La Terre était vaste. Y cacher un objet aussi petit qu’une fiole était facile. Après avoir abandonné Lucifer devant sa chambre tel l’idiot qu’il se comportait, Haziel avait passé la soirée dans la sienne à préparer un plan d’attaque. La première étape était de trouver une piste plus précise à explorer. Il aurait pu demander à ses contacts. Nombreux sont ceux qui l’auraient volontiers aidé, et certains auraient pu être très utiles. Comme la doctoresse Faust, qui parcourait sans cesse le monde en reliant les déchus entre eux. Ou la Grande Sorgue, qui en savait toujours plus qu’elle ne voulait bien le dire. Ou même Orphiel, le premier ange déchu à l’avoir rejoint sur Terre. Mais moins il y aurait de personnes au courant de la présence de ses larmes sur Terre, moins la nouvelle risquait d’arriver aux oreilles des anges et démons, sans compter les autres créatures cupides qui pourraient vouloir se les accaparer.
Pour connaître la position de la fiole, Lucifer avait eu recours à la Petite Lilith, la Mère des sorcières. Et justement, Haziel en connaissait une aussi, de sorcière, qui lui devait un service. Il se plaça devant son miroir, soufflant dessus jusqu’à en recouvrir le haut de buée. Avant que celle-ci ne s’efface, il traça rapidement le symbole qu’elle lui avait donné pour la contacter, six traits représentant ses trois paires d’ailes, et une phrase : “Un objet volé doit être retrouvé.”
Le message disparut peu à peu avec la buée. Et ce fut tout. C’était la première fois qu’il la contactait ainsi. Il n’était pas sûr que ça ait fonctionné. Pourtant, lorsqu’il revint de sa douche, après avoir abandonné vêtements et forme humaine, une réponse était inscrite sur son miroir : ǝɯɐꓷ ɐן ǝp ɔɐꓶ nɐ ’ı̣pı̣ɯ uı̣ɐɯǝꓷ. Ce qui lui laissait quelques heures de sommeil devant lui.
Allongé dans son lit, il les passa plutôt, contre son gré, à penser à Lucifer, présent à seulement quelques dizaines de mètres. C’était devenu étonnamment facile, de ne pas penser à lui, lorsqu’il était pris dans le tourbillon de ses journées. Mais maintenant qu’il était là, plus proche qu’il ne l’avait été depuis des siècles… Haziel ressassa chaque parole qui avait été prononcée, chaque geste qui avait été fait, et tout ce que leurs silences avaient caché. Puis son esprit dériva sur le passé. Le pacte, son départ, la Chute, leur rencontre, et tous ces moments qui n’appartenaient qu’à eux, au Paradis. Même la menace d’une guerre prochaine ne pouvait éteindre le manque qui s’était emparé de lui. Un manque qui le brûlait de l’intérieur et qui aurait été si simple à combler, ne serait-ce que pour une seule nuit. Il n’avait qu’à se lever et à aller toquer à la porte aux cygnes noirs. Pour une nuit, une seule, ils n’auraient plus été l’archange déchu et le Diable, juste Haziel et Lucifer. Maisa près, le manque serait revenu, plus fort. Avec la honte d’avoir cédé. Une nuit, aussi belle soit-elle, n’aurait pas valu les siècles de regrets qui auraient suivi. Alors, Haziel resta dans son lit, recroquevillé sous ses ailes, avec tout son désir et sa frustration. Lorsque son réveil sonna, il n’était pas sûr d’avoir réussi à s’endormir. Il l’éteignit en grognant. Il espérait que Lucifer avait passé une aussi mauvaise nuit que lui.
Le jour n’était pas encore levé lorsque Haziel s’envola par la fenêtre. Presque trois cents kilomètres le séparaient de sa destination, les Monts Sybillins. Il lui faudrait moins de trois heures pour les parcourir. Il sillonnait le ciel, jouant parmi les nuages. Il vit le ciel s’éclaircir, les étoiles disparaître pour laisser leur place au Soleil. Le vent gonflait ses plumes, emmêlait ses cheveux. Le vent sifflait dans ses oreilles. Le vent lui apportait les senteurs et les murmures du monde entier. Haziel aimait voler.
Trop vite à son goût, il se retrouva à survoler la Ombrie. Les Monts Sybillins apparurent. Il descendit, cherchant des yeux le turquoise du lac Pilate. Lorsqu’il le vit, il fendit en piqué. Il ne ralentit pas en pénétrant la surface de l’eau en son centre.
Quand Haziel ressortit de l’autre côté, après avoir traversé les raccourcis entre les dimensions, il avait quitté les plaines verdoyantes de la Ombrie et ses monts boisés pour les bois sombres et les lointaines montagnes grises qui entouraient le lac de la Dame. Il ralentit peu à peu, planant au-dessus de l’eau transparente et profonde jusqu’à la rive de cailloux. Il s’y posa. Vu la position du Soleil dans le ciel, midi n’était pas encore là. Le ciel paraissait blanc et un vent froid soufflait, mais Haziel apprécia la quiétude du lac. La fatigue le prit soudainement. Il s’allongea, s’enveloppant de ses ailes. Il pouvait bien se reposer un petit quart d’heure ou deux.
Une femme en robe noire était penchée au-dessus de l’archange, un petit air rieur sur le visage, lorsqu’il les rouvrit. Les très larges bords de son chapeau lui cachaient le Soleil.
— Bien dormi, Prince déchu ?
— Si vous saviez.
Elle se redressa pour lui permettre de se lever. Le soleil était maintenant haut dans le ciel. Haziel s’étira avant de replier ses ailes et de prendre une forme plus humaine. La femme s’était agenouillée au bord de l’eau. Sous son chapeau pointu démesuré, Haziel avait reconnu celle qui était maintenant appelée la Sans-nom. Elle était la raison de sa présence ici. Il s’installa à ses côtés. L’eau reflétait leurs visages. La sorcière avec son teint olive, ses lèvres fines, son nez aquilin, ses pommettes acérées, ses yeux perçants de jade néphrite et les boucles brunes qui s’échappaient de sous son chapeau. Lui, avec sa peau ambrée, ses lèvres ourlées, son nez droit, ses pommettes délicates, ses grands yeux de miel et sa longue chevelure de soie noisette. L’une faisait à peine trente ans quand elle dépassait depuis longtemps la moitié de siècle, l’autre avait cette beauté que l’on ne trouve que dans les plus magnifiques poèmes et les plus grands récits, de celle pour laquelle des empires s’étaient déchirés et des rois suicidés. C’est l’une des choses que les deux aimaient dans leurs vies : ils faisaient des rencontres intéressantes. Haziel fit une coupe de ses mains pour boire une gorgée de l’eau fraîche.
— Merci de me recevoir aussi vite.
— Une sorcière honore toujours ses dettes. Quel objet dois-je vous aider à retrouver ?
Aussi directe que vive. Il appréciait ça chez elle.
— Un flacon de mes larmes a survécu au Huitième Jour. Un démon l’aurait amené sur Terre.
Elle haussa un sourcil qui disparut sous son chapeau.
— J’espère un jour entendre l’histoire qui se cache derrière tout ça. Même si cela fait longtemps que mes garçons n’en demandent plus avant de s’endormir. Avez-vous une idée du démon en question ?
— Je n’en suis pas entièrement sûr… Mais je suppose que c’est un des sept archidémons. — Il soupira. — Si vous refusiez de m’aider, je comprendrais.
C’était mal connaître la sorcière. Elle rit, amusée. On l’avait retrouvée un jour, enterrée dans le caveau d’une église détruite, après la Seconde Guerre Mondiale, lors des travaux pour remettre la Grande-Bretagne sur pied. Pour ce qu’elle s’en souvenait, sa vie aurait très bien pu commencer dans ce cercueil.
— Je suis sans nom et sans mémoire, et mon âme est déjà acquise à l’Enfer. Ils ne peuvent pas me faire grand-chose. Je vais avoir besoin d’un de vos cheveux.
Sans attendre sa permission, elle le lui arracha. Entre ses doigts, le cheveu reprit sa couleur d’or passée. De sa poche, elle sortit une petite bourse. Elle aussi s’était préparée, après avoir reçu le message sur son miroir. Sous la lumière des étoiles, elle avait broyé dans son mortier une sélénite trempée dans de l’eau lunaire. Elle versa dans le lac devant elle la poudre ainsi obtenue, puis posa le cheveu par-dessus. Du bout de son index, elle tourna le tout pour obtenir un petit tourbillon à la surface de l’eau, tout en incantant :
— Que par la grâce de Lilith, ce qui a été dérobé ne se dérobe plus à mon regard, que l’éclat de la Lune lève le voile des illusions, que la vérité devienne aussi claire que l’eau de la Dame.
Elle retira son doigt lorsque la surface se brouilla. Une masse grouillante de mouches, moucherons, sauterelles, moustiques et autres bêtes volantes se dessina dans les ridules de l’eau. Haziel pouvait jurer qu’il entendait leur horrible bourdonnement. Ils s’envolèrent de la carcasse à moitié dévorée d’une colombe. Tête penchée sur le côté, la femme scrutait la scène d’un air neutre, bougeant ses doigts au-dessus de l’eau. Dans leur écœurant nuage, se dessinait peu à peu une forme. Une croix inversée. La sorcière fronça légèrement les sourcils en s’apercevant que du nuage pleuvait des cadavres d’insectes dans une eau noire qui n’avait rien à voir avec celle du lac.
Soudain, l’eau bouillonna et le noir envahit tout. Puis la surface redevint entièrement lisse, retrouvant sa transparence. Ils n’auraient rien de plus. La sorcière paraissait perplexe. Elle n’était pas sûre de comprendre la fin de la vision, et ignorait pourquoi celle-ci s’était terminée aussi abruptement. Une chose était claire, cependant.
— Il semblerait que vous ayez raison, Prince déchu. Vos larmes sont cachées au sein de l’Église Noire des Mouches.
— Belzébuth est bien derrière tout ça.
— Sans doute. Malheureusement, je ne peux pas vous dire où la trouver. Elle est aussi mouvante qu’un nuage d’insectes, et comme beaucoup d’organisations occultes, elle renforce régulièrement ses protections contre ce genre d’intrusions magiques. Peut-être est-elle au bord de la mer cette fois-ci ?
Ça expliquerait l’eau. Un rictus méprisant se dessina sur son visage.
— Mais pour une fois, la stupide arrogance des hommes va nous servir. Adrian Jäger, un mage autrichien, s’est vanté dans toute la profession d’avoir été engagé par le Seigneur des mouches en personne, il y a quelque temps. — Elle se leva. — Je regrette de ne pas pouvoir faire plus.
Ce n’était pas des paroles de politesse. Elle avait confié à Haziel ce qu’elle avait de plus précieux. Pour l’instant, l’archange n’avait pas failli à sa promesse. L’archange déchu l’imita avec un sourire.
— Vous m’avez déjà beaucoup aidé. J’ai une piste sérieuse et une autre personne à aller voir. Considérez que vous n’avez plus de dette envers moi.
La sorcière fit la moue, peu convaincue.
— Attendez de le rencontrer avant d’être aussi reconnaissant, vous changerez peut-être d’avis. J’ai eu le grand déplaisir de croiser sa route une fois, sa magie est aussi laide que sa personne.
— Baba ! Ah, bonjour ! J’ai rempli un panier de morelles noires, je rentre !
Les deux se tournèrent d’un seul mouvement. À une quinzaine de mètres d’eux, se tenait un garçon maigre et blafard, aux habits trop grands et aux cheveux aussi noirs que décoiffés. Il leur fit un grand signe joyeux de la main, avant de repartir dans la forêt. Ils lui rendirent son salut, la sorcière en souriant, Haziel machinalement sous la surprise.
— Je n’avais encore jamais rencontré Kecha. Leur ressemblance est saisissante.
Sa tutrice pouffa. Si son protégé savait qu’il venait de voir le fameux Haziel, dont l’histoire l’avait tant passionné plus jeune...
— J’ai été surprise aussi, la première fois. Et plus ils grandissent, plus ils me rappellent leur mère.
Elle fixa le ciel. Haziel hocha respectueusement la tête, avant de tressaillir à sa question.
— Comment va son frère ?
L’avait-il totalement oublié avec l’arrivée de Lucifer ? Oui.
— Sacha ? Aussi bien que possible... Je suppose.