Penelope était sur le terrain d’entraînement, près des cibles, à tendre la corde de son arc. Son carquois était posé dans l’herbe à côté d’elle. Elle souffla quand elle put enfin relâcher ses muscles tendus à l’extrême. Son arc était prêt à tirer.
Elle entendit soudain un rire. Elle étendit ses sens et sourit.
— Eckles, ce n’est pas très gentil de se moquer d’une dame.
— Comment savez-vous que c’est moi ? s’enquit-il en approchant. Vous ne vous êtes pas retournée…
— Je ressens ce genre de choses.
Il se mit à sa hauteur. Il était assez bien habillé. Le Duc avait tenu à lui fournir des vêtements passe-partout de bonne facture. De ce qu’elle savait, il était encore convalescent mais il se mouvait de plus en plus pour se réapproprier ses muscles.
— Souhaitez-vous que je vous apprenne à tirer ? s’enquit-il en arrivant à sa hauteur.
Il avisa l’arc.
— Même si je doute que vous parveniez à toucher la cible avec cet arc, pensa-t-il tout haut. Il est déjà étonnant que vous soyez parvenue à le tendre…
Penelope retint un sourire. Elle était amusée, clairement. L’homme ignorait tout de ses compétences dont il devait sa délivrance pourtant.
— Pourquoi pas ? répondit-elle. Ainsi, je pourrais vous rapporter quelque chose de la chasse.
Elle nota que son pourcentage gagna quelques pourcents.
20 %.
Eckles pouffa encore.
— Atteindre une cible immobile n’est déjà pas facile, alors une mouvante…
— Vous ne m’en croyez pas capable ?
— Sincèrement ? Non.
Elle sourit.
— J’apprécie votre sincérité. Je vais de ce pas m’entraîner pour vous prouver le contraire dans ce cas si je veux la première place.
Eckles pouffa encore, pas convaincu du tout par son assurance. Elle se positionna à cinquante mètres de la cible. Ses mains se posèrent sur celles de Penelope pour la guider.
— Ouvrez les deux yeux. Ou votre proie pourrait vous échapper, murmura-t-il, son souffle chaud chatouillant son oreille. Inspirez lentement en encochant la flèche sur la corde. Tirez… Et décochez.
La flèche toucha la cible. Même si elle savait parfaitement tirer, elle devait admettre qu’il était un bon professeur. Il pourrait certainement avoir sa place dans la garde des Eckhart. Au moins en tant qu’archer.
— Eh ! Qu’est-ce que tu crois être en train de faire ?! s’exclama soudain la voix de Derrick à travers tout le terrain d'entraînement.
Penelope sursauta et tourna la tête. Son frère approchait d’un pas vif pour les rejoindre.
— Eckles me donnait une leçon de tir à l’arc, répondit-elle. Pourquoi ? Y a-t-il un problème, Mr le Duc Héritier ?
— En ignorant les archers du Duché, tu veux dire ?
Elle releva un sourcil. Non mais, décidément ! C’était quoi son problème ? Penelope étendit ses sens.
— Je ne peux pas les ennuyer alors qu’ils sont en train de s’entraîner, rétorqua-t-elle. Et Eckles s’est proposé pour m’apprendre à tirer.
— T’apprendre à tirer ? répéta Derrick.
Étrangement, son pourcentage d’affinité se mit à clignoter. Tout comme celui d’Eckles d’ailleurs. Qu’est-ce qui était en train de se produire ? Elle ne s’était jamais retrouvée dans une situation avec deux Love-Interests en même temps. Derrick et Reynold en même temps ne comptant pas, naturellement puisqu’ils étaient frères.
— Tu as déjà prouvé ton manque de bon sens en brandissant ton arme sur une autre fille. Que pourrais-tu apprendre ?
Sérieusement ? Il revenait avec ça. N’avait-il pas encore compris qu’elle avait changé ?
— Eh bien, c'est justement là le but, Mr le Duc Héritier, répliqua-t-elle dans un soupir alors qu’elle lâchait la flèche qu’elle avait encochée. J'aimerais combler mes lacunes et apprendre tout ce que je peux avant le tournoi.
Elle lui fit face, prête à partir.
— Mais si le fait que j'utilise le terrain d'entraînement vous indispose, j'irai ailleurs. Eckles, souhaitez-vous m’accompagner ?
Ce dernier hocha la tête, toujours un léger sourire amusé accroché sur le coin de ses lèvres. Toutefois, son regard vers son frère était bien plus méfiant. En même temps, le comportement de Derrick n’aidait pas à le rendre sympathique.
— Pas si vite, la bloqua ce dernier en lui saisissant le bras. Si tu as besoin d’un instructeur, alors je t’enseignerai moi-même.
Lui ? Lui enseigner le maniement de l’arc ? Ce serait plutôt le contraire ! Elle sentit la main d’Eckles se serrer sur son autre bras.
— Il me semble que Lady Penelope m’a demandé, à moi, de lui enseigner le maniement de l’arc, rétorqua-t-il avec une assurance calme.
Elle dut admettre qu’il avait de l’audace de s’adresser aussi effrontément à l’héritier du Duc. Il n’avait pas froid aux yeux du tout alors qu’il risquait clairement une atteinte à la noblesse, crime menant directement aux cachots.
— Tu oses penser qu’un paysan comme toi est en capacité d’enseigner à quelqu’un ?
— Même l’armée impériale a été brutalement mise en déroute par les archers de Delman à la bataille de Livius, rétorqua Eckles toujours aussi calme.
— Delman, hein ? répéta lentement Derrick, le regard bien plus dangereux et sa prise plus serrée autour du bras de Penelope. Tu veux parler de la nation sauvage et vulgaire qui a été trahie par les petits royaumes qu'elle a attaqués et qui, à la fin, a été vaincue par l'empire et rayée de la carte ?
Des énergies aux intentions meurtrières émanèrent des deux hommes. Si elle ne faisait pas très vite quelque chose, les deux allaient s’entretuer. Elle ne craignait pas quelque chose personnellement avec son Blut mais ce serait stupide de perdre un Love-Interest alors qu’elle pouvait peut-être changer la donne.
Penelope lança fort sa jambe en l’air pour partir dans une roue improvisée, profitant des mains serrées sur ses poignets pour lui donner suffisamment de prise et ainsi prendre son élan. Et comme elle le prévoyait, trop surpris par son geste vif, les deux hommes finirent par la lâcher, lui permettant ainsi de se réceptionner avec grâce et faire quelques pas.
— Réglons ceci entre gentlemen, proposa-t-elle alors avec un sourire.
— A quoi tu penses ? lui demanda Derrick non pas sans jeter un regard noir à Eckles. Il n’a rien d’un gentleman.
— Ca, vous n’en savez rien. Vous ne le connaissez pas. Mais un petit concours pour déterminer qui est le meilleur tireur de vous deux devrait vous départager.
— Pourquoi m’abaisserais-je à cela ?
Eckles eut un sourire suffisant.
— Avez-vous peur de perdre face au barbare que je suis ? le provoqua-t-il.
— Toi, sale petit…, commença Derrick avant de croiser le regard noir de Penelope. Très bien. Que proposes-tu, Penelope ?
— Prenez l’arc qui vous inspire le plus et tirez trois flèches dans une cible à 300 mètres. Le gagnant aura une faveur de ma part. Peu importe quoi, tant que cela restera dans la limite de la décence et de mes possibilités.
Les deux hommes se jaugèrent quelques secondes.
— Je marche, répondit Eckles en se dirigeant vers le rack.
Il y récupéra un arc et en tendit la corde avec aisance. Derrick le suivit en soupirant. Penelope de son côté sortit des flèches aux plumes de couleurs différentes. Bleu pour Derrick. Noir pour Eckles. Elle était encore en train de chercher une troisième flèche noire quand Reynold vint se pointer juste à côté d’elle.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
— Tournoi pour savoir qui est le meilleur tireur, digne de m’enseigner le tir à l’arc. Oh et le gagnant aura une faveur de ma part bien sûr.
— Comme si tu avais besoin d’un tuteur dans ce domaine, soupira Reynold. Tu ne leur as pas dit ?
— C’était trop drôle de les voir s’affronter comme deux paons cherchant à faire le beau devant moi, rétorqua-t-elle en riant quelque peu.
Elle trouva enfin une troisième flèche noire.
— Tu veux participer ?
— Comme si j’avais besoin d’une faveur de ta part.
— Allez, sois sport. Tu vas t’amuser.
Il réfléchit quelques secondes avant d’accepter. Son pourcentage augmenta de 3 %, le faisant passer à 10 %.
— Très bien. Le but ?
— Trois flèches à 300m. Celui le plus proche du centre à ses trois coups gagne.
Reynold récupéra trois flèches blanches et rejoignit les autres. Elle revint elle aussi avec son arc et ses propres flèches car, nom d’un Quincy, elle allait tirer ! Et faire mouche ! Derrick et Eckles acceptèrent sans être convaincus, Reynold retint un sourire presque… complice ?
— Les dames d’abord, l’invita Eckles, démontrant à Derrick qu’il avait de bonnes manières.
Penelope les regarda avec des yeux de biche.
— Mais comme j’ai besoin de leçons de tir, il faudrait d’abord que je vois comment les hommes font, minauda-t-elle.
Malgré Reynold qui tentait tant bien que mal d’étouffer son rire dans une fausse quinte de toux, les deux autres acceptèrent de tirer en premier. Comme si son tir ne serait que raté de toute façon.
La belle erreur. Ils s’en rendraient compte trop tard.
Derrick tira en premier. Une flèche atteignit le centre tandis que deux autres touchèrent le premier cercle.
Reynold, lui fit deux flèches dans le premier cercle et une dans le troisième.
Quand vint le tour d’Eckles, il fit preuve d’une vitesse et d’une dextérité qui étonna les deux frères mais aussi Penelope. Il était très bon. Et avait fait trois centres. Pas parfaits mais il venait de prouver ses compétences de “barbare”.
— Eckles, vous avez gagné une faveur, sourit-elle.
— Vous n’avez pas tiré, contra-t-il. Vous pouvez gagner votre propre faveur. Si vous parvenez à toucher la cible.
— Je vous demande pardon ?
— Cela me parait acceptable aussi, intervint Derrick. Si par chance, tu arrives à toucher la cible, je te laisse volontiers ta faveur également.
— Vous avez déjà perdu, Lord Eckhart.
— Mais pas Penelope.
Reynold soupira bruyamment et s’appuya contre un piquet.
— Considérez qu’elle a déjà gagné, les gars. Elle va nous coiffer au poteau.
— Reynold ? demanda son frère, confus.
— Penelope, arrête de les faire languir et t’amuser à leurs dépends.
— Mais c’est si amusant.
— Tire, c’est tout.
— Comment es-tu sûr qu’elle va toucher la cible ?
— Parce que je l’ai déjà vue tirer, Derrick.
Eckles regarda l’échange entre les deux frères et Penelope s’avancer sur la ligne de tir.
— Vous savez tirer ? demanda-t-il. Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
— Parce que vous sembliez si sûr de mon incompétence, rétorqua-t-elle avec amusement. Je voulais vous prouver le contraire en douceur mais Lord Derrick ne m’en a pas laissé le temps.
Elle décocha ses trois flèches avec autant, voire plus, de dextérité qu’Eckles. Elle fit mouche à chaque fois dans le centre.
Elle observa du coin de l'œil la réaction des trois hommes et, avec un sourire encore plus large sur les lèvres, elle continua à tirer. Elle commença à tracer un symbole familier avec ses flèches. La croix des Quincy. Puis elle sortit celle qu’elle tenait toujours au poignet et la leva dans les airs.
— Je crois que c’est assez ressemblant, dit-elle d’un air satisfait.
— C’est pas vrai, je rêve, murmura Eckles. Jamais je n’avais rencontré un si bon archer ! Vous êtes pleine de surprise, Lady Penelope !
Elle sourit et fit une petite révérence sous le compliment. Elle leva les yeux en voyant le scintillement de son pourcentage d’affinité.
25 %.
Le quart du chemin était parcouru
— Qui veut encore tirer à l’arc ? demanda-t-elle.
— Moi, définitivement ! sourit Eckles, se sentant pour la première fois dans son élément depuis son arrivée au Duché.
Derrick et Reynold restèrent également, le premier prétextant qu’il était hors de question qu’il laisse sa sœur en compagnie d’un barbare, le second, surpris par l’annonce, renchérissant avec son frère avec le même argument.
— Je ne comprendrai probablement jamais les hommes, soupira bruyamment Penelope tout en tirant une nouvelle flèche. On dirait qu’ils ressentent toujours le besoin de s’entretuer. Faire la paix, c’est possible ?
Les trois hommes ne commentèrent pas sur le sujet et continuèrent à tirer pour le sport. Penelope remarqua toutefois du coin de l'œil le Duc les observer depuis une fenêtre haute. Elle ne sut dire quelle était son impression à cause d’un reflet du soleil sur la vitre.
Mais d’une certaine façon, et pour sa plus grande surprise, elle sentait son coeur se réchauffer. Il l’observait vraiment de lui-même pour la première fois. Ce n’était pas elle qui venait mais l’inverse.
☆*☆*☆*☆*☆*☆
Prince Callisto, Fils Héritier de l’Empereur,
Je vous remercie pour votre présent. Je n’ai pas pris la peine de le faire plus tôt car je voulais d’abord révéler ce don à ma famille et ainsi pouvoir vous le rapporter.
L’arc est parfait et adapté à ma façon de tirer. Vous avez bien évalué mon propre arc pour m’en choisir un similaire qui attirera certainement moins l’attention que mon Blitzbogen. Peut-être qu’un jour, je vous ferai une démonstration privée de mes réelles compétences avec cet arc particulier.
Ce qui aurait dû être à l’origine un simple exercice personnel sur le terrain d'entraînement de la famille Eckhart a pris des proportions étrangement… viriles quand des hommes ont voulu se mêler de mes affaires. Je regrette sincèrement votre absence à ce moment car vous vous seriez volontiers prêté au jeu que j’ai lancé.
Mais je vais raconter tout en détail depuis le début.
Je venais à peine de tendre la corde à mon arc quand Eckles, un jeune homme qui vit au Duché depuis quelques temps, est venu m’observer et a ri quelque peu à mes dépends. Il ne me pensait pas capable de tenir un arc, encore moins toucher une cible à 50 mètres. Je l’ai laissé croire, encore plus quand il s’est proposé à m’enseigner le maniement de cette arme.
Je voulais le surprendre en le laissant me guider et ensuite enchaîner des tirs au centre de plus en plus audacieux. Je n’en ai pas eu l’occasion. Mon frère Derrick s’est approché furibond, en appelant au bon sens, prétextant qu’une dame de l’aristocratie ne s’intéresserait et ne devrait pas s’intéresser au maniement d’une arme quelconque. Et en voyant mon insistance à vouloir “apprendre”, il s’est proposé alors de lui-même me l’enseigner. Mieux vaut un noble comme tuteur plutôt qu’un homme de basse naissance.
Vous auriez dû voir ces deux paons s’affronter ! Si je n’avais pas proposé un concours de qui tirerait trois flèches au plus proche du centre, ils se seraient certainement affrontés en combat singulier ! Pas que cela aurait été dérangeant réellement mais… je ne trouvais pas l’idée de voir quelqu’un être blessé ou tué juste pour une question d’enseignement au tir à l’arc très pertinent.
Fort heureusement, les deux se sont prêtés au jeu. Peut-être que le fait qu’ils pouvaient gagner une faveur de ma part les a motivés ? Et pour faire bonne mesure, mon autre frère, Reynold, est venu aussi participer. Reynold était d’ailleurs le seul à savoir que je savais tirer à l’arc. Je me demande encore pourquoi il n’en a pas touché un mot à Derrick mais bon. Maintenant toute ma famille sait pour mes compétences exceptionnelles dans ce domaine, c’est tout ce qui compte.
Reynold a été plutôt complice pour une fois, à ma plus grande surprise, et il m’a permis de garder le suspense jusqu’à la fin.
Ils ont tiré tous les trois leurs flèches à 300 mètres. Quel plaisir de voir mes deux frères se faire coiffer au poteau par Eckles. Ils avaient bien besoin de se faire remettre en place. Certes, Eckles n’a pas de statut social élevé mais ce n’est pas une raison de dénigrer ses compétences dans quelque art que ce soit.
Le meilleur moment de ce tournoi a bien entendu été la fin quand Eckles m’a proposé de regagner ma propre faveur si je parvenais à ne serait-ce que toucher la cible. Pas le centre de la cible, juste la cible. J’étais vraiment une novice à leurs yeux, à peine capable de toucher une cible à 50 mètres.
J’ai tiré trois fois au centre à 300 mètres sous leurs yeux ébahis. Pour ensuite continuer à tirer et dessiner un symbole avec mes flèches pour le plaisir. Comme quoi, même une lady peut s’adonner à une telle pratique et briller encore plus que les hommes.
Cela a eu le mérite de refroidir leurs ardeurs. Et j’ai peut-être gagné quelques points auprès de ma famille. Pas assez pour être appréciée mais j’ai peut-être gagné un tant soi peu de respect de leur part. Et de cela, je vous en remercie encore.
Au plaisir d’avoir de vos nouvelles,
Cordialement,
Penelope Eckhart