Alors que j’essayais encore de digérer ce que m’avait révélé Isis, une lettre inattendue arriva, coupant mes pensées. Le papier était épais et de très bonne qualité, et l'enveloppe était scellée avec un emblème familier. J'ai soupiré en reconnaissant l'expéditeur. Julius. Après m’avoir déjà ennuyée toute la soirée précédente avec ses discours sans fin, voilà qu'il continuait à m’importuner à distance. Il semblait incapable de me laisser tranquille.
Je ne comprenais pas ce qu’il voulait vraiment. D’un côté, il me traitait comme une étrangère qu'il n’appréciait pas, d’un autre côté, il se montrait dragueur, essayant de me charmer de manière peu subtile. S’il cherchait à se servir de moi, il ne faisait vraiment pas preuve de discrétion. Julius avait passé une bonne partie de la soirée à se plaindre de son père et à me poser des questions sur mon don de communication avec les animaux. Il cherchait sans doute à obtenir quelque chose de moi, mais sa curiosité m’agaçait. Son comportement, ses questions insistantes, tout cela m’avait mis mal à l’aise.
Je n’avais aucune envie de lire cette lettre, mais quelque chose me poussait à l’ouvrir. D’un geste las, je brisai le sceau et dépliai le parchemin. À ma grande surprise, il m’invitait à un pique-nique dans son jardin d’hiver. Un pique-nique ? En plein hiver ? J’en ris presque. L’idée d’un pique-nique au milieu de la neige dans la partie la plus froide du continent semblait absurde. Mon esprit me disait de jeter cette lettre immédiatement, mais une partie plus curieuse de moi était tentée d’y aller. Pourquoi avait-il pris la peine de m’écrire ? Qu’espérait-il obtenir de moi ?
Je décidai de demander conseil à Isis, qui, plongée dans ses recherches, leva à peine les yeux en écoutant mon récit. Elle sembla réfléchir un instant avant de me tendre son pendentif de protection, un talisman que j'avais fabriqué pour elle. Ce bijou était puissant et pouvait repousser toute forme de violence. Si Julius avait de mauvaises intentions, cette amulette serait mon bouclier.
— Si tu y vas, porte ça, me dit-elle. Ça te protégera si les choses tournent mal.
Sa voix était calme, mais je sentais une pointe de prudence. Avec le pendentif autour du cou, je me sentis plus sereine. Peut-être que cette visite n’allait pas être aussi terrible que je le craignais.
Le trajet vers le château des Grimkiller fut silencieux, à travers un paysage de neige et de montagnes froides. Le vent glacé mordait ma peau, et l’air sec me brûlait la gorge à chaque respiration. Les terres des Grimkiller étaient austères, sombres, tout comme leur maître. Chaque pas de mon cheval semblait résonner dans ce désert gelé, et je me demandais encore pourquoi j’avais accepté cette invitation.
Quand j’arrivai enfin au château, je fus accueillie par Julius lui-même. Contrairement à son assistante Julia, qui m’avait habituellement accueillie avec froideur, il avait pris la peine de venir me recevoir en personne. Il portait un costume beige et or, beaucoup trop formel pour une simple rencontre. En comparaison, mon pull simple et mon pantalon faisaient de moi quelqu'un de bien plus ordinaire. Julius me sourit, un sourire que je trouvais aussi poli que faux.
— Bienvenue, dit-il en m’invitant à le suivre vers son jardin.
Nous traversâmes rapidement l’extérieur de son domaine, où le froid était encore plus mordant qu’au château d’Astra. Là-bas, malgré la neige, l’atmosphère restait plus douce, presque mystérieuse, alors qu’ici tout semblait dur et tranchant. Le jardin était rempli de buissons solides et de conifères, des plantes qui semblaient faites pour survivre dans ce climat hostile. Cela me parut plus naturel que les roses d’Astra, qui poussaient malgré tout dans un environnement sec et glacial. Comment parvenait-elle à faire fleurir des roses, alors que tout ici, chez Julius, semblait plus en accord avec la rigueur de l’hiver ?
Les premiers flocons de neige commencèrent à tomber, Julius, remarquant la neige, me guida rapidement vers le jardin d’hiver. Une fois à l’intérieur, la chaleur du feu qui crépitait dans l'âtre m’enveloppa immédiatement, et j'enlevai mon manteau pour mieux profiter de cette chaleur bienvenue. Mais ce fut la pièce elle-même qui me laissa sans voix. Partout autour de nous, des fleurs d’hiver : des pensées, des primevères et des hellébores ornaient les murs et les jardinières. Des couleurs vives dans un monde gelé.
Je restai un moment silencieuse, surprise. Ce jardin était magnifiquement organisé, chaque fleur à sa place, formant une sorte de tableau vivant. Quelqu’un avait vraiment mis du soin à créer cet espace. Je ne m’attendais pas à cela ici. Julius s’approcha de moi, interrompant mes pensées.
— Tout va bien ? demanda-t-il doucement.
Je clignai des yeux, sortant de ma contemplation.
— Oui, oui, excusez-moi, je regardais les fleurs. C’est vraiment beau, dis-je sincèrement.
Il sourit, visiblement satisfait.
— Je suis content que ça te plaise.
Je sentis qu’il attendait plus de moi, qu’il espérait un compliment plus direct, mais je n’allais pas lui faire ce plaisir. Je me contentai de sourire poliment. Cela sembla le décevoir légèrement, et son expression s’assombrit un peu. Sans plus insister, il m’invita à m’asseoir et me servit du café.
Pendant près d'une heure, il parla de tout et de rien, comme lors d’une réception mondaine, abordant des sujets légers et banals. Je tournais machinalement ma cuillère dans mon café refroidi, tandis qu'il me parlait de sujets ennuyeux : la neige, les rumeurs des autres clans, des banalités sans grand intérêt. Je commençais à m’impatienter. Pourquoi m’avait-il vraiment invitée ici ?
Finalement, il aborda enfin le sujet qu’il avait sans doute en tête depuis le début : son loup, et bien sûr, mon don.
— J’aimerais te poser une question, commença-t-il, hésitant légèrement. J’ai toujours eu ce doute : mon loup vit à mes côtés par obligation. À l’époque, je ne lui ai pas laissé le choix. C’était la tradition. Mais maintenant, je me demande s’il est vraiment heureux. Je veux dire… il est un animal sauvage, fait pour être libre.
Son ton était sincère, et je fus surprise par ce qu’il disait. Julius, habituellement si sûr de lui, semblait en proie à des doutes profonds.
— Si c’était un pacte, c’est qu’il l’a accepté, non ? demandai-je prudemment.
— Non, répondit-il en secouant la tête. C’était imposé. Je lui ai pris son sang pour sceller le pacte. À l’époque, je ne m'en souciais pas. Mais maintenant que mon père n’est plus là, je me demande si je n’ai pas été cruel.
Je restai silencieuse un moment, réfléchissant à ce qu’il venait de dire. Peut-être n’était-il pas aussi insensible que je l'avais cru. Derrière son arrogance se cachait probablement quelqu’un de plus complexe.
— D’après ce que j’ai ressenti en le voyant, il ne semble pas malheureux, dis-je finalement.
Julius hocha la tête, mais je pouvais voir qu’il n’était pas satisfait de ma réponse.
— “Ne semble pas malheureux” est différent de “heureux”, murmura-t-il. Il mérite mieux que ça.
Je lui proposai alors quelques idées pour que son loup soit plus libre, qu’il puisse chasser et courir dans les montagnes. Julius sembla apprécier mes suggestions, et nous passâmes le reste de l’après-midi à discuter de la faune et de la flore du Royaume des Ombres. Il était vraiment intéressé par le sujet, et je me surprenais à apprécier cette conversation. Nous parlions de plantes, d’animaux, de la meilleure manière de réintroduire certaines espèces dans ces terres gelées. Il n'était plus le noble arrogant, mais un homme qui écoutait avec attention. Petit à petit, je me détendis en sa présence.
La neige avait continué de tomber dehors, et le paysage était maintenant recouvert d'un épais manteau blanc moelleux. Julius me proposa une petite promenade à l’extérieur pour prendre l’air. J'acceptai, et nous sortîmes marcher dans le calme de la neige fraîche. Le vent froid mordait mes joues, mais l’air était vivifiant. Pendant que nous marchions, Julius me surprit en glissant doucement sa main dans la mienne, sous l’ombrelle qu’il tenait pour nous protéger de la neige.
Mais aussitôt, il retira sa main en poussant un petit cri.
— Qu’est-ce que c’était ? J’ai senti une décharge électrique ! s’exclama-t-il en frottant sa paume.
Je compris immédiatement ce qui s’était passé. Mon pendentif. L’amulette de protection avait réagi au contact, pensant qu’il s’agissait d’une menace. Je me sentis immédiatement embarrassée et posai ma main sur le pendentif caché sous mes vêtements.
— C’est mon pendentif de protection, expliquai-je. Je l’avais complètement oublié.
Son visage se ferma, et je vis que mes mots l’avaient blessé.
— Donc, tu pensais que je te ferais du mal ? Parce que je suis un vampire, c’est ça ? demanda-t-il, avec amertume.
Je tentai de lui expliquer que ce n’était pas contre lui, mais simplement une précaution, mais il semblait toujours vexé. Le reste de notre promenade se déroula dans un silence pesant. À notre retour au château, Julius me raccompagna à la porte sans un mot, mais juste avant que je ne parte, il attrapa mon bras, ignorant la décharge du pendentif.
— Je comprends, lâcha-t-il finalement. Je suis blessé, mais je comprends que tu te protèges.
Ses paroles me soulagèrent, et je réalisai que malgré nos différences, il commençait à accepter mes limites. Peut-être n'était-il pas aussi mauvais que je l'avais cru.