La visite de Julius n’avait pas été prévue, et je m'en serais volontiers passée. Depuis ce jour, Isis semblait s’éloigner de moi, comme si la connexion que j’avais lentement tissée entre nous n’avait plus d’importance. Cette distance me rongeait. Je m’étais occupée d’elle après sa transformation, j’avais été la première à lui faire boire du sang, un acte chargé de symbolisme dans nos traditions. C'était presque comme si je l’avais moi-même transformée. J'ignorais si elle avait conscience de ce que cela représentait dans nos coutumes vampiriques. Cela me troublait, cette froideur qu’elle m’imposait maintenant, ce mur qu’elle avait érigé entre nous. Et malgré moi, je ne pouvais m'empêcher de réfléchir aux raisons de cet éloignement. Était-ce la présence de Julius qui l’avait perturbée ? Ou était-ce moi, ma propre incapacité à m’ouvrir ?
Mes pensées furent bientôt détournées par une autre affaire, une ombre plus ancienne qui pesait sur moi. L'anniversaire de la mort de mes parents approchait à grands pas, et comme chaque année, j’organisais un bal masqué en leur mémoire. Mon château se préparait déjà à accueillir des centaines d’invités, tous masqués, tous venus pour une nuit de fête sous les voiles de l’anonymat. Ces bals n’étaient pas de simples divertissements ; ils étaient un hommage à mes parents, une façon de célébrer leur mémoire avec faste, comme ils l’auraient voulu.
Heureusement, cette année, Isis et Esta acceptèrent de m'aider. Elles mirent de côté leur quête personnelle, un geste que j'appréciais grandement. Il était rare que je demande de l’aide pour organiser le bal — après tout, j'avais une certaine fierté à vouloir tout contrôler moi-même — mais leur présence me serait utile. Le bal devait surpasser ceux des années précédentes, et après tant d’années à répéter cette tradition, mon inspiration commençait à s’épuiser. J’avais besoin de perspectives nouvelles pour rendre cette nuit encore plus grandiose.
Les bals masqués avaient un seul véritable impératif : tous les invités devaient être masqués. Peu importait les somptuosités de leurs tenues ou l'extravagance de leurs masques, l’identité devait être secondaire. Mon objectif était d’encourager les gens à se libérer des contraintes de leurs rangs et de leurs statuts. Je voulais que ce soit une nuit où les âmes pouvaient s’exprimer librement, où l’on pouvait entrevoir l’invisible, ce que chacun cachait au quotidien derrière des façades rigides. C’était une soirée de mystère et de transformation, une commémoration spirituelle qui reflétait l'héritage de mes parents.
Je récupérai des dessins et des gravures des bals passés, afin de les montrer à Isis et Esta, pour qu’elles puissent s’inspirer des thèmes déjà explorés. Chaque année, tout devait être différent, plus innovant, plus éblouissant. Quand je leur montrai les esquisses, je vis leurs yeux s'illuminer, leurs regards pétillants de curiosité et d'émerveillement. Même Isis, habituellement si distante avec moi, ne put cacher son enthousiasme. Elle tournait les dessins dans tous les sens, les regardant de près, puis de loin, analysant chaque détail avec une minutie que je ne lui connaissais pas.
Ses doigts effleuraient les pages comme si elles contenaient des secrets enfouis, et elle partageait ses découvertes avec sa sœur, échangeant des idées avec une passion grandissante. Cette scène éveilla en moi une nouvelle vision d’Isis. Elle aimait l'art, c’était évident. Une pensée germa dans mon esprit : si je pouvais la toucher à travers cette passion, peut-être pourrais-je recréer ce lien que nous avions commencé à tisser. Je l’emmènerais voir les plus belles galeries, rencontrer les artistes les plus talentueux du monde vampirique. Si cela me permettait de regagner son attention, j'étais prête à tout.
Je ne pouvais plus le nier, son éloignement m'affectait plus que je ne l'aurais cru. C’était comme une blessure invisible qui saignait en silence. Je me rendais compte que mon attirance pour elle allait bien au-delà de l’admiration. Ce n’était pas de l’amour, du moins pas encore, mais c’était une obsession. Quand elle était là, tout le reste s’effaçait. Mon regard se focalisait sur elle, comme si le monde entier devenait flou, ne laissant qu’elle en netteté. Au début, je pensais qu'il s'agissait simplement de ma soif de sang, qu’en tant que chasseuse, mon instinct était attiré par sa part humaine. Mais même après qu'elle eut bu du sang, ce sentiment persistait. Il m’aveuglait.
Je m’étais même confiée à Julius à ce sujet, ce qui n’avait pas été facile étant donné notre passé compliqué. Il m'avait écoutée, et malgré notre histoire, il m’avait conseillé avec une certaine honnêteté que je ne lui connaissais plus. Ses mots avaient fait leur chemin, et j’avais fini par comprendre que ce que je ressentais pour Isis n’était pas de l’ordre du simple désir. C'était plus profond, plus complexe. Voir Isis s’impliquer autant dans la préparation du bal réchauffait mon cœur d’une manière que je n’aurais jamais imaginée.
Après plusieurs jours de réflexion, nous nous mîmes d’accord sur le thème du bal : la nuit et plus particulièrement la lune. Tout devait être teinté d’argent et de noir, parsemé de cristaux scintillants pour évoquer les étoiles. Cette vision alliait classe et extravagance, exactement ce que j’aimais. Les décors furent installés, les bouquets commandés, et les tenues cousues. Ma propre robe, en satin noir, était fluide et élégante. Sur ma tête, un diadème de cristaux transparents reflétait la lumière des chandeliers, et mon masque de dentelle serti de pierres précieuses me conférait une allure à la fois féline et royale. Pourtant, malgré ma tenue somptueuse, je savais que ce soir, je ne serais pas celle qui attirerait tous les regards.
Lorsque les premiers invités arrivèrent, Isis fit son apparition en haut des escaliers qui dominaient la salle de bal. Ma respiration s'arrêta. Elle portait une longue robe en velours bleu nuit, incrustée de milliers de minuscules cristaux qui scintillaient comme les étoiles d'un ciel nocturne. Sur sa tête, une fine couronne ornée de gouttes de cristal donnait à ses cheveux une apparence d'humidité, comme si elle venait de se baigner sous une pluie d’étoiles. Ses cheveux noirs et blancs, légèrement ondulés pour l’occasion, encadraient son visage d’une manière presque divine.
À ses côtés, Esta offrait un contraste saisissant. Elle incarnait la lune, ses habits d’argent brillant dans la lumière des chandelles. Son tailleur élégant faisait ressortir la teinte bleutée de sa peau, et des cristaux plus petits entouraient les taches sombres qui parsemaient son corps, formant une véritable voie lactée vivante. Le duo qu’elles formaient était absolument stupéfiant, presque irréel, et je ne pouvais détacher mon regard d'elles. C’était comme si le ciel avait pris forme humaine pour cette nuit.
— Si tu continues de la fixer ainsi, tout le monde va deviner ta préférence pour la demi-vampire, murmura Julius en m'assénant un léger coup de coude.
Je me ressaisis, gênée d’avoir été prise en flagrant délit.
— Tu peux parler, je t'ai vu dévorer sa sœur du regard, répliquai-je avec ironie.
— Nous sommes tous deux tombés dans le piège des sœurs, on dirait, répondit-il en souriant.
— Donc tu ne le nies pas, conclus-je, le regard perçant.
— Intrigué, peut-être, mais je ne suis pas aussi évident que toi, termina-t-il avant de s’éclipser dans la foule.
Je reportai mon attention sur Isis et Esta, qui s'approchaient de moi. Isis avait cet air interrogateur qui me désarmait à chaque fois. Cependant, c’était Esta qui brisa le silence.
— Tout va bien ? Que te voulait-il ?
— Rien de bien important, répondis-je d’un ton neutre. Il est simplement venu me saluer.
Rapidement, je les présentai à quelques-uns de mes invités, ceux qui pourraient être utiles dans leur quête. Des historiens, des érudits vampiriques, des bibliothécaires aux archives ancestrales. Chacun d’eux détenait des fragments de la mémoire vampirique, et je savais que leur aide pourrait s’avérer cruciale.
Mais malgré cette effervescence, mon esprit restait préoccupé par l'absence d'un invité très spécial : Augustus Silas, l'un des artistes les plus renommés du Royaume des Ombres. Je l’avais invité en particulier pour Isis, convaincue que leur rencontre serait marquante. Lorsqu'il arriva enfin, je m'empressai de le présenter à elle. Augustus, avec sa présence magnétique et ses manières de gentleman, semblait immédiatement fasciné par Isis. Ils échangèrent quelques mots, et déjà je pouvais voir l'étincelle d'une conversation passionnante naître entre eux. Je m’éclipsai discrètement pour les laisser discuter en paix.
Alors que je m’éloignais, mon attention se porta sur Esta, qui semblait mal à l'aise. Ses yeux suivaient Julius avec une insistance troublante. Je tentai de l’interroger, de comprendre ce qui la perturbait, mais elle resta évasive, répondant à peine à mes questions. Mon instinct me disait que quelque chose n’allait pas. Peut-être Julius avait-il dit ou fait quelque chose qui l'avait troublée. Je savais que, malgré son air courtois, Julius n’avait jamais cessé d’être un manipulateur.
Sans perdre une seconde, je fonçai vers lui. Il discutait, ou plutôt flirtait, avec l'une des nobles présentes. Ce spectacle confirma mes doutes. Julius était incapable de changer. Il ne pouvait s’empêcher de jouer son jeu, de se laisser aller à des séductions superficielles, même lorsqu’il avait promis d’être plus sérieux.
— Qu’as-tu fait à Esta ? demandai-je en plantant mon regard dans le sien, pleine de colère.
— Je ne sais pas ce qu’elle t’a dit, mais je n’ai rien fait. Nous avons simplement discuté, répondit-il d’un ton calme, trop calme.
Je connaissais Julius par cœur. Il était calculateur, pesant chaque mot. Cette attitude me mettait sur la défensive.
— Ne me mens pas, Julius. Je te connais trop bien. Crache le morceau.
— Pourquoi es-tu si protectrice avec elles ? Je ne comprends pas. Ces filles débarquent ici, posant des questions sur une ancêtre oubliée, et toi, tu te plies à leurs désirs comme si ta vie en dépendait. Qu’est-ce qui te pousse à faire ça ?
Je serrai les poings, essayant de contenir ma colère.
— Mes motivations ne te concernent pas, soufflai-je. Réponds à ma question avant que je ne te chasse d'ici.
Un sourire provocateur étira ses lèvres. Il adorait jouer avec mes nerfs.
— Tu ne vas pas me faire croire que tu oserais chasser le chef le plus puissant du Royaume des Ombres, ici, devant tous tes invités.
Il cherchait à me déstabiliser, mais je ne lui donnerais pas ce plaisir.
— Si tu continues, Julius, je te promets que je te ferai sortir d’ici. Peu m’importe tes titres, peu m'importe ta réputation.
Après un long moment de silence, il se leva lentement, me fixant avec ce regard méprisant qu’il savait si bien arborer.
— Très bien. Je pars. Mais sache que tes menaces ne resteront pas sans conséquence.
Je le regardai s'éloigner sans un mot, sentant mon cœur se serrer de frustration. Julius était une énigme. Il était parti, mais je savais que cette affaire n’était pas terminée. Ce qu'il avait fait à Esta, je le découvrirais. Et lorsqu'il serait démasqué, il regretterait d'avoir sous-estimé ma détermination.