Assis sur le bord de son lit, devant son miroir, Haziel était en train d’examiner soigneusement son aile. Sa chambre tranchait avec le reste de l’étage. Elle avait gardé ses murs bleus et son plafond recouverts de nuées délicatement peintes. Plusieurs artistes de la Renaissance avaient travaillé dessus, afin de les rendre les plus réalistes possibles. L’archange déchu avait essayé de se rapprocher, ne serait-ce qu’un peu, du Paradis qu’il avait connu. Son lit était blanc et baroque, le dallage de pierres grises fraîches et irrégulières sous ses pieds. Une armoire claire en bois flotté, un miroir d’or au mercure tacheté, des rideaux vaporeux et pâles qui filtraient la lumière. C’était tout ce qu’on y trouvait. La chambre pouvait paraître petite et pourtant vide, pour Haziel elle était ce nuage sur lequel il aimait se réfugier. Rares étaient les êtres qui pouvaient se vanter de l’avoir touché assez pour y pénétrer. Il leva la tête en entendant la porte s’ouvrir. Lucifer la referma derrière lui. Il soupira en voyant le regard peu amène que lui lançait l’archange déchu.
— Je sais que tu ne veux pas de moi ici, mon entêté archange, mais je connais jusqu’au bout des plumes le squelette de nos ailes. Laisse-moi t’examiner.
Haziel hésita. Cependant, il devait l’admettre, il n’avait aucune idée de comment s’y prendre pour rendre sa forme originelle à son ailette tordue. Il l’invita d’un mouvement d’aile à prendre place à ses côtés. Mais Lucifer, après avoir retiré ses vêtements d’humain, s’agenouilla devant lui, reprenant peu à peu son apparence démoniaque. Personne ne percevrait son aura ici, grâce aux protections de l’appartement. Avec délicatesse, il maniait l’ailette, ce qui n’empêchait pas Haziel de serrer les dents. Il fit celui qui ne remarqua rien.
— Belzébuth n’y est pas allé de main morte.
— Moi non plus.
Son rictus fit pouffer le Diable.
— Tu es devenu bien revanchard.
— Je crains que ce soit à cause de la mauvaise influence que tu exerces sur moi.
Ils rirent. Lucifer avisa les bandages de gaze que Haziel avait réunis sur le lit. Il fit apparaître des bouts de bois fins, dans le but de lui fabriquer une attelle. En l’absence de pouvoirs célestes, ils ne pouvaient qu’attendre que les os se ressoudent naturellement. Il y eut un craquement pendant qu’il remettait l’ossature en place. Haziel ne réussit pas à retenir un gémissement de douleur cette fois, se cramponnant aux draps. Pour le distraire, Lucifer continua de parler.
— J’aime bien ta chambre, c’est…
— Austère ? Pauvre ? Dépouillé ?
— J’allais dire apaisant, mon vivace archange. Oui, c’est cela, apaisant.
Dans le dos du blessé, il avisa à travers les rideaux l’ombre d’un moineau qui s’envolait du balcon. Il termina à voix basse, plus pour lui-même.
— Les oiseaux ne chantent pas, en Enfer.
En deux temps, trois mouvements, l’attelle était posée. Il n’avait pas été l’archange de la Connaissance pour rien. Il avait inventé la médecine avant même que l’Humanité n’existât. Précautionneusement, Haziel effleura son travail du bout des doigts, avant d’essayer de remuer l’ailette, laquelle ne bougea pas tant elle était bien maintenue. Satisfait, Lucifer s’assit à côté de lui, pendant qu’il rassemblait ce qui restait des bandages pour les remettre dans la valisette de premiers secours au pied de son lit.
— Que feras-tu si le magicien ne peut nous aiguiller ?
— Je retournerai voir la Sorcière. Mais as-tu songé à la possibilité que mes larmes soient de retour en Enfer ?
— J’ai demandé à la Petite Lilith. D’après elle, elles sont toujours sur Terre.
— Nous ne devrions pas tarder à les retrouver dans ce cas. D’une façon et d’une autre.
— Et je n’aurai plus de raisons de rester ici.
Un silence lourd de non-dits s’étira entre eux deux. Pour l’avoir déjà vécu, ils savaient le déchirement que ça serait. Le manque qui aspirait tout après, qui s’atténuait, peu à peu, mais qui serait toujours là, lancinant, attendant la moindre occasion pour jaillir. Que ça ne soit pas la première fois ne rendait pas la séparation plus facile. Encore moins maintenant, qu’ils avaient pu se dire ce qui aurait dû être dit il y a des siècles. Et il y avait encore tant à parler, tant à faire, qu’une éternité ne suffirait pas à ce qu’ils soient gorgés l’un de l’autre. Alors, quelques misérables jours ? Ils seraient deux à souffrir, mais seuls, chacun de leur côté. C’était la voie qu’ils avaient choisie.
La queue de Lucifer fouettait nerveusement l’air. Il contemplait le beau profil de Haziel : le tracé que ses larmes avaient incrusté sur la peau grise de sa joue à force de couler ; ses longs cils d’or, qui encadraient un œil triste ; ses cheveux qui bougeaient doucement, pendant qu’il se penchait pour glisser la valisette rouge sous le lit ; la cicatrice, que Michel avait osé laisser sur son flanc. Rien qu’à se souvenir, Lucifer sentit son cœur se serrer et son sang bouillir. Mais Haziel se redressa et il reprit sa précieuse observation : ses deux cornes, qui pointaient si timidement qu’elles auraient pu ne jamais exister ; ses ailes, ternies, mais toujours prêtes à s’envoler, dissimulant un dos qu’il savait dessiner avec le grand soin. Le Prince déchu n’était plus auréolé de toute la gloire divine, mais il n’avait jamais perdu de sa noblesse. Le Diable tendit une main, caressant ses ailes. Il les sentit frémir sous ses doigts, le dos de Haziel se tendre sous la surprise. Il y alla plus franchement, enfouissant ses doigts sous ses plumes. Il se rappelait de leur état lorsqu’ils avaient touché le sol de l’Enfer la première fois. Il se rappelait aussi la première fois qu’il avait osé les toucher, et toutes celles qui avaient suivi. Elles étaient encore plus douces et chaudes que dans son souvenir.
— Tu as si peu changé.
Il tourna la tête, les regardant dans la glace mouchetée. Il y vit sa propre noirceur, si profonde qu’elle en avalait la lumière. Lui qui avait été la plus belle des étoiles du Firmament, lui que l’on avait appelé joyau du Ciel, il avait laissé sa Lumière s’éteindre, il avait laissé l’Enfer le corrompre jusqu’à s’en faire une couronne de ses cornes. Et maintenant, il se tenait à côté de Haziel, encore si pur. Pas de la pureté prétentieuse du Paradis, que les anges leur jetaient à la figure dans tout leur éblouissant éclat. Mais de cette pureté qu’ont les gens qui acceptent tâches et fêlures sans se laisser altérer. Et lui, il le touchait de ses doigts souillés. Il retira sa main, posa sa queue loin de lui.
Haziel les regardait aussi, dans son miroir. Il voyait le regret dans ses yeux. Comme si ça avait une quelconque importance, après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble. Ils étaient tombés du sommet du Ciel jusqu’à plus bas que Terre. Ils s’étaient traînés dans la fange infernale. Ils s’étaient relevés. Ensemble. Ils s’étaient révoltés, encore et encore. Peut-être tout cela n’avait servi à rien, peut-être avaient-ils juste joué le jeu de Sa Déité, peut-être n’avaient-ils été que des pions dans ses voies impénétrables. Qu’importe, car ils l’avaient été à deux, eux, Lucifer et Haziel. Depuis le Commencement, et jusqu’à la Fin de Tout.
L’archange déchu prit le visage du Diable entre ses mains, l’arrachant à sa contemplation, le forçant à ne voir que lui. Il l’embrassa, avec tout l’amour qu’il éprouvait pour lui, un amour à s’y perdre, un amour à s’y noyer. Lucifer ne demandait pas mieux. Il le prit dans ses bras, le serrant contre lui avec une force telle qu’un œil extérieur aurait cru qu’il cherchait à le broyer. L’air vint à leur manquer, pourtant, ils continuèrent, jusqu’à ce que Haziel, à bout de souffle, rejetât la tête en arrière. Mais ce n’était pas pour respirer, c’était pour lui dire, au cas où il en douterait :
— Pour moi, tu es toujours aussi suprêmement imparfait.
Leurs bouches s’entrechoquèrent encore, avec l’emportement de millénaires de baiser non donnés, de désirs non assouvis. Lucifer caressait le corps de Haziel, chaque centimètre à sa portée. Il pouvait tirer de son amant de si jolis bruits. Il ne s’en rappelait que trop bien, tant son souvenir dans sa solitude l’avait souvent rendu si pitoyablement dur.
Sous ses doigts agiles, Haziel gémit encore, mais pas de douleur cette fois. N’y tenant plus, le Diable le renversa sur le lit. Il se retrouva à quatre pattes par-dessus lui. L’archange déchu est allongé, dans toute son impudicité. Ses ailes ouvertes recouvrant le matelas, ses joues devenues plus foncées, sa poitrine se soulevant et s’abaissant erratiquement, ses yeux dorés et radieux, et son sourire, ô son sourire, à damner un Prince. Lucifer était submergé par cette vision conférant au sublime. Il était là, il était tout à lui, enfin. Il allait le perdre, encore. Lucifer était rongé par un désir tel que même ses Luxurieuses Altesses et leur ribambelle d’incubes et de succubes n’avaient jamais su déclencher en lui. Il pourrait le dévorer dans le feu qui l’embrasait, et pourtant, il ne pouvait penser qu’à une chose. C’était sans doute la dernière fois, avant l’Apocalypse. C’était peut-être la dernière fois même, tout simplement. La dernière fois où ils s’appartenaient pleinement. Il appuya son front contre l’épaule de Haziel, le cachant à sa vue. Il ferma les yeux. Avant de les rouvrir, en sentant une main sur sa nuque.
— N’y pense pas, Luci. Pendant quelques heures, oublie tout ce qui n’est pas dans cette chambre.
Haziel le regardait. Jamais plus ils ne pourraient être ensemble, pas avant que l’Apocalypse ne plonge la Création dans le chaos. Et pourtant, il lui souriait toujours, de ce sourire affligé qu’il n’avait que trop souvent vu. Était-ce parce que c’était lui qui avait pris, déjà au début, la décision de partir ? Ou était-ce parce que Haziel avait toujours été le plus fort d’eux deux ? Les ongles de Lucifer s’enfoncèrent dans le matelas jusqu’à en déchirer les draps d’une amertume difficilement contenue.
— Juste quelques heures, sur une éternité.
— Oui. Juste quelques heures, volées au Paradis et à l’Enfer. Mais quelques heures, qui n’appartiennent qu’à nous.
Lucifer inspira profondément. Juste quelques heures. Si c’était tout ce qu’il leur était donné, On ne les lui prendrait pas. Il se redressa à genoux au-dessus de Haziel. Ses ailes battirent alors que sa queue s’enroulait autour d’une des jambes de l’archange déchu, l’auréole de ses cornes rejetant ses sombres reflets dans toute la pièce. Il était le Lucifer qui avait défié le Paradis, le Diable impénitent qui dirigeait l’Enfer à leur nez et à leurs plumes.
— Dans ce cas… Faisons de ces quelques heures seront les plus mémorables de toute la Création, mon délicieux archange.
Haziel prit appui sur ses coudes pour l’admirer. Jamais pécher ne serait plus délicieux. Il rit, alors que Lucifer appuyait sa main contre son torse pour le repousser contre le matelas.
— Et faisons rougir jusqu’à la Luxure elle-même, mon Étoile du Matin.
C’est ce qu’ils firent, encore et encore, avec l’ardeur des dernières fois.
***
À travers les rideaux se répandaient les lueurs orangées du crépuscule. Les deux amants étaient allongés dans le lit, l’un contre l’autre, leurs doigts entremêlés. Haziel avait sa tête contre l’épaule de Lucifer. Le temps qui leur avait été donné terminera bientôt, mais ils n’y pensaient pas vraiment. Dans une semi-torpeur, ils profitaient juste de leur présence mutuelle.
Sur le sol, le smartphone de Haziel vibra. L’archange déchu s’offrit encore quelques secondes à sentir leurs corps se toucher, le souffle de Lucifer, son odeur, sur sa peau. Combien de temps restera-t-elle incrustée dans ses draps ? Il ne voulait pas y songer maintenant. Il eut un sourire pour lui, un peu terne, un peu triste, avant de lâcher sa main pour se pencher et attraper son portable. Parcourir le SMS ne lui prit que quelques secondes.
— Herr Jaeger est toujours à Las Vegas. Il a une suite dans un casino.
Désormais, Ils étaient terriblement conscients du temps qui s’était remis en branle. Bientôt, et même dès demain, peut-être, ils seraient à nouveau séparés. Ils s’assirent tous les deux, ramassant leurs habits jetés un peu partout autour du lit. Plus par nécessité de briser un silence pesant que par réelle curiosité, Lucifer demanda.
— Je suppose que nous partons maintenant ?
— Oui. Tu ne peux pas rester sur Terre jusqu’à l’Apocalypse, pas vrai ? ironisa doucement l’archange déchu.
— Évidemment. Que serait l’Enfer sans son Diable ? approuva bravachement son amant.
Le sourire de Haziel devenait plus triste de minute en minute. Même emporté dans la frénésie de leurs étreintes, il n’avait pas réussi à faire ce qu’il lui avait demandé. Il y avait pensé, à leur séparation prochaine. Et il savait que Lucifer aussi, il y avait des regards qui ne trompaient pas. Mais à deux, avec leurs corps emmêlés et leur passion dévorante, ils avaient réussi à tenir ses pensées à la limite de leurs esprits. Maintenant, il ne pouvait plus penser qu’à ça. Il avoua, tandis qu’il se levait pour aller prendre une douche.
— Tu sais, je m’attendais à ce que tu utilises ta présence sur Terre pour me mettre en porte-à-faux avec le Paradis, et me forcer ainsi à retourner en Enfer.
Une partie de lui, la plus faible, celle qui était toujours à se morfondre dans un cabanon battu par les vents, aurait voulu qu’il le fasse. Ça aurait été tellement plus facile. L’autre partie savait que ça aurait définitivement brisé quelque chose entre eux s’il l’avait fait. Lucifer, qui n’était pas pressé de retirer le parfum de Haziel de sa peau, s’arrêta.
— Je te mentirai si je te disais que je n’y ai pas songé. Mais nous nous sommes battus pour être libres. Tu ne l’as jamais oublié. Que vaudrai-je si je te forçai à rester à mes côtés juste parce que cela me sied ? — Il marqua une pause. — Et l’Enfer n’est pas un endroit pour les anges, même déchus.
Lucifer, du haut de toute sa Connaissance, ne l’avait réalisé que trop tard. Haziel hocha la tête. Il avait senti toute la souffrance derrière ces quelques mots. Il tendit le bras par-dessus le lit, pour venir caresser sa joue du bout des doigts.
— L’Enfer est pour tous ceux dont la lumière a brillé si fort qu’elle s’est consumée. C’est ce qui en fait sa beauté. Et toi, son Diable parmi tous les démons.
Celui-ci lui rendit son hochement de tête, l’ombre d’un sourire touché sur le visage. Haziel avait toujours su trouver les mots justes, même ceux que Lucifer n’était pas sûr de mériter. Oh, qu’il l’aimait, et qu’il allait lui manquer. Haziel se redressa. Il ne s’était pas ménagé ses dernières heures et ses côtes fêlées le lançaient. Et puis, la réponse du Diable soulevait une question.
—Pourquoi es-tu resté sur Terre ?
— Tu ne me devais qu’une faveur, Haziel. Comment mieux l’utiliser qu’en passant quelques précieux jours à tes côtés ?