Haziel vit Gabriel et Raphaël avancer vers eux, dans le dos de Michel qu’il tenait toujours dans ses bras. Il le pressa une dernière fois contre lui, avant de se relever. De ses doigts, il essuyait les larmes qui semblaient ne plus vouloir s’arrêter de couler, après tout ce temps à être taries. Michel les dévisagea, lui et Lucifer. Il échangea avec le Diable un dernier regard, puis il s’envola vers les deux archanges qui lui tendirent les bras. Du Ciel, ils avaient tout vu. Ils s’enlacèrent maladroitement, Raphaël au milieu, Michel et Gabriel d’un seul bras. Le Général tenait toujours son épée, laquelle peu à peu retrouvait sa flamboyance. Au bout de l’autre bras du Messager, pendait la trompette qui soufflerait l’Apocalypse. Les yeux scintillant encore de l’affliction qui l’avait saisi en le voyant mourir, Raphaël réprimanda doucement son compagnon :
— Il y a une raison pour laquelle nous sommes sept archanges, Michel. Descendre seul était pour le moins… inconscient.
Gabriel fut moins complaisant.
— Ce que notre charitable adelphe veut dire, c’est que tout général que tu es, tu es surtout un idiot. Lucifer t’avait été confié, mais le Paradis et ses anges sont notre affaire à tous. Nous réussissons et échouons ensemble.
Michel ne put que hocher la tête, la gorge nouée par les émotions contradictoires qui l’assaillaient. Il était heureux d’être en vie, heureux qu’On lui ait accordée plus de temps à leurs côtés. Mais cela signifiait qu’il devrait à nouveau soulever sa lame contre ses adelphes égarés. Le repos ne lui serait accordé qu’une fois sa tâche accomplie. Leur étreinte ne dura que quelques secondes, avant qu’ils ne se relâchassent. Ils se tournèrent vers le Diable et le Prince déchu. Raphael les salua placidement.
— Satan. Haziel.
— Raphael, lui répondirent-ils en même temps sur le même ton.
Gabriel leur sourit, mais c’était un sourire bien désolé.
— Cela faisait si longtemps. Je regrette que nos retrouvailles aient lieu dans ces conditions.
Il leva sa trompette. Tout le monde semblait décider de ne pas évoquer le fait que Haziel venait de tuer Michel, pour ensuite le ramener parmi eux. Les anges, tombés ou non, étaient une famille dysfonctionnelle comme les autres. Mais sous le calme de façade, l’atmosphère était aussi électrique que les nuages au-dessus d’eux. Les yeux de Sacha allaient et venaient du duo au trio. Il s’était mis en retrait derrière Lucifer. Pour être honnête, il devait admettre que les archanges lui fichaient la trouille, plus que les archidémons. Il avait grandi dans les noirceurs de l’obscurité, pas dans l’éclat cru de la lumière.
Comme si elle attendait que quelqu’un pense à elle, une vague d’ombre s’abattait sur Florence, engloutissant tout sur son passage, jusqu’à se heurter à la luminosité des anges. Le monde en fut coupé en deux, alors que quelques mètres derrière le Diable, surgissaient les Princes de l’Enfer, suivis de leurs armées démoniaques. L’archidémon de la Luxure tenait en laisse Léviathan, qui n’était désormais guère plus gros qu’un python royal, ainsi que Belzébuth, qui ne pouvait plus faire grand-chose d’autre que de bourdonner. Asmodée et le Grand Lilith s’étaient fait plaisir, s’adonnant sur eux à l’art ancestral du kinbaku, supplément bâillon, jusqu’à ce que les deux comploteurs ne puissent plus bouger même une plume. Bélial avait été plus clément dans le traitement de Samaël et de la petite Lilith. Seules leurs mains et les ailes de l’intendant étaient entravées. Lucifer ne se retourna pas, mais le rictus qu’il adressa aux sept archanges parlait pour lui.
Les quatre archanges cardinaux volèrent pour rejoindre les théologaux, entrant dans un conciliabule passionné. En face, Mammon lustrait ses cornes, Azazel devisait avec Belphégor sur les fonctionnalités de l’immense char d’assaut sur lequel le prince de la Paresse était monté, Bélial se gaussait à hoqueter de Belzébuth et le Grand Lilith avisa, horrifié, que Samaël, son double, le démon de confiance de Satan, était attaché.
— Géminé, qu’as-tu fait ?
— Ce qui devait être fait, géminé. Nous n’avons pas été créés pour nous perdre en Enfer.
Les lèvres de la Succube parmi les succubes s’étirèrent d’un sourire triste.
— Mais moi, j’aime ça.
Haziel n’eut pas le temps de demander à Lucifer que faisait son intendant et la Mère des sorcières ainsi, qu’une nouvelle surprise le cueillit, sous la forme de Phistophélès qui arrivait à tire-d’aile, Faust dans les bras. Ils se posèrent à ses côtés. L’archange déchu était heureux de voir que Michel ne les avait pas molestés en son absence, mais bien désespéré de voir que ces deux idiots avaient foncé tête la première dans l’épicentre d’une potentielle Apocalypse. Il soupira.
— Vous ne devriez pas être là.
Son second sortit son miroir de poche, afin de s’assurer que son maquillage n’avait pas bougé pendant le vol.
— Nous l’avons senti. Tous les déchus l’ont senti. Le Diable et ses armées marchent sur Terre, Michel et ses légions volent dans les airs. Tu nous connais, nous ne pouvions pas rater la fête.
Il le referma dans un claquement sonore. Faust compléta :
— Orphiel s’occupe de réunir tout le monde au Purgatorio, si jamais… La trompette devait sonner.
Haziel secoua la tête.
— Allez le rejoindre. Il aura sûrement besoin de vous.
Faust croisa les bras tandis que Phistophélès se recoiffait.
— Ce serait contre le serment d’Hippocrate. Ne le prends pas mal, mais tu as clairement besoin d’une doctoresse.
— Sincèrement, je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur nos capacités à survivre à l’Apocalypse. Autant finir en bonne compagnie.
Sans rien dire d’autre, Haziel les prit dans ses bras. Ils firent un cocon de leurs ailes, conscients que c’était peut-être la dernière fois. Un ange prit son envol des légions angéliques, plus haut que tous les autres. Il s’arrêta au-dessus des archanges et archidémons, un épais codex dans une main, une plume dans l’autre : Azraël, l’ange de la mort, était prêt à remplir son office.
Peu importait de quoi discutaient les Princes du Paradis, s’était désormais acté. Ils se remirent en ligne, les trois archanges théologaux en avant. Les déchus rompirent leur étreinte. Phistophélès et Faust rejoignirent Sacha derrière Haziel et Lucifer. Les princes de l’Enfer se turent.
— Dans Sa grande Charité, On vous a laissé vivre. Et depuis, vous n’avez fait que défier continuellement le Ciel, débuta Raphaël.
— Aucun repentir n’est venu de vous. Aucune rédemption n’a été implorée, poursuivit Michel.
— Lucifer, dans toute ta Vaine Gloire, tu t’es fait appeler Satan et tu t’es couronné Son égal en Enfer. Mais On ne marche pas sur Terre, termina Gabriel.
Sariel avança, et le silence se fit jusque dans les armées. La dernière fois que l’archange de la Justice avait parlé, c’était il y a des siècles. Il leva sa balance, afin qu’elle soit visible des dignitaires des deux camps. Un des plateaux penchait plus bas que l’autre.
— Ta révolte fut le premier blasphème, Satan. Et aujourd’hui, tu as rompu l’équilibre entre la Lumière et l’Obscurité sur l’entièreté de Sa Création. Tu as rompu la Trêve dont tu devais être le premier garant. Tes actes retomberont sur toi, sur les tiens, et sur nous tous.
Sa parole avait été portée, il recula. Les autres prirent la suite.
— Nous allons reprendre les armes contre vous, et vous allez les reprendre contre nous, tonna Uriel.
— Une nouvelle bataille, encore pire que la première. Elle aura lieu pendant mille ans s’il le faut, entre Enfer et Paradis, sur Terre, déclara Sariel.
— Ce sera la Fin de Tout. Ce sera l’Apocalypse, clama Reuel.
— Non.
L’attention générale se tourna vers Sacha. Des murmures s’élevèrent des deux côtés, curieux, amusés, désapprobateurs. Il entendit ces termes qui lui étaient devenus familiers être répétés de bouche en bouche, fils, enfant, bâtard de Mammon. Phistophélès tenta de le retenir, mais il dégagea son bras. Haziel et Lucifer se regardèrent, avant de s’écarter pour le laisser passer. Le dhampire marcha jusqu’à la ligne où se joignaient luminosité et ténèbres. Les yeux de sept archanges le fixaient, insondables.
— Qui es-tu pour nous interrompre, Aleksandr Lavrovitch Vorobiev ? lança Gabriel.
— Un parjure et un tueur. Il a péché par orgueil et colère ; il a agi vertueusement avec charité, force et justice. Lumière et Obscurité se mêlent en lui, chuchota Sariel en voyant les plateaux de sa balance osciller des deux côtés.
Le garçon grimaça. Il n’était pas sûr d’apprécier les présentations angéliques.
— Je préfère Sacha. Et je suis un être vivant sur cette Terre où vous voulez vous battre pendant mille ans.
Michel le coupa dédaigneusement.
— Comme tant d’autres avant toi, et tant d’autres après. J’ignore ce que les déchus t’ont fait croire, protégé d’un Prince déchu, mais la Terre n’appartient pas aux mortels. Elle appartient à Sa Déité, et elle dispose selon Son bon vouloir.
Sacha avait pris la défense de Haziel plusieurs fois ces derniers jours. Il avait risqué sa vie pour le sortir des geôles de Léviathan. L’archange déchu n’avait pas oublié. Il s’avança à ses côtés et posa sa main sur l’épaule du dhampire.
— L’Apocalypse le concerne autant que nous tous. Pourquoi ne pas écouter ce qu’il à dire ? — Michel ne lui faisait plus peur. — Es-tu encore si pressé de te battre ?
Le Prince de la Foi brandit son épée en leur direction. Sacha eut un mouvement de recul, mais Haziel serra sa main pour le maintenir sur place. Ils parlaient pour les habitants de la Terre, ils ne pouvaient plus faire marche arrière.
— Tu sembles avoir oublié quel était ton rôle dans tout cela, Haziel. C’est à côté du Diable que toi et les tiens vous vous teniez en ce moment, malgré vos promesses de neutralité. Moins que jamais, tu es en droit d’exiger quelque chose de nous.
— Tu es juste vexé parce que Haziel t’a mis la rouste de ta vie en fait, grommela Sacha.
Pour ce qui était peut-être la première fois de leur vie, les archanges restèrent interdits. À leur décharge, ils avaient eu très peu de contacts avec des adolescents, encore moins vampiriques. Et si les deux démons déchus étaient juste catastrophés, Lucifer et Haziel se retinrent de rire. Le Diable dut se mordre la joue pour retenir les gloussements qui montaient. Ça aurait été peu digne du monarque qu’il était. Lorsque l’on veut éviter une guerre, on évite de se moquer du général ennemi. Les archidémons, du moins ceux qui le pouvaient, ne se privèrent pas de s’esclaffer, un bien plus fort que les autres. Mammon était très fier de sa descendance.
— Ce petit est amusant. Je suis pour qu’on le laisse parler.
Une vague d’approbation se fit entendre dans le camp infernal. Lucifer en profita.
— Haziel n’a jamais oublié le pourquoi de notre Chute. Il offre à tous la possibilité de choisir, hors de la Lumière et de son Obscurité. Nous le savons tous ici, Michel.
Haziel lui adressa une œillade touchée. C’était bien là un des plus beaux compliments qu’il puisse lui faire. Le Prince de la Foi ouvrit la bouche, mais l’archange déchu le prit de vitesse.
— Nous nous tenons au côté du Diable, car lui ne m’a pas menacé de raser notre ville. Mais l’archange de la Justice et le message de Sa Déité sont avec nous. Que l’On me nomme les méfaits que j’ai commis contre le Paradis depuis ma Chute.
— Nous ne sommes pas là pour juger les déchus. Pas aujourd’hui, intervint Gabriel.
Michel fusilla de son regard ardent Lucifer et Haziel, qui le lui rendirent avec passion. Raphaël, lui, fixait Sacha de ses yeux de pure lumière qui paraissaient le fouiller jusqu’au plus profond de son âme. Et ce n’était sans doute pas une impression. Le dhampire baissa le menton, mal à l’aise. Pourtant, lorsqu’il l’archange de la Charité s’adressa à lui, ce fut avec une incommensurable tendresse :
— Tu as beaucoup souffert, n’est-ce pas Sacha ?
Le garçon eut le souffle coupé par l’amour qu’il sentait soudainement déborder de Raphaël. Il ne réussit qu’à hocher piteusement la tête. Le Prince se tourna vers les six autres :
— Écoutons-le, mes adelphes. Il tient sincèrement à ce monde.
Les quatre archanges cardinaux se questionnèrent du regard. Uriel approuva en leur nom :
— En effet, celui qui a défié archanges et archidémons pour ses idéaux mérite notre attention.
Les archidémons aussi s’étaient consultés. Bélial rapporta leurs paroles :
— Nous sommes nous aussi curieux d’entendre le bâtard qui se tient aux côtés du Diable.
Sacha regarda Haziel, lequel l’encouragea d’un sourire. Il s’éclaircit la gorge avant de prendre la parole :
— Vous voulez condamner la Terre entière juste parce que Lulu… Le Diable a passé genre quatre jours avec son amant ? Même moi, je trouve ça trop, et croyez-moi, je vis pour le drama.
Les Princes du Ciel levèrent les yeux vers Haziel, qui se retint de hausser les épaules. Lucifer se pinça les lèvres. Sacha se rendit compte qu’ils n’étaient pas très réceptifs à l’humour – il aurait pu s’en douter cependant –, il s’empressa d’enchaîner :
— L’amour et le pardon, ce n’est pas le truc des anges normalement ? Tout ce qu’il a fait, c’est protéger Haziel et éviter un coup d’État avec Tronche de Mouche et le gros serpent – pas celui de la Bible, l’autre – et eux la guerre, ils la voulaient vraiment. Si c’est le genre de trucs qu’on punit au Paradis, je prends mon ticket pour l’Enfer direct.
— C’est heureux, car c’est là où tu finiras sûrement, fils de Mammon, dit Michel. Essaies-tu de nous faire croire que le Diable n’a agi que par pure bonté d’âme ?”
— Eh bien…
Il tourna la tête vers Lucifer et Haziel, indécis. Toutefois, ce qui se passait était trop important pour qu’il cache la vérité.
— Non, sans doute pas. Mais il ne s’en est pas pris au Paradis. Vous dites à Haziel qu’il n’a pas su garder la paix. Mais moi, de ce que j’ai vu, c’est que c’est l’archange Michel qui les a attaqués et que là, c’est vous qui voulez vous battre pendant qu’eux essaient de protéger votre Trêve.
Les deux archanges théologaux regardèrent le Prince de la Foi, lequel finit par ranger son épée de très mauvaise grâce. Le dhampire sentit la pression qui lui écrasait les épaules s’alléger. Et il n’était pas le seul. L’atmosphère elle-même semblait plus légère.
— Tu ne mens pas, Sacha. Ou du moins, tu es convaincu de dire la vérité. Est-ce vrai, Satan ? Certains parmi tes démons ont comploté pour nous pousser à un nouveau conflit ? demanda Gabriel.
— Il dit vrai, fut contraint d’admettre Lucifer.
— Je suppose que ça a un lien avec le fait que plusieurs d’entre eux soient présents ici entravés, hasarda Raphaël.
— Livre-les-nous. Si vraiment ils ont menacé l’Ordre établi, nous les châtierons comme il se doit, ordonna Michel.
— Pour citer Sacha : Non.
Lucifer n’avait pas hésité une seule seconde. Michel reposa aussitôt ses doigts sur la garde de son épée. Alors que Gabriel posa sa main sur le poignet du général des armées divines pour l’empêcher de la ressortir, Sacha trouva que c’était le moment parfait de retourner assurer les arrières de Haziel. Le Prince de la Foi gronda :
— Tu oses défendre ces misérables ?
— Non plus. Châtier, ils le seront. Par moi. Je suis le Diable, c’est mon rôle de punir âmes pécheresses et démons. Et si les sujets d’un royaume portent préjudice à un autre, c’est au monarque d’en payer le prix.
Pendant qu’il parlait, Satan s’élevait dans les airs, ses six ailes déployées. Il écarta les bras, un sourire narquois sur le visage. Michel était un ange fier, il serait un démon qui le serait encore plus. L’Enfer était à lui, personne ne toucherait à une seule des barbules de ceux qui y vivaient. Il se sentait même insulté que Michel ait pensé qu’il accepterait.
— Cependant, j’ai réussi à les mettre hors d’état de nuire avant qu’ils n’arrivent à leurs fins. Nul tort n’a réellement été commis. Et si pour cela, j’ai dû passer par des chemins détournés, cela ne devrait-il pas m’être pardonné, comme l’a dit si justement cet enfant ?
— Tu sembles l’avoir oublié, mais ta présence sur Terre a déséquilibré ce que l’Humanité appelle l’Europe et la Cité des Anges pour de nombreux jours. Tu n’es pas en Enfer ici. Tes petits jeux ne te sauveront pas. Tu ne peux pas désobéir et…
Et c’est à ce mot, désobéir, que Haziel comprit. C’était si extraordinaire, et en même temps, si simple, qu’il ne réalisa pas comment aucun d’entre eux n’avait pu s’en rendre compte avant. Il rejoignit le Diable devant Michel et les autres, les interrompant d’une voix claire et forte pour que tous l’entendissent.
— Tu ne cesses de nous parler d’obéissance, Michel. Tu es même le plus obéissant d’entre nous, et pourtant, On t’a préféré Lucifer au Paradis. Mais si c’était ce qu’On attendait de nous ? Que comme les humains, nous croquions la pomme de la Connaissance ? Que nous lui désobéissions, en prenons notre envol et notre libre-arbitre ?
Pour la deuxième fois en moins d’une heure, lui qui ne l’avait jamais été de toute sa très longue existence, le Prince de la Foi fut décontenancé. Tout le monde l’était d’ailleurs. Il lui rappela.
— Vous avez été puni pour cela.
— Mais ce qu’On peut créer, On peut le détruire. Les démons n’auront de cesse jusqu’à Sa propre Chute, les déchus refusent de prêter allégeance. Et pourtant, nous sommes toujours là. Et si ton erreur n’était pas celle que tu crois ? Et si tout ça, notre rébellion et notre chute, l’Enfer et le Paradis, les anges déchus et les démons, faisaient partie de Son plan ineffable ?
Lucifer lui saisit le bras, le forçant à pivoter vers lui. La colère que ses mots provoquaient en lui dissimulait bien mal la peur qu’ils soient vrais.
— Aurais-tu déjà oublié la souffrance qui règne en Enfer ? La douleur de nos ailes en feu ? Quelle ineffabilité est-ce là ?
Haziel serra les dents quand ses doigts se serrèrent autour d’une des nombreuses contusions que lui avaient laissé les épines. Lucifer le relâcha aussitôt. L’archange déchu frotta son bras.
— Nous L’avons défié, pour ne plus être à Son service. Nous avons pris notre Chute pour une punition et vous vous êtes enfermés dans votre rancœur. C’est ce que vous avez fait de l’Enfer, une prison. Et si ce que nous appelons notre Chute était la seule liberté qu’On pouvait nous offrir sans que cela ne mette en péril l’Ordre établi ?
Un silence comme n’en avait pas connu l’univers depuis son Commencement s’étendit d’un bout à l’autre des deux camps. Haziel venait, ni plus ni moins, de remettre en cause tout ce qu’ils croyaient de la Chute. De prêter à Sa Déité des intentions qu’ils n’avaient jamais soupçonnées jusqu’alors. Le choc était puissant, le doute qui s’infiltrait aussi.
— Si c’est vrai… souffla le Grand Lilith.
— … Toute notre conception de ce qui a été, est et sera… réalisait Raphaël.
— … Est à revoir, murmura Phistophélès.
Peu à peu, le silence laissa place à un brouhaha cacophonique. Lucifer fixait le Ciel, osant à peine se demander à quel point Haziel avait raison, et donc lui-même, tort. Quant à Michel, il refusait de tout son être l’idée d’avoir passé son existence à se méprendre à ce point les voies de Sa Déité.
— Voilà une belle vision qui te donne le beau rôle, Haziel. Qui fait oublier que toi, Archange de la Paix, a apporté la guerre. Une guerre qui ne finira que dans l’Apocalypse, à la Fin de Tout.
Mais c’était fini. L’archange déchu ne laisserait plus personne le rabaisser pour cette raison. Sa culpabilité ne s’effacerait sans doute jamais, toutefois, il pouvait maintenant se l’admettre : en les voyant tous prêts à s’entre-déchirer à nouveau, il en avait assez de se le reprocher.
— C’est vrai, j’ai échoué à préserver la Paix. Et il ne se pas passe une seule journée, Michel, une seule, sans que je ne m’en veuille pour ça. Mais un jour, Gabriel m’a rappelé que je devais garder mon Espérance. — Il regarda Gabriel, qui hocha la tête avec un léger sourire. — Alors j’espère qu’un jour, nous pourrions baisser définitivement nos armes et nous entendre. Nous tous, ensemble. Je ne peux défendre la Paix seule, mais j’ai foi dans le fait qu’elle peut encore être sauvée. J’espère que l’Apocalypse sera une Révélation, et non une énième bataille.
Il darda ses yeux dorés sur Michel. L’archange, qui avait toujours été le premier à dégainer son épée, ne trouva rien à rétorquer. Haziel écarta ses ailes, le menton haut, se sentant réellement digne et fier pour la première fois depuis des siècles.
— Et si je me trompe, que Gabriel sonne sa trompette. Pour la première fois depuis la Création, le Diable et ses sept Princes marchent sur Terre. N’est-ce pas là le signe annonciateur ?
— Euh, tu es sûr de toi ? lui murmura Sacha.
Tous les regards étaient maintenant suspendus aux gestes du Messager de Sa Déité. Le sort de la Création entière dépendait de ce moment, à peine un battement de cils à l’échelle de l’éternité. Le Prince de l’Espérance scruta son instrument avec un air indéchiffrable. Il leva d’un coup les yeux au ciel, écoutant visiblement quelque chose. Les rayons d’un soleil couchant percèrent les nuages noirs. Il eut le sourire le plus éclatant que Sacha verrait de toute son existence.
— L’Apocalypse aura lieu, mais pas aujourd’hui. — Tranquillement, il remit sa trompette dans sa ceinture. — La Fin de Tout ne sonnera pas ce soir.