— Le déjeuner ? répéta Penelope, surprise. De quoi parles-tu, Pennel ?
Le Majordome la fixa avec une inquiétude teintée de respect. Il avait clairement pris conscience de sa place et n’avait plus eu aucun écart de conduite depuis des semaines.
— Le Duc souhaiterait partager un repas avec vous, puisque cela fait longtemps que vous n’êtes pas venue à table, et il m’a chargé de vous escorter jusqu’à la salle à manger.
Voilà qui était nouveau. Jusqu’alors, elle n’avait fait que manger dans sa chambre depuis son arrivée dans ce monde. Mais il était vrai qu’elle avait été punie et consignée dès le départ, restreinte dans le moindre de ses mouvements. Sa situation s’était améliorée mais elle ne savait pas grand-chose de ce qu’il se passait ailleurs ou auparavant faute d’avoir des indices.
— Je pensais être encore punie, dit-elle. Je me rappelle que Derrick a mentionné que j’étais consignée dans ma chambre jusqu’à nouvel ordre. Certes, j’ai eu l’autorisation de sortir et vaquer à mes occupations mais personne ne m’a autorisé à revenir à table. D’autant plus que je ne suis pas appréciée.
— Le Duc commence à se sentir seul à table alors que vous ne quittez que très peu votre chambre. Je ne pense pas qu’il vous tiendra rigueur si vous vous joignez à eux pour le déjeuner.
— Eux ? nota-t-elle. Mes frères seront présents ?
— Oui. Le Duc doit vous parler à tous de quelque chose de très important.
Penelope releva un sourcil.
— Très bien.
Elle posa son livre et se leva pour suivre le Majordome.
— Il était temps ! l’attaqua Reynold quand elle pénétra dans la salle à manger. Tu ne sais pas lire l’heure ?
Pennel avança la chaise de Penelope et elle s’y installa.
— Etant donné qu’on ne m’a pas donné l’autorisation de vous rejoindre aux repas, je ne pensais pas que j’y étais à nouveau admise, rétorqua-t-elle sur le même ton. Il aurait été apprécié de recevoir le mémo de vive voix ou via Pennel.
Derrick lui lança un regard en biais qu’elle lui rendit avec autant d’intensité. Oui, sa remarque s’adressait essentiellement à lui, le responsable de son enfermement dans sa chambre.
— Mangeons, intervint le Duc, coupant court à toute réplique.
Penelope baissa le regard sur son assiette. Ses pupilles s’étrécirent sur ses couverts. Des jouets, tout juste bons pour jouer à la dinette. Comment était-elle supposée manger avec de tels ustensiles ?
— Qu’y a-t-il ? s’enquit le Duc.
Elle déglutit. Pouvait-elle se permettre de faire une remarque ? Ne voyait-il rien ? Ou bien était-ce volontaire ? Et ses deux frères ? Elle ne doutait pas que Reynold s’en ficherait royalement. Quoique ? Il avait été celui qui avait viré Emilie pour lui avoir servi de la nourriture avariée…
Plus elle réfléchissait, plus une boule de colère et d’amertume se formait dans sa gorge. Elle se retint de s’énerver. Elle devait rester calme et posée, prouver être mature. Même si quelqu’un ici cherchait clairement à se moquer d’elle.
Mais qui ?
Elle posa sa main sur les couverts. L’énergie était subtile mais encore inconnue. Un serviteur qu’elle n’avait pas encore rencontré. Il y en avait tellement au Duché. Sans doute les préposés à la cuisine. Cela expliquait peut-être pourquoi Emilie agissait ainsi…
— Penelope ? appela le Duc.
— Je ne suis pas venue pour que l’on se moque de moi, souffla-t-elle.
— Qu’as-tu dit ?
Elle inspira profondément pour ne pas crier.
— Je ne suis pas venue pour que l’on se moque de moi, répéta-t-elle plus fort, faisant tinter sa colère et sa déception.
Ses propos firent froncer les sourcils des trois personnes à table.
— De quoi tu parles ? demanda Reynold.
Elle se leva et se tint très droite alors qu’elle serrait les couverts entre ses doigts. Elle s’avança d’un pas raide et vint les poser entre la dinde et la salade, devant eux.
— Si cela vous amuse de m’humilier et vous moquez de moi, autant que je retourne manger dans ma chambre ! rétorqua-t-elle plus durement. Au moins, j’aurais l’assurance qu’Emilie m’apportera à manger et des couverts décents.
Elle fit quelques pas vers la porte.
— Penelope, l’appela le Duc un brin plus en colère.
Elle se retourna.
— Je suis un être humain ! cria-t-elle. J’ai peut-être fait des erreurs mais je ne mérite pas d’être traitée comme si je n’avais pas le droit de manger ou que je devrais prétendre manger pendant que vous vous remplissez la panse ! Trouvez-vous une autre personne pour manger à votre table avec ces jouets qui ne méritent même pas d’être appelés couverts !
Penelope sortit de la salle à manger et ne manqua pas de faire claquer la porte, surprenant Pennel qui arrivait d’un bon pas après l’avoir entendue crier.
— Mademoiselle, pourquoi vous… ? Que s’est-il passé ?
Elle hésita quelques secondes entre l’ignorer et lui répondre. Puis, elle se dit qu’elle devait faire crever l’abcès. Elle en avait plus que marre de ces agressions et ces atteintes à ses droits les plus fondamentaux.
— Suis-moi, ordonna-t-elle alors.
— Oui, Mademoiselle.
Elle retourna alors dans la salle à manger. Les Eckhart parlaient entre eux, la nourriture clairement délaissée pour comprendre la situation. Le Duc avait un couvert entre ses mains. Il tourna vers lui un visage horrifié.
— Penelope, je t’assure, je ne savais pas. On va faire venir des couverts dignes de…
— Assez. Je vais aller crever l’abcès, mais directement face au responsable de cette mauvaise farce ! Cela dure depuis trop longtemps.
Elle se saisit des couverts et les observa quelques secondes entre ses doigts. Elle analysait l’énergie avec attention. Puis, elle fit face au Majordome.
— Conduis-moi en cuisine, ordonna-t-elle.
— Mademoiselle, c'est-à-dire que…
— Mène moi en cuisine ou je m’y rends seule pour faire face au responsable. Mais si c’est moi qui m’en charge toute seule, elle n’en ressortira peut-être pas en bonne santé. J’ai beaucoup à lui renvoyer au visage.
— Penelope, murmura le Duc. Explique-toi.
— Pourquoi devrais-je expliquer ce qui est aussi visible qu’un nez au milieu du visage ? rétorqua-t-elle alors avec un regard en coin.
Le Duc ferma les yeux.
— Comment oses-tu ? intervint Derrick.
— Il ne fallait pas me demander de revenir manger à table si c’était pour laisser faire ça au préalable ! Je n’ai peut-être aucune reconnaissance à vos yeux mais je ne mérite pas d’être affamée pour autant ! Heureusement qu’Emilie prend soin de moi sinon cela ferait des mois que je serais morte d’inanition !
— C’est pourtant Emilie qui t’a…, commença Reynold avant d’être interrompu par le cri de Penelope.
— Elle n’est pas le cerveau de ce plan machiavélique ! Elle a été manipulée ! Et elle n’est sûrement pas la seule !
Derrick poussa un soupir.
— Je vais m’en charger.
— Sous votre respect, je n’ai pas confiance en vous pour cela, refusa Penelope avec véhémence.
Le pourcentage au-dessus de sa tête clignota. De 23 % – n’était-il pas à 22 la dernière fois qu’elle l’avait vu ? – descendit à 20 %.
— Je ne te…
— Vous préférez défendre les intérêts des autres plutôt que les miens, Mr le Duc Héritier. Même quand je suis sage et dans mon droit. Alors aujourd’hui, j’ai conscience de ne pas être sage. Je rage ! Et j’estime en avoir le droit ! Je ne tiens pas à mourir juste pour votre bon plaisir !
Elle s’éloigna, attrapant le Majordome par le bras.
— Conduis-moi en cuisine, Pennel. J’ai bien l’intention de dire au responsable de tout cela ma façon de penser !
— O… oui, Mademoiselle.
Pennel la guida dans les quartiers des serviteurs. Très vite, une odeur de nourriture lui chatouilla les narines. Son ventre gargouilla, énervant encore plus Penelope. Ils générèrent un émoi en pénétrant dans les cuisines.
— Mad… mademoiselle ! Maître ?!
En effet, le Duc, honteux et en colère, les avait suivis.
— Qui est responsable de cette plaisanterie ? demanda-t-il d’une voix froide.
Il montra le seul couvert que Penelope n’avait pas entre les mains. Personne ne lui répondit. Mais elle n’avait pas besoin de réponse. Elle avait juste à suivre ses sens. Elle s’avança à travers la cuisine. Serrant les jouets entre ses doigts, elle les étudiait avec calme, ces hommes et ces femmes qui attendaient la tête baissée, certains tremblants et jetant des regards apeurés autour d’eux.
Soudain, elle s’arrêta, satisfaite. Elle avait trouvé la responsable. Rousse, elle se tenait droite et montrait patte blanche. La cuisinière en chef. Là, elle n’avait plus aucun doute pour Emilie. Elle devait d’ailleurs se battre depuis pour lui apporter de la nourriture décente. Penelope songea à la récompenser à l’avenir.
— Ceci vous appartient, dit-elle en lui tendant les couverts.
La cuisinière leva la tête et afficha une mine surprise.
— Mademoiselle ? Je ne comprends pas…
— Vous pouvez montrer patte blanche devant le Duc si vous le souhaitez, ma chère. Il n’y a pas le moindre problème. Après tout, c’est votre place, votre travail qui est remis en cause.
Penelope commença à lui tourner autour.
— Cela dit, je vais demander à Pennel de vous surveiller personnellement.
Le Majordome hocha la tête. Il allait s’acquitter de cette tâche avec dévouement. Elle le savait.
— Je n’ai rien fait de mal, Mademoiselle, dit la cuisinière.
— Je suis dans l’impossibilité de le prouver, en effet, confirma Penelope. Mais je le sens. Les vibrations, les choses, les gens… Je les ressens. Et vous, vous sonnez encore plus faux que toutes les personnes que j’ai eu l’occasion de fréquenter dans ce Duché. Et vous imprégnez les lieux de votre malveillance mesquine.
Elle recula et offrit un visage froid et dangereux.
— Espérez que je ne vous prenne jamais personnellement en faute car vous le regretterez amèrement. En tant qu’être humain, j’ai des droits. Si vous ne voulez pas que je vous rende au centuple la monnaie de votre pièce, respectez au moins mes besoins les plus fondamentaux. Vous pouvez me détester, me mépriser, m’insulter si cela vous amuse, je m’en contrefiche. Mais vous êtes ici pour travailler. Pas pour m’aimer. Si je vous attrape, je vous accroche à un mur, tel un insecte avant de faire courir la rumeur d’une cuisinière pas foutue de faire son travail correctement, corrompant ses collègues pour jouer des petits tours à une jeune fille au point de porter atteinte à son alimentation et, dans les conséquences à long terme, sa santé. Je suis sûre que votre avenir en prendrait un coup.
— Vous oseriez colporter de tels mensonges ?!
— Alors prouvez que j’ai tort en vous comportant de manière exemplaire, sourit Penelope. Car dans l’immédiat, même si je n’ai aucune preuve à montrer au Duc, mes sens, eux, ne me trompent jamais. Vous êtes la coupable. Je le sais. Vous êtes dorénavant sous la surveillance de Pennel qui, lui, a toute ma confiance.
Elle se tourna vers ce dernier.
— D’ailleurs, Pennel, serait-il possible d’avoir des couverts ? Je meurs de faim. Je crois que je suis attendue à la table avec le Duc.
— Oui, Mademoiselle. Tout de suite.
Penelope se rapprocha du Duc et lui prit son bras.
— Retournons à table manger, Père. Je meurs de faim et je suppose que vous aussi.
Le Duc lui serra la main.
— Pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? s’enquit-il alors qu’ils rebroussaient chemin dans le couloir.
— Personne ne m’écoutait, Père. Pas même vous. Alors j’étais perdue. Mais cette fois-ci, j’ai perdu patience. Mais j’ai appris à réfléchir et à bien réagir. Ce que j’ai fait au mieux malgré ma colère.
— Et je t’en félicite, Penelope. Tu as bien mûri ces derniers mois.
☆*☆*☆*☆*☆*☆
— Le tournoi de chasse aura lieu très prochainement, commença le Duc alors que le plat principal venait d’être consommé.
Il y avait encore un peu d’agitation tacite et des yeux revolvers mais dans l’ensemble, sous la décision du patriarche de la maison, toute remarque à l’encontre de Penelope avait été étouffée dans l'œuf et sa réclamation de droit au strict minimum largement justifiée. Elle était, au même titre que Derrick et Reynold, une Eckhart. D’autant plus qu’elle n’accusait pas encore, faute de preuves tangibles, mais exigeait une surveillance.
Cela n’empêchait pas le fait que Derrick en voulait à Penelope de lui avoir coupé l’herbe sous le pied. Il était l’héritier. C’était à lui de s’occuper de ce genre de choses afin de prouver qu’il était capable de gérer ensuite le Duché. L’ennui était bien que, dès que Penelope rentrait dans l’équation, Derrick avait tendance à fermer les yeux et à protéger les autres d’elle. Par principe.
Et cela énervait de plus en plus la jeune femme qui allait lui rendre la monnaie au centuple un jour. Avec prestance et dignité. Elle ne se laisserait plus marcher sur les pieds. Surtout que désormais, avec 20 %, elle avait de la marge pour agir. Même si elle venait tout de même de perdre 3 % en ce jour de scandale.
— Cette fois encore, il se tiendra dans la forêt au nord du domaine du palais impérial, poursuivit le Duc. Comme vous le savez déjà, cet événement est d’une importance cruciale. Les familles royales des pays devenus vassaux après la guerre du prince héritier seront présentes. J’ai entendu dire que certains de leurs monstres emblématiques seraient relâchés.
Tous les regards étaient tournés vers lui, attentifs. Et Penelope en apprenait un peu plus sur l’histoire récente et ses conséquences sur son proche avenir. Elle devrait tout faire pour demeurer vivante.
— Notre maison n’ayant pas participé à la guerre, celles qui soutiennent le Prince Héritier ne nous voient pas d’un œil favorable. Il va nous falloir consolider notre position.
Penelope sentit le regard de Derrick peser sur elle. Elle retint un soupir exaspéré pour se concentrer uniquement sur les propos du Duc.
— Je reviens d’un conseil de nobles, lors duquel j’ai déclaré notre intention de participer à ce tournoi.
Penelope réfléchit un instant à cela. Elle avait lu quelque chose là-dessus dans le mode normal. Mais comme Yvonne avait été malade et incapable d’assister au tournoi à cause de la vilaine, elle n’y avait pas prêté plus attention que cela. Elle n’avait fait que gagner des points d’affinité avec Eckles à ce moment-là… Sans parler qu’à la fin, Callisto venait pour trancher la gorge de Penelope pour avoir empoisonné la fille du Duc.
Elle ne put retenir un frisson alors qu’elle se remémorrait la morsure du fer sur sa gorge. Instinctivement, elle activa son Blut. Fort heureusement pour elle, rien ne vint menacer sa chair et révéler son zigzag bleu sanguin qui lui servait de bouclier.
Penelope inspira profondément pour se calmer et rester attentive.
— Penelope. Le conseil a voté. Ton interdiction de participer au tournoi a été levée.
Elle ouvrit des yeux surpris.
— J’avais… interdiction de m’y rendre ?
Elle était perdue. Qu’est-ce que l’ancienne Penelope avait pu faire comme bêtise encore ?
— En effet. Alors qu’as-tu l’intention de faire ? s’enquit le Duc. Si tu as l’intention de participer, je ferai réparer ton équipement de chasse.
— Père ! interrompit Reynold en frappant la table du plat de la main. Comment pouvez vous proposer cela après ce que cette psych… – je veux dire, cette fille a fait l’année dernière ?!
Son impression était la bonne. Penelope avait bien fait quelque chose. Et pour qu’il y ait eu un bannissement, cela devait être grave… Elle retint un soupir, attendant que l’opportunité d’en apprendre plus se présente.
— Reynold, fit le Duc.
— Vous ne vous souvenez pas ?!
— Quand je pense à toutes les autres demoiselles de la noblesse qui m’ont implorer de jeter cette folle en prison… !
Il allait cracher le morceau, oui ?
— Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda-t-elle, se contrôlant un maximum pour ne pas sembler blasée par cette conversation.
— Comme si tu ne le savais pas !
Elle le fixa plusieurs secondes en attendant une réponse. Ce fut Derrick qui la lui apporta sur un ton presque dédaigneux.
— Tu as supplié qu'on te donne une arbalète – une arme à laquelle aucune autre jeune dame aristocratique ne s’intéresserait jamais. Tu as insisté pour apporter cet objet dangereux malgré nos ordres de la laisser derrière toi, et tu t'es retrouvée à délirer lors du goûter en disant que tu allais tirer à mort sur la fille du comte Kellen. La garde royale s'est empressée de te maîtriser, comme si tu étais une bête sauvage – mais il semble que tu aies déjà oublié.
— Après ça, tout l’empire ne parlait plus que du macaque qui apprend le tir à l’arc chez les Eckhart, renchérit Reynold.
Wow. C’était… quand même énorme. Penelope comprenait dès lors le bannissement. Elle aurait beaucoup à rattraper lors de cet événement. Serait-il donc sage d’y participer ?
— Cela suffit, coupa le Duc. Je pense qu'elle a suffisamment réfléchi à ses actes. Et je suis sûr que tu te souviens encore, Penelope, les Eckhart sont des gens de paroles. Tu t’en souviens ? ajouta-t-il en se tournant vers elle.
Penelope n’eut pas à réfléchir bien longtemps. Le souvenir était vague dans son esprit, pas d’une grande importance, car cette valeur, elle l’avait déjà. Elle n’avait qu’une parole.
— Oui. Vous n'aurez aucune raison d'être déçu cette fois-ci, Père.
— Bon. Voilà qui clôt cette discussion.
Il sonna la cloche et les desserts furent apportés. Penelope en savoura chaque bouchée tout en observant la cuisinière en chef suer sous la surveillance stricte de Pennel.