Accompagnée du cheval qu’Astra m’avait offert, je découvrais la ville qui allait m’accueillir pour les mois à venir. En effet, Esta avait gardé Hugh pour son voyage, rassurée à l’idée d’emporter avec elle un peu de la maison. La ville était nichée entre la chaîne de Montagnes rocheuses et la Montagne Interdite, la ville semblait isolée du reste du monde, comme un refuge caché. Le paysage, entouré de pics imposants, donnait l’impression que la chaleur se confinait ici, contrairement au froid glacial habituel du Royaume des Ombres. Il faisait étrangement doux pour un hiver éternel. Ce calme en trompe-l'œil me procurait un faux sentiment de sécurité. À l'abri derrière ces montagnes infranchissables, je me persuadais que les dangers ne pouvaient venir que des terres au-delà du clan Blackcoffin ou de la mer, bien trop visible pour passer inaperçue.
Pourtant, malgré cet apaisement relatif, une ombre planait toujours au-dessus de moi. L’ombre du démon.
La maison que j’allais occuper était charmante, presque hors du temps. Ses murs étaient faits de pierres brutes et solides, ses fenêtres et sa porte en bois sombre semblaient avoir résisté aux tempêtes du passé. L’endroit respirait la tranquillité, mais quelque chose dans son silence me troublait. Je laissai mon cheval dans une écurie adjacente et m’avançai sur l’herbe humide. L'absence de neige ici était inhabituelle, mais la pluie constante nourrissait une végétation d’un vert sombre, presque noir. La flore semblait prospérer malgré l’absence de lumière solaire directe. Chaque plante me rappelait Esta, ma sœur. Elle aurait adoré cet endroit. Son amour pour la nature, sa fascination pour les plantes... Je la voyais déjà courir dans ce jardin, sourire aux lèvres, perdue dans son propre univers.
Une fois passée la porte, la chaleur de la cheminée m’enveloppa comme une couverture bienvenue. Un soulagement fugace. Alex m'attendait, assis sur un canapé près du feu, un livre à la main. Il avait tout préparé pour mon arrivée, transformant cette maison en un lieu bien plus accueillant que ce que j'avais imaginé. L’endroit était paisible, mais une paix étrange, presque étouffante. J’en aurait quasiment oublié la raison de ma venue ici.
Après quelques instants d'échanges, Alex m'expliqua ce qui m’attendait dans les mois à venir. Il avait organisé mon entraînement méticuleusement : des exercices à faire seule, ici, dans cette maison isolée, et des rendez-vous mensuels pour partir chasser ensemble. La chasse... Un mot qui sonnait étrangement morbide dans ma tête désormais. Il m’avait aussi fourni une pile de livres, des ouvrages épais retraçant l’histoire des vampires et des conseils sur "ce qu’il fallait savoir pour s’intégrer". Une partie de moi était reconnaissante pour son soutien, l'autre se sentait piégée dans cette routine imposée.
Nous passâmes la soirée à discuter, à boire et à manger. Le calme environnant était presque suffocant par moments, interrompu seulement par les craquements du feu ou le bruit du vent. Le silence devenait parfois si pesant qu'il semblait porter des promesses funestes.
Le vent froid soufflait autour de moi, faisant onduler l’herbe du jardin sous mes pieds. La lune, éternelle et imposante, éclairait faiblement la scène, et je me tenais là, seule, devant la bâtisse qui devait me protéger. Le silence pesait lourdement dans l’air. Je savais que ce moment viendrait, que je ne pourrais pas l’éviter. Et pourtant, maintenant que l’instant approchait, mes mains tremblaient, mon cœur battait à une vitesse effrénée, et mes pensées s’embrouillaient dans une spirale d’incertitude.
Boire le sang de ma mère. L’idée seule me glaçait le sang. C’était contre-nature, contre tout ce que j’avais toujours connu. Mais c’était aussi la clé pour affronter le démon, cette menace qui pesait sur moi depuis ma naissance, cette entité qui avait consumé la vie de ma mère et qui, si je ne faisais rien, finirait par prendre la mienne. Pourtant, malgré cette peur palpable, une partie de moi hésitait.
Je fixais la fiole devant moi, sa forme simple et élégante renfermant un liquide épais et sombre. Le sang de ma mère. Ce même sang qui coulait dans mes veines. C'était étrange de penser que, tout ce que je connaissais d'elle, tout ce que je pouvais toucher d’elle, se résumait à cette petite fiole. Un héritage étrange, lourd de conséquences.
Était-ce vraiment ce qu'elle voulait pour moi ? M’aurait-elle réellement demandé de sacrifier une partie de mon humanité pour embrasser la nature vampirique qu’elle m’avait cachée toute ma vie ? Mes pensées tournaient en boucle. Je savais que boire ce sang me donnerait le pouvoir nécessaire pour vaincre le démon, mais à quel prix ? Quel genre de créature deviendrais-je après cela ? J’avais déjà bu du sang mais cela n’avait pas changé tout mon être. Mais boire du sang vampirique était autre chose. Est-ce que je pourrais encore me regarder dans un miroir, ou serais-je à jamais changée, déformée par le pouvoir que je m’apprêtais à acquérir ?
Mais pouvais-je réellement me permettre de rester humaine ? Pouvais-je continuer à fuir ? Je n’avais jamais connu ma mère, pas vraiment. Elle était une ombre dans mon passé, une figure lointaine dont je ne possédais que quelques lettres et des histoires racontées par d’autres. Et pourtant, je sentais son lien en moi, une présence invisible qui m’accompagnait dans chaque décision, chaque pas vers ce moment décisif. Ce lien me donnait de la force. Une partie de moi voulait lui faire confiance, croire qu’elle avait laissé ce sang non pas comme une malédiction, mais comme un dernier acte d’amour.
Je serrai la fiole dans ma main. Boire ce sang, c’était accepter ma destinée. C’était admettre que ma vie ne serait jamais normale, que je ne serais jamais une simple humaine. C’était faire un pas vers un avenir incertain, un avenir où je devrais porter le fardeau de ce pouvoir, où je serais à jamais liée à cette malédiction.
Je pris une profonde inspiration. J’avais peur, terriblement peur. Mais je savais aussi que je n’étais pas seule. J’avais Astra. J’avais Esta et mon père. J’avais cette famille que je m’étais construite, même au milieu du chaos. Et j’avais ma mère. Je ne l’avais jamais connue, mais à cet instant, je ressentais sa présence plus que jamais. Elle avait donné sa vie pour me protéger, elle avait tout sacrifié pour que je puisse avoir une chance. Elle avait fait ce choix, même en sachant le prix à payer.
Je ne pouvais pas trahir ce sacrifice. Je ne pouvais pas laisser sa mort être vaine. J’allais dans chambre, prête à affronter mon destin dans un environnement moelleux.
— Je te fais confiance, maman, murmurai-je dans le vent glacial.
Avec une résolution nouvelle, je débouchai la fiole et portai le goulot à mes lèvres. Le liquide glissa doucement dans ma bouche, épais et métallique, comme un écho du lien qui nous unissait. Chaque goutte résonnait en moi, éveillant quelque chose de profond, de primal. Et à cet instant, je compris. Ma mère avait fait ce choix par amour, un amour qui transcendait le temps et la mort. Et maintenant, c’était à moi de continuer ce combat.
L’obscurité oppressante de la pièce je m’était enfermée s’épaissit à mesure que le liquide coulant de la fiole traversait sa gorge. Un goût métallique, lourd et ancestral imprégnait ma langue. Le sang de ma mère… Je sentis une vague d’énergie me traverser, quelque chose de froid, presque mort, se répandant dans mon corps. Et puis, l’obscurité céda à une vision, un souvenir emprisonné dans ce sang ancien.
Je se retrouvais transportée dans un château lugubre, où des ombres s’étiraient sinistrement le long des murs de pierre, léchées par les flammes vacillantes de torches tremblantes. Le froid régnait dans l'air, imprégné de terreur. La silhouette d'une femme se découpait à la lumière pâle d'une chandelle presque éteinte. C’était , ma mère, mais plus jeune, déchirée par l’angoisse.
Carmella marchait dans les couloirs déserts de son domaine, vêtue d'une longue robe sombre, ses mains tremblantes serrant un vieux grimoire entre ses doigts pâles. Son visage, autrefois resplendissant de jeunesse éternelle, était marqué par des cernes profonds et un désespoir palpable. Chaque pas résonnait comme une sentence, et l'ombre de sa terreur pesait lourdement sur ses épaules.
Les autres clans vampires ne laissaient aucun répit à notre famille depuis que son union avec un humain, Audric, m’avais fait naitre. Leur haine envers l’enfant métisse, cette offense à la pureté de leur lignée, devenait insupportable. Carmella savait qu'ils viendraient, et bientôt. Ils allaient arracher son enfant, et elle ne pouvait plus compter sur le clan BlackCoffin. Ils l’avaient déjà trahie.
Elle déposa le grimoire sur une table ancienne, son regard hanté par les paroles gravées à l'encre noire. Un vieux rite, banni depuis des siècles, venait de lui apparaître dans ce livre maudit qu’elle avait juré ne jamais utiliser. Mais elle n’avait plus d'autre choix. Elle voulait me sauver, coûte que coûte. Les mots du texte étaient écrits dans une langue morte, un dialecte oublié des vampires, remontant à des époques où leurs ancêtres n’étaient pas des buveurs d’humains mais des monstres avides d’âmes immortelles. Le sort invoquait un ancien vampire, un être aussi puissant que terrifiant, un . Sa présence avait été éradiquée il y a des siècles, banni du monde des vivants pour avoir osé se nourrir de son propre sang : celui de ses semblables.
Carmella commença l'incantation, ses paroles se mélangeant avec le crépitement des flammes, formant une mélodie étrange, presque envoûtante. L'air devint plus lourd, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle, attendant que quelque chose surgisse des ténèbres. Le vent hurla à l'extérieur, secouant les fenêtres, mais Carmella poursuivit, son regard déterminé et désespéré. Elle traça les symboles sanglants sur le sol de pierre froide, sa main tremblante mais ferme.
Le silence tomba soudainement. Plus aucun bruit. Seules les flammes semblaient suspendues, figées dans l’instant. Carmella sentit une présence, une noirceur ancienne qui lui fit frissonner la moelle. Une silhouette émergea lentement des ténèbres, drapée dans une cape noire, ses yeux rouges brillant dans la pénombre comme deux braises. Le dévoreur de vampires.
Il était immense, sa peau pâle contrastant avec l’obscurité qui l’entourait. Sa présence était suffocante, son visage déformé par une haine infinie, mais il souriait. Un sourire qui n’avait rien d’humain. Ses lèvres s’étiraient de manière grotesque, révélant des crocs aussi longs que des lames.
Carmella tomba à genoux devant lui, ses mains jointes, le cœur serré par la peur. Elle implorait son aide, les larmes aux yeux.
— Je vous en supplie, murmura-t-elle, le souffle court. Protégez ma famille. Protégez-la des vampires.
Le monstre la regarda avec un intérêt malsain. Sa voix, un murmure caverneux, résonna dans l’air, pleine de promesses empoisonnées.
— Je peux t’accorder cette faveur, Carmella Nebula. Ta famille sera protégée… mais chaque pacte a un prix.
Carmella, aveuglée par sa terreur pour moi, pour sa fille, ne demanda pas quel était ce prix. Elle aurait dû. Le vampire sourit de nouveau, satisfait, et approcha. Il prononça des paroles dans une langue ancienne, plus ancienne encore que celle du grimoire, et posa sa main glaciale sur le ventre de Carmella, là où son lien avec sa fille était le plus fort.
Carmella sentit alors une décharge de pouvoir la traverser, froide et mortelle. Le dévoreur venait de lier son âme à celle de son enfant. Un pacte. Mais un cri de terreur étouffé échappa à Carmella quand elle comprit enfin le prix. Le dévoreur ne se contenterait pas de protéger sa fille ; il réclamerait sa vie : elle serait protégée… dans la mort.
— Non ! Pas elle ! cria Carmella, reculant de terreur.
Mais c’était trop tard. Le pacte était scellé.
Elle se jeta sur le grimoire, cherchant désespérément un moyen de rompre l’accord. Mais la magie ancienne, gravée dans le sang et dans l’âme, était immuable. Aucun mot, aucun sort ne pouvait annuler ce qui avait été fait.
Carmella se résigna alors. Elle comprit qu’elle avait scellé le destin de sa fille par inadvertance. Son cœur se serra dans une angoisse indescriptible. Elle prit une seule décision : elle prendrait le fardeau sur elle.
Elle s’éloigna avec Isis, décidée à l’exiler dans le monde humain avec son père, loin du Royaume des Ombres et de ses dangers. Carmella prit le pacte avec elle, décidée à contenir le démon, à le garder sous contrôle, quitte à sacrifier son propre pouvoir, sa propre vie. Chaque jour, elle sentait ses forces l’abandonner, le pacte drainant sa vitalité vampirique comme un poison. Son immortalité s’effritait, sa beauté s’effaçait, et elle commençait à se dessécher, lentement, comme une fleur coupée du soleil.
Pendant toutes ces années, Carmella lutta, tenant le démon à distance de sa fille, absorbant sa faim insatiable. Elle savait que sa fin approchait, mais elle n’avait pas d’autre choix. Avant que ses forces ne l’abandonnent totalement, elle prépara ce que l’on appellera plus tard l’héritage de Carmella, une série d’indices et de protections pour guider Isis lorsqu’elle découvrirait enfin la vérité.
Elle mourut seule, dans un coin sombre, réduite à une enveloppe sèche et sans vie, mais avec la satisfaction de savoir que, pour un temps, elle avait protégé Isis.
Ma vision s'éteignit brutalement, me laissant haletante, le goût du sang encore sur mes lèvres. Le poids de la vérité s’abattit sur moi. Le pacte n’avait jamais été rompu. Le démon avait toujours faim. Et maintenant, il viendrait pour moi.
Le lendemain matin, je me réveillai, toujours la même physiquement mais avec un poids sur les épaules.
Alex m’avait expliqué que pour progresser, je devrais m’entraîner dans les Montagnes Interdites, un lieu sinistre où peu osaient s’aventurer. Il m’assura que si je ne m’enfonçais pas trop loin, je ne risquais pas de croiser les créatures qui y habitaient. Des monstres, disait-il. Mais après tout, n’étais-je pas déjà familière avec les monstres ?
Les jours se succédèrent, puis les semaines, les mois. Je m’entraînais sans relâche. Mes muscles devenaient plus fermes, mon corps plus endurant. J’affrontais la douleur avec une résilience que je ne me connaissais pas. Alex venait régulièrement, m’aidant à affiner mes techniques de combat, à apprendre à maîtriser ma nouvelle force. Mais la solitude me pesait, plus que je ne l'aurais cru. Le silence de la maison devenait oppressant, et les rares moments où je sortais pour explorer la Montagne Interdite étaient une libération, malgré le danger qu’elle représentait.
Chaque jour, je m’aventurais plus loin dans les montagnes. Le froid mordant, la pierre tranchante sous mes pieds, tout cela me semblait presque purifiant. C'était un exil volontaire, une épreuve pour me forger. Mais une part de moi savait que je ne faisais que fuir la réalité. Le démon rôdait toujours. Il ne s’était pas encore manifesté, mais cela ne signifiait pas qu'il n’attendait pas le bon moment pour frapper. Chaque fois que je buvais du sang pour me renforcer, je sentais sa présence se rapprocher. Je devenais plus forte, mais lui aussi.
Un soir, Alex m’envoya une lettre pour me demander de le rejoindre au sommet d'une des montagnes. Ce n'était pas habituel. Il n’avait jamais insisté sur un lieu si reculé. Quelque chose clochait, mais je ne pouvais pas ignorer sa demande. Le trajet fut long et ardu. L’air devenait de plus en plus glacial, et mes pas résonnaient dans le silence assourdissant de la montagne. Lorsque j'atteignis enfin le sommet, je vis un petit feu de camp éclairer faiblement la silhouette d'Alex. Il semblait étrangement calme, trop calme.
— Enfin, te voilà, dit-il en me voyant approcher, un sourire indéchiffrable sur le visage.
— Pourquoi m’avoir fait venir ici ? demandai-je, sentant une tension grandissante.
— Nous devons parler, et cet endroit est parfait pour ça, loin de tout.
Son regard était... étrange. Une lueur que je n'avais jamais vue auparavant brillait dans ses yeux. Un éclat de malice, de danger. Je plissai les yeux, cherchant à comprendre ce qui n’allait pas. Son ombre. Elle ne bougeait pas en accord avec ses mouvements. Mon cœur s’accéléra.
Ce n’était pas Alex.
Je fis un pas en arrière, mais il fut plus rapide. Son visage se déforma en un rictus cruel, inhumain. L’ombre autour de lui grandit, enveloppant son corps dans une obscurité mouvante. Le démon. Il avait pris l’apparence d’Alex pour me piéger, m’attirer ici, loin de toute protection.
— Où est Alex ?! criai-je, terrorisée.
Le démon éclata de rire, un son glacial qui me glaça le sang.
— Il est en vie, pour l’instant. Mais ce n’est pas lui que tu devrais craindre, siffla-t-il.
Les ombres serpentaient autour de moi, prêtes à m’engloutir. Je ne pouvais pas bouger. Mon corps refusait de répondre, et je sentais la présence du démon s’infiltrer dans mon esprit, distillant des murmures empoisonnés.
— Tu les as tous condamnés, chuchota-t-il. Ton père, ta sœur, tous ceux que tu aimes.
Soudain, je vis mon père et Esta, allongés à terre, gisant dans leur propre sang. C'était un cauchemar éveillé. Je voulais courir vers eux, mais mes jambes étaient paralysées. Le démon riait, savourant ma terreur.
Un éclat de lumière émana soudain de mon pendentif, brisant le sortilège. Je sentis une vague de chaleur m'envahir, repoussant les ténèbres qui m'engloutissaient. Le démon recula, furieux, ses yeux flamboyant de rage.
— Ce n’est qu’une question de temps, siffla-t-il avant de disparaître, me laissant seule au sommet de la montagne.
Essoufflée, tremblante, je réalisai que j'avais survécu. Mais ce n’était qu’une bataille, la guerre ne faisait que commencer.