Le palais de Léviathan n’avait qu’une seule entrée, et donc une seule sortie, qui le reliait directement à la surface. Un long et large tunnel en colimaçon, construit en plein milieu de l’édifice sous-marin. Oscillant entre Limbes et Enfer, Sacha et Haziel y étaient arrivés sans encombre. Ils eurent le plaisir de découvrir que l’endroit était désert, si ce n’était des corps abandonnés ici et là. Lucifer avait ordonné au dhampire de l’attendre là s’ils le pouvaient, sinon de s’enfuir sans lui sans le moindre regret. Les deux s’assirent sur les premières marches de l’escalier, profitant de pouvoir souffler un peu. Sacha fut le premier à se relever. Il avait senti une entêtante odeur, à la fois douce comme le parfum des fleurs et aigre comme leur pourriture. Une odeur de sang et de corruption, telle qu’il n’en avait senti que chez un seul être.
Lucifer planait dans les couloirs, les survolant à toute vitesse. Les démons et damnés qui n’avaient pas eu le malheur de croiser Lilith et Asmodée s’écartaient sur son chemin, les plus serviles se projetant même à terre. Il ne les voyait pas. Les coupures que lui avait faites Léviathan étaient déjà en train de se refermer. Le Diable était l’Enfer et l’Enfer était le Diable. Tant que l’un subsistait, l’autre vivrait également. Il arriva à l’endroit où il avait donné rendez-vous à Sacha. Rien qu’à l’idée que son archange n’y soit pas faisait se tordre quelque chose en lui.
Il ne s’inquiétait pour rien. Il vit le dhampire bondir, puis se pencher, pour tendre sa main au Prince déchu. Son cri de soulagement fendit les airs encore plus rapidement que lui. Des trous noirs dans ses yeux naquirent de nouvelles étoiles.
— Haziel !
— Luci !
Sacha s’écarta juste à temps pour ne pas se faire bousculer par Lucifer, qui se jeta dans les bras que l’archange lui tendait. Il le souleva presque en le serrant contre lui. Qu’importait son trésor brisé, alors que lui était vivant ? Ce n’était pas la première fois qu’il avait vu son archange mortellement blessé sans pouvoir faire autre chose que d’y insister, impuissant. Cela ne rendait pas l’expérience plus supportable. Haziel n’avait jamais attendu de lui qu’il le protège envers et contre tout. Mais à quoi servait toute cette puissance, s’il n’arrivait pas à sauver celui à qui il tenait plus que tout ?
Le déchu était bien loin de ses considérations. Il était juste heureux d’avoir Lucifer dans ses bras, quasiment indemne, après avoir craint qu’on ne le lui arrachât. Quant à Sacha, il espérait qu’ils n’en avaient pas pour trop longtemps. Le propriétaire des lieux était un sadique qui enfermait des gens dans ses sous-sols, tout de même. Trouvant qu’ils s’éternisaient, il lança un sonore :
— Et moi, Lulu ? Tu n’es pas content de me voir ?
Cela lui valut à peine un regard du Diable, mais ça fonctionna. Il garda l’archange blessé contre lui en grondant :
— Il semblerait que cela ne soit pas aujourd’hui encore que tu rejoindras mon royaume.
Sacha rit jaune, quelque peu incertain de savoir si l’autre plaisantait ou non. Quant à Haziel, il était revenu fidèle à lui-même. Control-freak sur les bords et alarmé à l’idée qu’il y ait deux archidémons en train de les chercher pour les tuer.
— Et Léviathan ? Belzébuth ?
— Je me suis occupé du premier, et j’ai laissé le second à ses Luxurieuses Altesses.
— Lilith et Asmodée sont ici ?
— Je leur ai envoyé un message pour les prévenir de ce que Léviathan avait fait. Tu dois être un très bon gérant de club, car ils n’ont pas hésité un instant à venir.
— Il est hors de question qu’ils se battent seuls.
Il tenta de se dégager des bras de Lucifer, mais ne réussit qu’à manquer de tomber. Le Diable passa un bras sous ses cuisses, et un autre sous ses ailes, dans son dos. Il le souleva aussi facilement qu’un angelot.
— Asmodée et Lilith sont des Princes infernaux. S’ils ne peuvent venir à bout d’un misérable conspirateur, ils ne méritent pas ce titre.
— Ce sont nos amis, pas tes outils.
— Et ils savent que le plus important est de te ramener sur Terre, avant que Michel ne rase tout pour nous retrouver.
Haziel se rappela que Léviathan aussi avait mentionné le général des armées divines devant lui. Il tâta le cou de Lucifer, réalisant quelque chose.
— Tu as perdu ton talisman.
— Il l’a fait pour me sauver. L’autre malade voulait me ramener à mon père.
Sacha cracha par terre à ce souvenir encore bien trop récent. Il avait encore la sensation de l’argent lui irritant la peau et de la peur lui nouant le ventre. Quant à Lucifer, il était hors de question qu’il laisse croire qu’il ait volontairement commis une bonne action.
— Je l’ai surtout fait pour nous sauver, Haziel et moi. Te libérer n’a été qu’un effet secondaire, certes bénéfique. Je suis le Diable, pas un gardien d’enfants.
Sacha grimaça, avant de croiser les bras. Il refusait d’être blessé pour si peu, mais c’était un brin vexant.
— Tant mieux, parce que je ne veux rien te devoir, Lulu.
N’ayant pas le temps pour leurs chamailleries, encore moins maintenant qu’il était conscient du danger que tous les déchus risquaient sur Terre tant qu’il en était absent, Haziel intervint :
— Retournons au Purgatorio, alors. C’est sans doute là-bas que Michel me cherchera en premier.
Devoir laisser Lilith et Asmodée se débrouiller seuls devant un des plus puissants démons de l’Enfer ne l’enchantait pas, mais la sécurité des siens passait avant tout le reste.
Lucifer était d’accord. Et lui n’avait aucun problème à abandonner ses princes de la Luxure ici. Ils avaient toute sa confiance. Leur Cercle n’était pas le plus pauvre en âmes après tout, et si séparément, ils n’auraient eu aucune chance, à deux, il ne donnait pas cher de la peau d’un être qui voyait l’amour comme un fardeau, plutôt que comme un don. Cependant …
— Je dois d’abord vérifier quelque chose. Sacha, accroche-toi à moi.
— On ne va pas voler, hein ?
Devant la soudaine méfiance du jeune, Lucifer lui offrit son plus beau sourire, tendant son bras. Sacha jura en attrapant sa main.
— ебать.*
*Se prononce yebat et peut se traduire par (la) baise. C’est un autre des 4 mots autour desquels s’articule le mat. Ne jugez pas Sacha s’il vous plaît, c’était une journée difficile.
***
L’archange dans un bras, le dhampire dans l’autre, le Diable avait fendu les airs suffocants de l’Enfer. Toutefois, peu importe sa vitesse, elle n’était pas encore assez suffisante pour que Sacha ne puisse pas entendre résonner dans sa tête les voix des damnés. Elles chantaient doucement son nom, l’appelant à les rejoindre maintenant. Pourquoi s’infliger une vie de doutes et de malheurs, quand il avait juste à s’abandonner avec eux à la douce souffrance des flammes infernales, lui chuchotaient-elles. Et la chaleur de la géhenne montant jusqu’à eux trois n’était pas tant horrible que l’odeur de putréfaction et de cendre que le vent portait. Sacha ne dit rien, mais il ferma les yeux et appuya son visage crispé contre l’épaule de Lucifer, resserrant son étreinte sur lui. Celui-ci baissa les yeux vers le garçon, avant de battre une nouvelle fois des ailes pour se propulser dans les courants.
Les paupières de Sacha ne se rouvrirent qu’en sentant la terre sous ses pieds. Il lâcha Lucifer, contemplant l’étendue d’herbe qui s’étalait devant ses yeux. Elle était parsemée de pâquerettes. Pourtant, ils se trouvaient à l’intérieur d’un couloir aux arches sculptées. Les murs de pierres grises, les plus claires qu’ils avaient pu trouver en Enfer, ne servaient qu’à accueillir les vitraux. Ils n’avaient en commun avec ceux de la salle du trône de Léviathan que d’être en verre. Ils étaient un assemblage de morceaux de toutes les formes et des couleurs, éclairant les pétales blancs d’une lumière chatoyante, bien différente des rougeoiements de la géhenne qui se reflétaient sur la voûte infernale.
Surpris de trouver un tel endroit en Enfer, le dhampire se pencha pour cueillir une des petites fleurs. Elle sentait bon, et pourtant, son parfum lui serrait le cœur tant elle le rendait mélancolique. Le bord des pétales oscillait entre l’or et le charbon. Il glissa la plante dans ses cheveux, avant de se tourner vers Lucifer.
— Où sommes-nous ?
— Dans la galerie de la Lacrimosa.
— Là où notre Chute s’est arrêtée.
Haziel ne saurait l’expliquer pourquoi, mais il l’avait ressenti au plus profond de lui, quand il avait traversé le couloir avec Méphistophélès, le jour où il était venu négocier la liberté des démons déchus. Il n’aurait jamais cru qu’il refoulerait à nouveau ce sanctuaire bâti à la mémoire de ce qu’On leur avait fait, encore moins en compagnie de Lucifer. Le Diable l’aida à s’asseoir parmi l’herbe et les fleurs.
— Attendez-moi ici, leur ordonna-t-il.
— Que vas-tu faire ? questionna Haziel.
— Me tromper, j’espère. Mais si j’ai raison, cela concerne les affaires infernales.
Haziel comprit qu’il ne voulait pas le mettre encore plus en porte-à-faux par rapport à Michel. Il était déjà mêlé plus que nécessaire aux complots de l’Enfer. Il n’insista pas plus. Et puis, il n’était pas contre un peu de repos, avant de devoir affronter le plus dangereux des sept Princes du Ciel. Quant à Sacha, il n’avait pas réagi. Il regardait dans tous les sens avec un air perplexe.
— Je n’entends plus rien. C’est… Calme.
— Nous sommes au centre de l’Enfer. L’œil du cyclone, si tu préfères. Tu es en sécurité ici. — Levant le bras, Lucifer désigna les marches à quelques mètres d’eux. — Mon trône est derrière cette porte.
Sacha se souvenait de l’avoir vu dans la salle de la Trêve. Il se souvenait de l’horreur et du désespoir ressentis avant de s’évanouir. Il rejoignit Haziel par terre.
— Je ne bouge pas. Ne le prends pas mal, Lulu, mais je ne suis vraiment pas pressé de finir en Enfer.
Le Diable éclata de rire, et le dhampire ne sut dire si c’était de moquerie ou d’amertume.
— Oh, mon jeune moineau, te crois-tu unique ? Personne n’a envie d’être ici.
Il riait encore lorsqu’il les laissa là. La porte se referma sur lui tel un couperet qui troubla quelques secondes la quiétude des lieux, avant que l’écho ne se tût. Sacha cueillit une autre marguerite, se mordant la lèvre inférieure de ses crocs si fort qu’un peu de sang en perla.
— C’est vraiment ce qui m’attend ? Finir comme les âmes qui nous ont attaqué ?
Haziel paraissait tant perdu dans ses pensées qu’il crût qu’il ne lui répondrait pas. Mais l’archange finit par sourire.
— Sais-tu comment naissent les trous noirs ?
— Ce sont des étoiles mortes, non ?
— Oui, mais seules les étoiles les plus brillantes en deviennent. Elles s’effondrent sur elles-mêmes en de superbes et terribles supernovas. Au centre de ces supernovas, se créent les trous noirs qui aspirent tout, même la lumière, dans un vide qu’ils ne peuvent combler.
Il y eut un silence, que le dhampire respecta, curieux de savoir où il voulait en venir. Il cueillit encore une pâquerette. Lorsqu’ils arrivaient à s’échapper du froid château où ils avaient grandi, avec son frère, ils allaient s’amuser dans la forêt qui l’entourait. Dedans, il y avait une clairière, qui fleurissait à chaque printemps. Et chaque printemps, ils s’y amusaient à se faire des couronnes de fleurs. Haziel reprit.
— C’est ce qui arrive à tant d’humains. Ils brillent, encore et encore, dans l’attente d’une Vaine Gloire, laissant leur lumière se consumer dans le péché, jusqu’à ce qu’elle s’effondre sur elle-même, expulsant tout ce qui restait de bon en eux. Et à la fin, il n’y a plus que ce trou en eux, qui avale tout, pour toujours.
L’archange déchu s’allongea. Des démons avaient gravé au plafond des morceaux de leur vie en tant qu’anges. Même dans les ténèbres les plus noires, personne ne pouvait oublier l’éclat de la lumière.
— Tout le monde n’est pas fait pour vivre dans la lumière, Sacha, nombreux sont ceux qui s’épanouissent mieux dans l’obscurité. C’est ainsi. Tu es un dhampire, tu le sais mieux que quiconque, toi qui avances en équilibre sur un fil entre les deux. Mais c’est l’Obscurité qui donne sa raison d’être à la Lumière, et la Lumière qui donne sa raison d’être à l’Obscurité. Et tant que la lumière en toi continuera de briller, tant que tu ne la laisses pas s’éteindre, peu importe où tu sois, même dans l’obscurité la plus profonde, non, tu ne finiras pas comme ces pauvres âmes qui s’étaient vendues à l’Envie.
Le garçon l’avait écouté jusqu’au bout, suspendu à ses lèvres. Et si quelque part, il était soulagé que Haziel croie qu’il y avait toujours de l’espoir pour lui, il n’était pas sûr d’être rassuré. L’Enfer avait l’air d’être un terrible endroit où passait l’éternité tout de même. Mais il savait aussi que peu importe l’endroit, tant qu’il y était avec Kecha, ça irait. Il demanda encore :
— C’est ce qui est arrivé à Lucifer ? Il est devenu un trou noir ?
— Oui. Je te l’ai dit, c’est ce qui arrive aux étoiles les plus brillantes. Et si tu avais pu le voir, briller dans toute sa Gloire...
La fin de sa phrase se perdit dans les souvenirs de cette autre existence. Dans l’esprit de l’ancien Prince du Paradis, leurs ailes en feu se confondirent avec les déflagrations des supernovae.
— Et ça ne te fait pas peur ?
Haziel s’allongea. Ses yeux se fermèrent tandis qu’il laissait la nostalgie des lieux l’envahir.
— Je suis un archange. Même déchu, j’ai bien assez de lumière pour deux. Jusqu’à la Fin de Tout.