Je n’arrivais plus à compter les jours. Enfermé dans cette pièce, sans lumière salaire artificielle, ni aucun autre repère temporel, je me sentais lentement perdre pied. Ici, la lune était permanente, son éclat froid perçant à travers les fenêtres, mais jamais elle ne faiblissait. Il faisait nuit, tout le temps. Toujours. Une éternelle obscurité qui me faisait perdre la notion du temps et, lentement, de la réalité.
Le silence, l'isolement, l’absence de lumière... Tout me pesait. Je sentais mon esprit se désagréger, comme si la solitude rongeait lentement les bords de ma conscience. Je savais ce qui arrivait aux prisonniers qui languissaient dans les cellules. Je l’avais vu dans mon propre clan. Ils se dégradaient peu à peu, se transformaient en carcasses d'eux-mêmes, et je refusais de finir ainsi. Alors je suppliais sans relâche, encore et encore, mes geôliers de me libérer. De me laisser sortir, de me permettre de partir. Astra semblait avoir des principes. Peut-être que je pouvais jouer là-dessus, la toucher là où ses valeurs et son humanité subsistaient.
Chaque jour, j’attendais un signe de ma famille. Je savais qu'ils viendraient me secourir, qu’ils ne m’abandonneraient pas ici. Mais si je pouvais leur faciliter la tâche, je le ferais. Je ne voulais pas rester assise à attendre, impuissante.
À ma grande surprise, Astra finit par accepter ma demande. Elle m’offrit une sorte de liberté conditionnelle, me permettant de me déplacer dans le château tant que je ne quittais pas son enceinte. Le fait qu’elle accède à cette requête me choquait plus que je ne voulais l’admettre. Soit, elle ne me voyait pas comme une menace, soit elle était stupide. Je penchais pour la première option, car après tout, elle était la cheffe d’un clan de vampires puissants, et elle ne pouvait pas se permettre d’être aussi naïve. Peut-être croyait-elle que je n’étais plus une ennemie, que j’avais été apprivoisée. Une erreur, pensais-je, une grossière erreur.
Mais il y eut une phrase qu’elle prononça d’un ton presque anodin qui me fit tiquer :
« Les chasseurs de vampires se basent sur des clichés archaïques, donc te permettre de sortir actualisera tes informations. »
Était-elle sérieuse ? Comptait-elle vraiment me laisser retourner auprès des miens ? Pourquoi mettre à jour mes connaissances si c'était pour me garder prisonnière ici ? Je ne devais pas trop réfléchir à ce genre de choses. Cela n’avait pas d’importance. Ce n’était pas mon problème. Ma famille allait venir, j’allais partir, et tout cela ne serait plus qu’un souvenir.
Deux jours plus tard, tout bascula. Je fus brutalement réveillée par le fracas assourdissant de la porte principale qui volait en éclats. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Mon clan, ma famille, était venue pour moi. Ils étaient là, comme je l’avais espéré, comme je l’avais tant attendu. Mais ce n’était pas une mission de sauvetage discrète. Ils étaient venus avec toute leur force, déchaînés, ravageant tout sur leur passage.
Ma mère menait l’assaut, ses ordres fusaient dans l’air, et le reste du groupe s’éparpillait, traquant chaque vampire dans le château. Ils ne faisaient aucune distinction : gardes, employés, enfants... Tous subissaient leur violence. Chaque vampire qui croisait leur chemin était abattu sans pitié, sans remords, sans même un instant d’hésitation. Le sol était jonché de corps. Le sang, épais et sombre, couvrait les murs, les tapis, tout ce qui se trouvait autour. Et alors que je regardais cette scène, le déchirement me frappa. Avais-je vraiment voulu cela ?
Ils étaient venus pour me sauver, mais à quel prix ? Je pouvais partir, oui, mais pouvais-je accepter de laisser derrière moi des dizaines de cadavres ? Des morts qui, en dépit de leur nature vampirique, m’avaient traité avec respect. Ces vampires n’étaient pas tous des monstres. Certains m’avaient montré de la gentillesse, même dans ma captivité. Alors pourquoi, en les voyant tomber, ressentais-je cette douleur au fond de moi ? Pourquoi mon cœur se serrait-il ?
Quand ma mère arriva enfin jusqu’à moi, ses mains couvertes de sang, elle me tendit la main avec un sourire triomphant. Mais je ne pouvais bouger. Je regardais autour de moi, les corps étendus, les visages figés dans la mort. Tous ces gens étaient morts à cause de moi. Par ma faute. Je n’avais jamais voulu ça. J’avais espéré une libération, oui, mais pas ce massacre.
Ma mère fronça les sourcils en voyant mon hésitation. Elle pensait sans doute que je prenais peur, que je ne supportais pas le bain de sang, mais elle ne comprenait pas. Elle ne voyait pas que, dans mes yeux, je la considérais désormais comme l’ennemie.
Quand elle le comprit, j’étais perdue et une traîtresse à ses yeux. Une chasseuse qui s’était laissée envoûter par les vampires, qui avait trahi sa propre espèce. Mais ce qu’elle ne savait pas, c’est que pour moi, les véritables loups, ceux à craindre, étaient eux. Mes propres camarades, exultant dans le massacre. Leurs corps tremblaient sous l’excitation, leurs regards brillaient de cette lueur que je reconnaissais trop bien : celle du plaisir de tuer. Ils n’étaient pas meilleurs que les monstres que nous chassions. En les regardant, je voyais des vampires à peine dissimulés sous des visages humains. Et dans cette folie sanguinaire, ils n’avaient même pas remarqué que la moitié de leur groupe avait déjà péri. Mais ils s’en fichaient. Pour eux, seule la tuerie importait.
Finalement, ils repartirent, les mains vides. Pas de moi à ramener. Rien d’autre que leur haine et leur déception. Astra, bien que blessée, s’occupa de soigner les survivants. Même dans sa faiblesse, elle veillait sur les siens, et j’observais, impuissante, les membres du clan vampirique prendre soin des corps des morts, même ceux de mes anciens alliés. Ils leur offraient une sépulture décente, un respect que les miens n’auraient jamais accordé. C’était là que je réalisai toute l’horreur de la situation.
Je ne pouvais pas rester indifférente. Alors, même si mon aide était hésitante, je me joignis à eux pour ramasser les corps, nettoyer le sang. Mais les regards qu’on me lançait étaient lourds de mépris. Ils savaient que c’était à cause de moi. Chaque mort, chaque blessure, tout cela était de ma faute. J’avais espéré que ma famille viendrait me chercher, et ils l’avaient fait. Mais jamais, je n’aurais imaginé qu’ils le feraient ainsi. Ce n’était pas une mission de sauvetage. C’était une attaque, une invasion brutale.
Ce jour-là, j’ai pris ma décision. Je n’étais plus une chasseuse de vampires. Mais alors, qu’étais-je ? J’avais passé toute ma vie à me préparer à devenir la meilleure chasseuse, à enseigner aux générations futures l’art de la traque. Mais cette vie ne me convenait plus. Pas après ce que j’avais vu. Pas après ce que je ressentais.
Quand tout fut terminé, quand les blessés furent soignés et les morts enterrés, Astra me fit appeler dans son bureau. Je m’attendais à tout, sauf à ce qu’elle me propose de rejoindre son clan. Elle me voyait comme une potentielle alliée, quelqu’un avec des compétences qu’elle pouvait utiliser. Elle me proposa un poste, me demandant de la servir en tant que garde. Elle avait besoin de renforts après la bataille, et elle voyait en moi un atout. Mais avant de me confier ce rôle, elle voulait savoir si elle pouvait me faire confiance. Pour cela, elle exigeait des informations sur mon clan, nos méthodes, nos armes.
Je répondis, mais je choisis soigneusement mes mots. J’avais peut-être quitté les miens, mais je n’étais pas une traîtresse. Certains secrets ne pouvaient être partagés, certaines informations devaient rester sous silence. Ils étaient encore ma famille, malgré tout. Les trahir, c'était les condamner à la mort.
Mais à partir de cette nuit, une chose devint claire pour moi : le bien et le mal, les méchants et les innocents, tout cela n’était qu’une question de perspective. Pour les chasseurs, les vampires étaient les monstres. Mais pour ces vampires, c’étaient les chasseurs qui étaient les vrais démons.
Je n’arrivais toujours pas à effacer le sang de mes mains. Mes doigts, même lavés mille fois, gardaient la sensation du liquide poisseux qui s’y était incrusté. Partout où j'allais, je ressentais encore le poids de ces vies arrachées, ces regards vides, ces cris étouffés dans la nuit. Et le pire, c’est que ce n’étaient pas des monstres, pas ces créatures décharnées et affamées que l’on m’avait décrites toute ma vie. C’étaient des enfants, des familles… des êtres qui vivaient dans la peur, tout comme nous.
Je revoyais encore le visage de cette jeune fille, son corps frêle recroquevillé dans un coin du couloir, ses grands yeux remplis d’effroi lorsque mon père avait levé son arme. Elle n’avait rien fait. Elle ne m’avait même pas attaquée. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Elle voulait juste vivre. Alors pourquoi ? Pourquoi l'avais-je laissée mourir ? Pourquoi n'avais-je pas crié, arrêté sa main avant qu’il ne soit trop tard ? Pourquoi avais-je baissé les yeux, incapable de faire face à ma propre famille, à leur fanatisme ?
Toute ma vie, j’avais été éduquée pour haïr ces créatures, pour croire que leur seule existence était une insulte à l’humanité. Mes ancêtres avaient consacré leur vie à les traquer, à les exterminer. Et moi, j’étais prête à mourir pour cette cause. Je croyais que c’était la seule vérité. Je croyais que c’était juste.
Mais cette nuit-là, quelque chose s'était brisé en moi.
Le massacre était terminé. Le château des Blackcoffin était devenu un tombeau. Des corps jonchaient le sol, et le silence pesait lourd, un silence plus terrible que tous les cris. J’avais vu ma famille se réjouir, exulter de leur victoire. Ils étaient fiers, convaincus d’avoir accompli quelque chose de grand. Mais moi, je ne ressentais que du dégoût. Pas pour eux, pas encore. Ce sentiment viendrait plus tard, bien plus tard. Non, ce dégoût, c’était envers moi-même. Je m'étais tenue là, au milieu des décombres, incapable de bouger, incapable de respirer. C’était ma famille, les seuls que j’avais jamais connus, ceux pour qui j’aurais donné ma vie. Comment aurais-je pu les détester ? Comment aurais-je pu rejeter tout ce qu’on m’avait appris, tout ce qui m’avait forgée ? C’était eux qui avaient façonné mes croyances, mes valeurs, mon identité.
Je suis restée immobile, incapable de les regarder dans les yeux, mais encore moins capable de les affronter. Comment pouvait-on se dresser contre ceux qu’on aime ? Mes parents, mes frères… ils croyaient que nous faisions ce qu’il fallait. Ils étaient persuadés que les vampires étaient des monstres, que leur extinction était nécessaire. Et je les avais crus. J’avais cru que c’était la seule solution. Je croyais que nous étions les gardiens de la justice, les derniers remparts de l’humanité. Mais ce que nous avions fait… c’était un massacre. Une boucherie aveugle.
Je n’avais pas de mots pour expliquer le tourment qui bouillonnait en moi, ce conflit intérieur qui déchirait tout ce que j'étais. Mes croyances s’effondraient une à une, chaque conviction arrachée comme une plaie ouverte. J'ai erré des jours durant, perdue, confuse, incapable de savoir où aller. J'avais tout perdu, mais je ne pouvais pas encore l’admettre. Une partie de moi continuait à vouloir croire en notre cause, à se raccrocher à ce que ma famille avait toujours défendu.
Mais quelque chose avait changé. Et je ne pouvais plus l’ignorer.
J’ai fini par trouver refuge dans un petit village. Le genre de village que ma famille aurait rasé sans hésiter s’ils avaient su qu'il était peuplé de vampires. Les premiers jours, je me suis terrée dans une chambre miteuse, évitant tout contact, mes pensées tournant en boucle. Je ne pouvais pas dormir, je ne pouvais pas manger. Tout me semblait faux, étranger. Les visages de ma famille, leurs sourires après le massacre, me hantaient. J’ai envisagé de revenir vers eux, de me convaincre que tout cela n'était qu’un cauchemar, que tout rentrerait dans l’ordre si je suivais à nouveau leurs pas.
Mais je ne l’ai pas fait.
Au lieu de cela, je suis sortie. Lentement, prudemment, je me suis aventurée dans les rues du village. J’observais. Je regardais ces vampires vivre, discuter, partager des repas, rire. Ils n'étaient pas des bêtes sauvages. Ils n'étaient pas ces créatures abominables que ma famille m'avait décrites. Ils étaient… comme nous. Je les voyais, eux aussi, entourés de leurs enfants, de leurs familles. Ils n’avaient pas choisi leur nature, tout comme nous n’avions pas choisi d’être humains. J’ai écouté les anciens parler de leurs traditions, de leurs croyances, de leurs peurs. J’ai écouté les récits de siècles passés, de la manière dont les chasseurs les avaient pourchassés, forcés à se cacher, à vivre dans la terreur constante.
Ce qui m’a frappée, ce n’était pas leur force, ni leur immortalité. C’était leur peur. Ces êtres que l’on m’avait appris à craindre vivaient eux-mêmes dans la peur, non pas d’un monstre, mais des humains. Des chasseurs. Ma famille.
Chaque mot que j’entendais était comme un coup de poignard dans ma conscience. Ils ne nous avaient jamais attaqués. Ils ne cherchaient pas à nous anéantir. Nous étions les agresseurs, aveuglés par notre propre haine, par notre peur irrationnelle de ce qui était différent. J’ai vu la souffrance dans leurs yeux, les cicatrices laissées par des générations de traques et de massacres. Et là, tout a basculé. Mon cœur s’est serré d’une douleur insupportable.
Je ne pouvais plus accepter ça.
Je ne pouvais plus tolérer cette haine aveugle. J’avais été nourrie par le poison de la vengeance et de la peur, mais je ne voulais plus en être l’esclave. Je devais trouver une autre voie. Je devais me racheter.
C’est Astra qui m’a tendu la main.
Elle avait tant perdu lors de ce massacre, ce qu’elle avait construit, ce qu’elle avait aimé. Et pourtant, elle m’a offert une chance. Elle aurait pu me haïr, me tuer pour ce que ma famille avait fait. Mais elle ne l’a pas fait. Elle m’a proposé de rester, de travailler pour elle, de prouver ma volonté de rédemption.
Chaque jour, je luttais contre mes propres démons. Le poids de mes actions, celui de ma famille, pesait sur mes épaules. Mais je ne pouvais plus revenir en arrière. Je devais tout déconstruire, tout ce que j’avais appris, tout ce que j'avais été, pour pouvoir me reconstruire. Il n’y avait pas de place pour la haine dans ce nouveau chemin que je choisissais. Seulement pour la rédemption.
Je savais que cela prendrait du temps. Peut-être qu'on ne me pardonnerait jamais vraiment. Peut-être que je ne me pardonnerai jamais. Mais je devais essayer. Pour eux. Pour moi. Pour toutes les vies que nous avions détruites.
Et peut-être, un jour, je trouverai la paix.