulé au fond du couloir, qu’il avait conservé des anciennes catacombes, juste au cas où. Mais il était poussiéreux, plein de toiles et de débris. Le Diable ne méritait pas tant d’efforts.
Phistophélès était à son poste, au bar, en train de parler avec le Grand Lilith. Il perçut l’aura de son patron et leva les yeux à son entrée dans la salle. Apercevant Lucifer derrière lui, il tressaillit. Le Prince succube se retourna pour voir ce qui faisait autant d’effet au barman. Voyant Haziel, Lilith se cambra langoureusement sur le haut tabouret. Il lui fit un sourire accompagné d’un petit clin d’œil et d’un salut de sa main aux griffes parfaitement manucurées. La moitié de l’humanité, celle qui désirait les femmes, se serait jetée à ses pieds en le suppliant de faire d’elle ce qu’il voudrait, Haziel lui rendit simplement son sourire et son signe. Comme l’archange déchu était accompagné, Lilith n’insista pas, reprenant sa discussion avec Phistophélès.
Près du bar, se trouvait un escalier dérobé, qui menait directement en haut du Palazzo Pace, lequel de l’extérieur était un imposant carré de pierre de grès.
Le rez-de-chaussée était ouvert au public, la façade qu’il montrait aux humains. Sa cour intérieure avec ses arches et sa fontaine, tout comme sa bibliothèque personnelle, étaient très prisées. Le long des grands couloirs étaient exposées des œuvres d’art du monde entier, accumulées et offertes au fil des siècles et des voyages par les déchus. Le premier étage accueillait les nouveaux venus sur Terre. Haziel se souvenait du début, quand il était seul parmi une humanité naissante. Il ne voulait pas que d’autres déchus ressentent la même chose, maintenant qu’il avait les moyens de l’éviter. Le personnel du Purgatorio qui le souhaitait pouvait y loger aussi. Quant au second et dernier étage, se trouvait la demeure de Haziel.
Il n’y avait pas tant d’escaliers que ça à monter, pour passer du Purgatorio au sommet. Vraiment très peu même, comparée à la tour de Babel. Mais suffisamment pour que Lucifer ait le temps de lâcher négligemment pendant la montée :
— Je vois que Lilith t’adore toujours autant. Je suppose que les rumeurs concernant Asmodée et toi ne sont pas infondées ?
— Est-ce un reproche ?
— De la curiosité.
— Bien. Parce que tu ne peux pas me reprocher d’avoir désiré ton archidémon de la Luxure...
— Il est vrai que je l’ai bien choisi pour ce rôle, se rengorgea Lucifer.
— Surtout avec ce qui se raconte sur tes orgies à la Maison des Jeux, avec toute une ribambelle d’incubes et de succubes, dont Asmodée ET Lilith.
Lucifer rit de se voir ainsi découvert, et finalement, Haziel eut aussi un sourire amusé, que l’autre ne put voir.
— Honnêtement, lui répondit-il, j’aimerais pouvoir te raconter que je me suis amusé avec eux après avoir entendu dire que tu prenais du bon temps sur Terre. Mais c’était il y a si longtemps, que je ne m’en souviens plus. Que serait le Diable sans un peu de Luxure ? — Sa voix se fit plus songeuse. — Les nuits sont longues et froides partout, même en Enfer.
Haziel se retourna pour le regarder. Son sourire prit une autre teinte, quelque part entre le souvenir et le regret. Il ne le comprenait que trop bien. Il parut sur le point de dire quelque chose, mais il se remit à monter les marches devant lui, préférant renchérir sur l’archidémon de la Luxure.
— Et peu importe le nombre de personnes qu’il y a dans une pièce, Asmodée admire chacune d’elles comme si elle était l’être le plus désirable au monde, et qu’il en mourrait si elle ne pouvait pas être à lui. — Il fit une pause, avant d’admettre, de mauvaise grâce. — C’est vrai que tu l’as bien choisi, ton Incube parmi les incubes.
— Et tu ne l’as pas vu en action avec Lilith.
Cette fois, les deux qui pouffèrent de concert. Haziel se reprit en premier, secouant la tête de désapprobation.
— Pourquoi notre première vraie conversation depuis des milliers d’années tourne-t-elle autour de nos amis communs ? On dirait un vieux couple d’humains, c’est terrible.
— D’un point de vue purement temporel, nous sommes un des plus anciens couples de la Création, mon bel archange. Je suppose que c’est inévitable. — Au bout des marches, la porte du second étage apparut. — Eux ne me parlent jamais de toi.
— Ils ne me parlent jamais de toi non plus.
***
Les plus grands historiens de l’art l’ignorent, et tous les autres humains aussi, mais l’étage où vivait Haziel était le point de rencontre architectural entre la Haute Renaissance italienne et l’Art Nouveau catalan. Au bout de trois siècles, il s’était lassé de toute cette magnificence, ces dorures, ces peintures si détaillées que l’on ne savait pas où donner de la tête. Cela avait coïncidé avec un voyage à Barcelone et la découverte de l’œuvre de Gaudí. L’amour de l’architecte pour la beauté de la Création l’avait tant ému qu’il l’avait embauché pour refaire la décoration de ses appartements. Ils étaient donc depuis quelques dizaines d’années une ode à la nature, tout en vitraux, carrelages, peintures et parquets, aux couleurs douces et chatoyantes. Et aujourd’hui encore, la Sagrada Família était bien le seul lieu de culte consacré à Sa Déité dans lequel il se rendait volontiers.
Les meubles, eux, étaient un mélange hétéroclite de différentes époques, de différents endroits du monde. Même après avoir fondé le Purgatorio, Haziel n’avait jamais su rester bien longtemps immobile au même endroit.
Mais ce ne fut pas ça qui attira le regard de Lucifer. Ni les trésors de l’humanité que Haziel avait réunis ici, simples bibelots aux yeux du Diable. Non, ce fut la petite légion de chats noirs qui coururent vers eux miaulant. N’en déplaise aux humains et à leurs superstitions ridicules, il y avait bien peu d’animaux en Enfer. La nature, plus précisément sa faune, n’était par essence ni bonne ni mauvaise. Elle était, tout simplement. Il prit dans ses mains le plus téméraire d’entre eux, celui qui était en train de faire de son pantalon un griffoir de luxe, et le porta à ses yeux brillants.
— Quelles adorables créatures.
Il était assez facile d’oublier qu’avant d’être le Diable, Lucifer avait été l’archange de la Connaissance. Sa curiosité pour la Création avait été sans limite. Son amour pour elle avait brillé si fort au Paradis. Il caressait le dos du chat ronronnant, ravi par la sensation de la fourrure sous sa main. L’espace d’un instant, volé à la Chute, il était redevenu l’ange qu’il avait été. Haziel en eut un très douloureux pincement au cœur. Il préféra remplir leurs gamelles.
— Attends d’avoir à changer leur litière. Quelqu’un s’en est débarrassé dans la poubelle de verre. Heureusement, mon serveur a entendu les chatons avant de jeter les bouteilles.
— Tant de cruauté, j’adore. Sa langue nettoiera merveilleusement bien mes latrines.
À sa féroce déclaration, le charme fut rompu. Il était redevenu Satan. Le chat feula, lui donnant un coup de griffe. Il bondit de ses mains, filant. Le Diable examina la griffure près du pouce et en lécha le sang qui perlait. Se faisant, il s’intéressa enfin à l’endroit où vivait Haziel. Une subtile grimace déforma ses traits parfaits.
— Voici donc ton palais. Il est si... sobre.
— Mais sécurisé. Même un ange ne pourrait entrer ici sans mon autorisation. Personne ne découvrira ta présence sur Terre tant que tu resteras ici.
— Ne te soucie donc pas de cela, mon anxieux archange.
Lucifer défit les deux premiers boutons de sa chemise. En dessous se cachait une petite clochette en pierre grise, pendante au bout d’un fil de laine noir.
— La Petite Lilith a conçu ce talisman pour moi. Taillé dans un des gravats de la pierre des Tables de Loi. Son tintement ne fait aucun son, mais ses ondes neutralisent les miennes, tant qu’elles ne sont pas trop puissantes. En résumé, aussi longtemps que je reste sous cette forme humaine, mon aura sera perçue comme celle d’un ennuyeux petit démon. Même Phistophélès s’est laissé tromper. Du moins, jusqu’à ce que j’ouvre la bouche.
Les gamelles pleines, l’archange déchu se redressa, laissant les chats à leur festin, pendant que Lucifer reboutonnait son haut.
— Et à part Samaël et elle, qui est au courant de ta venue ici ?
— Personne. Officiellement, je passe du bon temps dans la meilleure suite de la Maison des Jeux. J’ai demandé à ses Luxurieuses Altesses de le confirmer au besoin. Ils ne me trahiront pas.
Il le savait, non pas parce qu’il avait confiance en eux, mais parce qu’une nouvelle guerre contre les anges ne ferait pas les affaires de la Luxure. Voyant que Haziel ne bougeait pas pour l’accueillir comme il le méritait, il commença à s’impatienter.
— Ne me fais-tu donc pas visiter ?
— Non. Tu auras tout le temps de le faire par toi-même demain, quand je serai occupé à chercher mes larmes, sans toi dans mes ailes. Mais je peux te montrer ta chambre.
Le Diable n’insista pas pour l’accompagner, pour cette fois. Il avait envie de voir de ses propres yeux ce qu’était devenu le monde des humains. Quand il s’était retrouvé enfermé en Enfer, ils n’étaient encore que deux et vivaient paisiblement au Jardin d’Éden. Très différents des âmes qu’il accueillait aujourd’hui dans son royaume. Il tiqua par contre sur sa dernière phrase.
— Ma chambre ? N’est-elle pas où est la tienne ?
Haziel ne répondit pas tout de suite. Il choisissait avec soin ses mots, afin de lui transmettre à quel point sa présence ici le blessait.
— Non, Luci. Tu as choisi de me menacer chez moi, là où je me sens le plus en sécurité, en retournant contre moi l’unique faveur que je t’ai demandée depuis mon départ de l’Enfer, faveur que tu as obtenue en jouant avec moi. Je pense encore ce que je t’ai dit quand je suis parti, je le penserai toujours. Mais je ne peux pas tolérer que tu me piétines ainsi. Je t’aiderai, parce que j’ai compris à quel point c’est important pour toi, mais c’est tout ce que tu auras de moi. Mon aide, et rien d’autre.
Lucifer ne put soutenir le regard pur et profond de Haziel. Il y a longtemps, si longtemps, on avait décidé qu’il était le plus bel ange du Paradis. Mais pour Lucifer, Haziel avait toujours eu les plus beaux yeux de toute la Création. Les voir aussi tristes à cause de lui le déchirait bien plus que la déception qu’il avait lue dans les yeux des autres archanges, au Huitième Jour.
— Il semblerait que je sois vraiment devenu le Diable. Bien plus que je ne l’aurai voulu.
Il y avait dans sa voix tous les regrets du monde et au-delà. Il y avait tellement de rancœur en Enfer, de plaies encore béantes, que tout s’y abîmait, un peu plus, toujours un peu plus. C’est pour cela qu’il resterait sur le trône de l’Enfer jusqu’à l’Apocalypse, et même après s’il le fallait. Pour toute cette souffrance, Sa Déité paierait. Et le Diable avait bien l’intention d’être celui qui lui présenterait la note et encaisserait le dû.
Un jour, Samaël avait osé lui adresser la question que tant se posait : pourquoi n’avait-il pas forcé Haziel à rester à ses côtés ? La réponse la plus logique était que Lucifer ne voulait pas que Haziel le déteste. La réponse faite était qu’il savait que Haziel finirait par regretter et revenir de lui-même. La réponse véritable était que Haziel avait les plus beaux yeux de la Création, et que le Diable n’aurait pas supporté de les voir se ternir un peu, toujours un peu plus. Encore moins par sa faute.
Sans espoir, mais il aurait regretté de ne pas l’avoir fait, Lucifer demanda :
— Puis-je au moins t’embrasser ? T’étreindre une seule fois, comme avant ?
Haziel serra sa main sur son bras. Il ne pleura pas, parce qu’il n’y arrivait plus.
— Je crois... Qu’il ne vaut mieux pas.
Les deux se dévisagèrent. Un chat, celui qui avait griffé l’intrus dans son territoire plus tôt, vint se glisser entre les jambes du déchu en se frottant contre elle. Haziel secoua la tête et se remit en marche, l’animal marchant à ses côtés en quémandant des caresses. Il s’arrêta devant une porte en chêne, peinte de deux cygnes noirs.
— Tu peux dormir ici.
Et l’archange déchu laissa Lucifer là, emportant le chat dans ses bras. Lorsqu’il fut hors de sa vue, Haziel frotta sa joue contre la petite tête toute douce du félin. Il rit doucement en l’entendant miauler de protestation.
— C’est vrai que tu es adorable, toi.