J’étais totalement perdue. Tout s’était enchaîné si vite que ma tête tournait encore, comme si un épais brouillard obscurcissait mon esprit. Mon cou était douloureux, mais je guérissais rapidement, une étrange chaleur venant effacer les plaies récentes. Quant à Esta, ses hématomes violacés trahiraient les coups qu’elle avait reçus. Cette jeune femme rousse, aux muscles durs comme la pierre, possédait une force que je n'avais jamais vue chez un être humain. Il était rare de voir un mortel tenir tête à des vampires.
Autour de nous, la salle était plongée dans une tension presque palpable. Astra, la cheffe du clan Blackcoffin, marchait de long en large, ses talons résonnant sur le sol de marbre sombre comme des coups de marteau. Elle aboyait des ordres à ses hommes avec une colère contenue, chaque mot tranchant comme une lame. Elle semblait obsédée par la capture d’un jeune garçon, que j’avais à peine entrevu. Il était frêle, presque insignifiant, et je ne comprenais pas pourquoi elle mettait tant d’efforts à le traquer.
Après de longues minutes d’observation, je vis Astra prendre une décision. Ses yeux, deux éclats rouges, brillants dans l’obscurité, se rétrécirent en une fente glaciale. Le château tout entier devait être scellé. Les portes, les fenêtres, chaque passage, tout serait verrouillé. Personne ne devait entrer, personne ne devait sortir.
Esta se pressa contre moi, son corps chaud et tremblant contre ma peau froide. Je pouvais sentir la moiteur de sa peur et le battement frénétique de son cœur, chaque pulsation résonnant en moi comme un écho lointain. Je serrai ses mains dans les miennes, essayant de calmer l’angoisse qui grandissait en moi. Mais comment apaiser quelqu’un quand soi-même, on est consumé par la terreur ?
Astra se dirigea enfin vers nous, ses pas déterminés sur le sol de marbre résonnant dans la salle vide. Son visage, autrefois dur, se fit plus doux, mais son ton restait glacial, teinté d’une amertume indélébile.
— Les assaillants que vous avez vus sont des chasseurs de vampires, dit-elle d'une voix tranchante. Considérez-les comme des sous-humains, des êtres qui ont dédié toute leur existence à l'extermination de ma race.
Chaque mot suintait de mépris et de haine profonde.
— Vous êtes en sécurité maintenant. Je regrette que ce n’ait pas été le cas plus tôt, ajouta-t-elle, sa voix plus posée, mais sans chaleur. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me le demander.
Je sentais ses paroles s’éloigner de moi, se fondant dans un murmure lointain, alors que le monde autour de moi se floutait. Ma tête tournait de plus en plus fort, mes oreilles se remplissaient d'un silence assourdissant. Tout devenait noir. Une sensation de vide, de chute lente, s’empara de moi avant que je ne m'effondre, inconsciente.
Lorsque je repris conscience, j’étais allongée dans un lit qui n'était pas le mien. La chambre était richement décorée, avec des tentures de velours pourpres qui semblaient aspirer la lumière ambiante, la transformant en une obscurité enveloppante. Une douce odeur florale flottait dans l'air, masquant à peine l’odeur persistante du sang et de la cire brûlée. Je me redressai lentement, mes muscles encore engourdis, mes sens plus aiguisés que jamais. Face à moi, un large bureau en bois de rose soutenait des rouleaux de parchemins, un buste de marbre représentant une femme aux traits sévères et un chandelier dont les flammes vacillantes projetaient des ombres mouvantes sur les murs. Astra était là, penchée sur le bureau, concentrée sur un long ruban de papier sur lequel elle écrivait à la lueur tremblotante des bougies. Elle ne remarqua pas immédiatement que je m’étais réveillée. Je l’appelai doucement, ma voix à peine un murmure dans la pièce feutrée. Elle sursauta, surprise, et enroula rapidement le papier avant de venir à mon chevet. Toute trace de contrariété disparut instantanément de son visage, remplacée par une douceur troublante, presque inappropriée dans un tel endroit.
— Que s’est-il passé ?, demandai-je, ma voix rauque, encore empreinte de l’épuisement de l’évanouissement.
— Tu t’es évanouie, répondit Astra d’un ton calme.
— Ce n’est pas dans mes habitudes… Je suppose que mon corps n’a pas su gérer toutes ces émotions, murmurai-je en baissant les yeux. Comment va Esta ?
Astra sembla hésiter un instant, comme si elle pesait ses mots.
— Elle va bien, mais… ce n’est pas à cause des émotions que tu t’es évanouie, commença-t-elle doucement. Tu as besoin de boire du sang.
Ces mots résonnèrent en moi comme une condamnation. Le silence qui suivit était lourd, suffocant. J'étais pétrifiée. Moi, boire du sang ? J’avais toujours vécu comme une humaine, tentant d’ignorer cette part de moi qui n’appartenait ni à ce monde ni à l’autre. Jamais je n’avais ressenti le besoin de boire du sang, jamais je n’avais envisagé de prendre la vie de quelqu’un pour me nourrir. Face à mon désarroi, Astra poursuivit, sa voix teintée d'une compréhension surprenante.
— Je pense que ta venue sur le territoire des vampires a réveillé cette part endormie en toi. Désormais, il va falloir que tu boives du sang. C’est une question de survie.
Elle prit ma main dans la sienne, son geste étrangement réconfortant malgré la lourdeur de ses paroles. Elle essayait de rendre la réalité plus facile à accepter, mais cela restait un fardeau écrasant. J’allais tuer pour la première fois. Et ce ne serait probablement pas la dernière.
— Je ne veux pas tuer, je ne peux pas accepter cela, dis-je d’une voix tremblante, sentant les larmes monter à mes yeux.
Astra sembla surprise par ma réaction. Elle se leva, prit une bouteille et deux verres, puis versa un liquide rouge épais dans chacun. Elle me tendit un des verres, le regard serein.
— Si cela te rebute autant, tu peux boire ma propre réserve. Je dois avouer que moi non plus, je n’aime pas vraiment cela. Alors, je conserve des bouteilles de sang pour pouvoir me nourrir sans tuer inutilement.
— Mais tu as quand même tué, chuchotai-je, le regard fixé sur le verre.
— Uniquement pour survivre, répliqua-t-elle, le ton plus sombre.
Je restai silencieuse, mes pensées tourbillonnant comme un ouragan. Je fixais le verre dans ma main, son poids paraissait soudain écrasant. L'idée de boire ce liquide m’écœurait, mais une partie de moi, celle que je m’efforçais d’ignorer depuis si longtemps, brûlait de désir. La coupe trembla légèrement entre mes doigts alors que j’essayais de changer de sujet pour échapper à cette réalité insupportable.
— Où sommes-nous ? demandai-je, ma voix à peine audible.
— Nous sommes dans ma chambre, répondit Astra, son ton brusquement dépouillé de toute émotion.
Une vague de gêne me submergea. J’avais dormi dans le lit de la cheffe du clan Blackcoffin, dans l’antre même de l’une des vampires les plus puissantes au monde. Moi, une simple demi-vampire, j’avais partagé un espace intime avec Astra Lovelock. Mon cœur s’emballa à cette pensée. Découvrir son intimité, cet endroit où elle se sentait en sécurité, me rendait vulnérable d’une manière que je n’avais jamais connue. Et le fait qu'elle m'ait amenée ici pour me protéger me troublait profondément.
— Je suis désolée… Je ne voulais pas prendre ta place, murmurai-je, gênée.
— Ce n’est rien, répondit-elle d’un geste de la main, comme si ma présence ici était la chose la plus naturelle au monde.
Puis, soudain, ses yeux se fixèrent intensément sur les miens.
— Maintenant, bois, ordonna-t-elle doucement. Tu trembles. Ton corps est en manque.
— Si je tremble, c’est parce que j’ai peur, rétorquai-je, tentant de me lever. Je dois voir ma sœur… la voir une dernière fois avant de perdre mon humanité.
Mais mes jambes fléchirent sous mon poids. À peine avais-je tenté de me lever que je m’effondrai. Astra me rattrapa avant que je ne touche le sol, me tendant de nouveau la coupe que j’avais lâchée dans ma chute. Ses mains restèrent sur mes avant-bras, et cette proximité fit monter le rouge à mes joues. Je levai lentement le verre à mes lèvres et pris une première gorgée de sang.
Le liquide était doux, presque sucré. Je sentis des saveurs que je n’avais jamais perçues auparavant : des notes de fer mélangées à une douceur étrange. Le sang nappait ma bouche, coulait doucement dans ma gorge, diffusant une chaleur familière à travers tout mon corps. Machinalement, je bus une autre gorgée, puis une autre, jusqu’à ce que le verre soit vide. Un picotement étrange envahit mes doigts, comme si des milliers de fourmis y avaient pris place. Mon cœur battait de plus en plus vite, mes joues brûlaient. Je pouvais entendre chaque son autour de moi : le souffle léger d’Astra, le froissement de nos vêtements, le grincement subtil du bois sous mes pieds.
Astra me regardait avec un sourire satisfait, puis elle glissa une mèche de mes cheveux derrière mon oreille avec une douceur inattendue.
— Bienvenue, Isis, se réjouit-elle d’une voix douce. Tu as maintenant les yeux rouges, comme tous les vampires.
Instinctivement, je passai une main dans mes cheveux. Si mes yeux avaient changé, alors peut-être que mes cheveux aussi ? Mais non, ils étaient toujours noirs et blancs, reflet de ma dualité. Astra m’aida à me lever et me guida vers un miroir en fer forgé. Tout autour, des roses de fer semblaient soutenir la surface réfléchissante. Je fus soulagée de voir que seules mes pupilles avaient changé. Je me reconnaissais encore. Peut-être qu’Esta ne serait pas trop choquée, du moins je l’espérais. En sortant de la chambre, la lumière des bougies me parut aveuglante. Tout paraissait plus intense, plus vif. La lumière, les bruits, même les odeurs. Mon corps tout entier semblait à fleur de peau, chaque sensation décuplée. Astra m'expliqua que cela venait de ma part vampirique, éveillée pour la première fois. Je devais m'y adapter, apprendre à maîtriser ces nouvelles capacités. Mais mes préoccupations étaient ailleurs. Je devais voir ma sœur. Comprendre comment elle réagirait à tout cela. Mon cœur battait la chamade alors que je frappais à la porte de notre chambre, les mains moites. Lorsque Esta ouvrit, elle se jeta dans mes bras, son étreinte familière apaisant temporairement mes craintes. Mais alors que je la serrais contre moi, son odeur m’assaillit de plein fouet : un mélange sucré de fraise et d’herbe fraîchement coupée et le parfum irrésistible du sang. Je la repoussai doucement, terrifiée à l'idée de ce que je pourrais faire si je me laissais emporter par cette odeur enivrante. Ses mains, crispées sur mes bras, se raidirent. Elle fixait mes yeux, ses sourcils se fronçant en découvrant leur nouvelle teinte rougeâtre. Je ne parvenais pas à lire son expression, mais je craignais le pire.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
— Elle a fait ce qu’elle devait pour survivre, intervint Astra, s’avançant dans l’encadrement de la porte.
Bien que sa défense me réchauffât le cœur, je savais que cette conversation ne concernait que ma sœur et moi. Il fallait qu’Esta comprenne que je n’avais pas changé, que je restais sa sœur, malgré tout.
— Écoute, je suis toujours la même, lui expliquai-je doucement. Une petite partie de moi s’est réveillée, mais cela ne change rien entre nous.
Elle me regarda en silence, ses yeux cherchant la vérité dans les miens. Puis, après un long moment, elle ferma les yeux et hocha lentement la tête. C’était sa façon d’accepter ce que j’étais devenue. J’avais besoin de temps seule avec ma sœur, alors nous prîmes congé d’Astra. Je crus déceler une ombre de déception sur son visage, avant qu’elle ne retrouve son masque d'impassibilité. Une fois dans notre chambre, je m’affalai sur mon lit, épuisée par tout ce que je venais de traverser. Esta s’assit à mes côtés, plus prudente qu’auparavant. Comme si elle avait peur de moi. Cette pensée me déchira le cœur. Puis, soudain, une odeur désagréable, un mélange d’amertume et de rance, envahit mes narines. Je plissai le nez, cherchant d’où elle venait. Et je compris. C’était l’odeur de la peur. Ma propre sœur avait peur de moi. Je savais que jamais, je ne lui ferais de mal, mais le fait de sentir son sang, de l’entendre battre sous sa peau, me terrifiait.
— S’il te plaît, n’aie pas peur de moi, la suppliai-je d’une voix tremblante. Jamais je ne te ferai de mal.
— Je le sais bien, souffla-t-elle doucement. Mais tu dois tuer maintenant, et j’ai du mal à l’accepter.
— Astra m’a promis de me donner du sang, je n’aurai pas à tuer pour ça, répondis-je, essayant de la rassurer.
— Même si c’est par procuration, ça reste un meurtre, rétorqua-t-elle, son regard sombre.
— Il faut que tu voies ça comme… comme nous avec la viande. On tue des animaux pour se nourrir. Là, c’est pareil.
Elle comprenait mes mots, mais je voyais bien que cela restait difficile à accepter. Après un moment de silence, elle se leva soudainement, secouant la main devant elle comme pour chasser ses pensées noires.
— Écoute, n’en parlons plus. Je te fais confiance.
Ces mots me réchauffèrent le cœur. Je ne l’avais pas totalement perdue. Elle prit mes mains dans les siennes et m’entraîna dans les couloirs sombres du château. Elle m’expliqua qu’elle voulait retourner à la statue, cet endroit étrange où elle espérait trouver des réponses. Elle était déterminée à rentrer chez nous au plus vite. Je comprenais son besoin de partir. Même parmi les humains, elle avait toujours été à part à cause de ses origines elfiques. Ici, parmi les vampires, elle était une anomalie. Alors que nous arrivions devant la grande porte de fer forgé qui gardait l’accès à la cour intérieure, Astra apparut soudainement devant nous, les bras croisés, un air sévère sur le visage. Elle savait que nous allions retourner voir la statue, et elle ne comptait pas nous laisser faire. Après quelques protestations de la part de ma sœur et de moi, Astra finit par nous expliquer que le chasseur de vampires n’avait toujours pas été trouvé, et que sortir était absolument interdit. Nous étions désormais confinées à l’intérieur du château pour une durée indéterminée.
Cependant, Astra m’indiqua le chemin de la bibliothèque. Si je ne pouvais trouver de réponses auprès de la statue, peut-être les trouverais-je dans les livres. Après tout, ma mère avait autrefois appartenu au clan Blackcoffin. La salle n’était pas très large, mais elle s’étendait en hauteur, ses murs recouverts d’étagères jusqu’au plafond de fer qui laissait passer les rayons froids de la lune. Des escaliers en colimaçon et des échelles longeaient les bibliothèques débordant de volumes anciens et mystérieux. Pourtant, après une heure de recherche acharnée, je n'avais trouvé aucun indice concluant. Il y avait trop de livres, et je ne savais pas par où commencer ni quoi chercher exactement.
Fort heureusement, un jeune homme entra dans la bibliothèque et se présenta comme Alex Drach, le conseiller d’Astra. Que ce soit par pitié ou par gentillesse, son aide était la bienvenue. Il me tendit un livre illustré et, un peu gêné, m’expliqua qu’il s’agissait d’un ouvrage pour enfants. Selon lui, c’était le meilleur point de départ pour moi, étant donné que mes connaissances sur les vampires et l’histoire du clan Blackcoffin étaient quasiment nulles. J’acceptai volontiers son aide et découvris enfin un livre dont le contenu me paraissait accessible. Alex resta avec moi le reste de la nuit, répondant patiemment à toutes mes questions, même les plus simples. Pourtant, une question me restait en travers de la gorge.
Voyant que je n’osais pas lui demander, il m’encouragea à parler.
— J’ai remarqué que tu avais des traits différents des autres vampires, dis-je finalement. Je me demandais pourquoi.
— C’était donc ça, ce qui te tourmentait depuis tout à l’heure ? répondit-il avec un rire léger. C’est parce que je suis comme toi. Je suis un demi-vampire. Mais ayant grandi exclusivement dans ce monde, ma part vampirique est plus développée que la tienne.
— Un peu comme moi avec ma part humaine ?
— Oui, exactement, confirma Alex avec un sourire.
— Je n’aurais jamais imaginé qu’Astra, accepte un demi-vampire comme son conseiller, murmurai-je, plus pour moi-même que pour Alex.
— Tu te trompes sur elle, dit-il en secouant la tête. Astra est beaucoup plus moderne que tu ne le penses. Elle n’a aucun problème avec le fait que je ne sois qu’à moitié vampire, tant que je fais bien mon travail. D’ailleurs, c’est précisément pour ça que certains des clans inférieurs ont du mal à l’accepter comme leur cheffe.
Je hochai la tête, réfléchissant à ses paroles. Même parmi les vampires, la modernité et l’ouverture d’esprit avaient leurs limites. Finalement, ce monde n’était pas si différent du monde humain. Le temps passa, et je me sentais de plus en plus à l’aise en compagnie d’Alex. Sa présence chaleureuse et son rire constant étaient un réconfort bienvenu dans cet environnement sombre. C’était le genre de personne qui rendait impossible la mauvaise humeur. Je profitai de cette atmosphère plus légère pour lui parler de mes recherches personnelles. Il m’informa que la statue dans la cour privée d’Astra n’était probablement pas celle que je cherchais. Elle était beaucoup plus récente que la statue antique mentionnée dans ma quête.
Les jours suivants, je m’adaptai progressivement à mon nouveau corps, à mes nouvelles capacités. Esta m’accompagnait partout, et à mesure que nous passions du temps ensemble, je sentais sa tension s’apaiser. Finalement, Astra leva le confinement. Elle n’avait pas trouvé le chasseur de vampires, mais suffisamment de temps s’était écoulé pour qu’elle ne se sente plus menacée.