La ville qui entourait le château bourdonnait de vie. Contrairement à ce que nous avions imaginé, Grimkiller n’était pas une cité froide et austère, peuplée uniquement de vampires dédaigneux vivant reclus dans leurs manoirs. Non, elle grouillait d’activité. Les rues pavées étaient envahies par des êtres de toutes sortes : faes aux ailes iridescentes, humains en quête de marchandises exotiques, et même quelques hybrides aux traits fascinants. Des étals colorés s’étalaient le long des avenues, offrant des épices rares, des potions mystérieuses, des fruits aux formes étranges et des objets magiques dont les pouvoirs étaient visibles à l'œil nu. Nos sens, aiguisés par l’étrangeté de ce lieu, étaient en éveil permanent.
Cependant, derrière cette animation apparente, une tension sourde pesait sur la ville. Je pouvais la sentir dans l'air, invisible, mais palpable, comme une menace qui flottait juste au-dessus de nos têtes. Malgré les rires et les conversations animées, il y avait quelque chose de sinistre ici, un malaise que je ne pouvais pas ignorer.
Afin de nous fondre dans la masse, nous attachâmes Hugh, mon cheval, à un abreuvoir, et Gideon reprit sa forme de chat, se juchant sur l’épaule d’Esta. Sous nos capuchons, nous n’étions que deux silhouettes anonymes parmi tant d’autres, nous glissant dans cette marée vivante sans attirer l’attention. Mais l'inquiétude persistait. Nous ne savions pas vraiment ce que nous cherchions. Le poids que semblait porter mon nom de famille dans ce monde ajoutait encore plus de mystère à notre quête.
Après avoir déambulé dans les rues, humé les épices et découvert des marchandises étranges, nous décidâmes qu’il était temps de partir. Grimkiller, aussi fascinante qu’elle soit, n’était peut-être pas l’endroit que nous cherchions. En vérifiant la lettre de ma mère, je réalisai avec un pincement au cœur que le nom de la ville indiquée était en réalité Blackcoffin. Un sentiment de découragement me submergea, comme si le sol s’effondrait sous mes pieds. Après tout ce chemin, nous n’étions même pas dans la bonne ville. Esta, voyant mon désarroi, proposa de passer la nuit dans une auberge avant de repartir à l’aube. Il ne restait que deux villes principales dans le Royaume des Ombres. Si ce n’était pas Grimkiller, c’était forcément l’autre.
Nous payâmes un palefrenier pour que Hugh soit bien nourri et protégé, puis nous nous installâmes à une table près de la cheminée d’une auberge. Le feu crépitait doucement, projetant des ombres rassurantes sur les murs de pierre. C’était la première vraie source de chaleur depuis des jours. Je laissai mes pieds s’étendre devant l’âtre, savourant la sensation de la chaleur pénétrant mes bottes glacées, tandis qu’Esta s’occupait de commander de quoi manger. Je n’écoutais qu’à moitié, mon esprit absorbé par les énigmes que nous devions résoudre. Ma mère voulait que je trouve son héritage ici, mais qu’est-ce que cela signifiait réellement ? Suffirait-il de me présenter et de réclamer ce qui m’était dû ? Cela me semblait trop simple. Ma mère avait attendu mon vingtième anniversaire pour me laisser ces instructions cryptiques. Cela ne pouvait pas être une simple formalité. Je devais être celle qui comprenne.
Perdue dans mes pensées, je ne remarquai pas immédiatement la présence qui se glissait derrière moi, jusqu’à ce qu’une grande main se pose fermement sur mon épaule, me forçant à me retourner. Je sursautai violemment, prête à me défendre. Devant moi, un homme chauve, vêtu d’une armure noire, me fixait de ses yeux perçants. Un autre homme, tout aussi imposant, maintenait Esta d’une poigne de fer.
— Suivez-nous, et aucun mal ne vous sera fait, déclara l’homme chauve d’une voix froide.
— Nous suivre où ? Et puis, qui êtes-vous exactement ? demandai-je d’un ton que je voulais assuré, même si je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine.
— Nous sommes de la garde royale, répondit-il calmement. Nous avons pour ordre de vous conduire au palais. En utilisant la force si nécessaire.
Je regardai Esta, son visage crispé par la tension. Nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait, mais refuser ou résister semblait trop risqué. S’ils lui faisaient du mal à cause de moi, je ne me le pardonnerais jamais.
— Très bien, dis-je en serrant les dents. Mais laissez ma sœur partir.
— Vous devez venir toutes les deux, répondit-il sèchement, sans l'ombre d'une hésitation.
Nous sortîmes de l’auberge sous bonne garde. Un petit carrosse, tiré par un imposant frison noir, nous attendait. L’un des gardes monta pour diriger l’attelage, tandis que l’autre s’installa face à nous, dans l’habitacle exigu. Le silence était lourd de non-dits. Serrée contre Esta sur la banquette, je pouvais sentir chaque battement frénétique de mon cœur. Rien ne s'était passé comme prévu. Nous n'avions jamais imaginé que nous serions convoquées au palais, et encore moins de cette manière.
Le carrosse nous mena à travers des ruelles étroites et sombres, jusqu'à ce que les bâtiments s'effacent pour laisser place aux hauts murs du château. Le palais de Grimkiller se dressait devant nous, imposant et sombre, ses tours se perdant dans les nuages bas. Les gardes nous firent descendre en silence, leurs visages impassibles. Ils nous escortèrent à l'intérieur, où un grand hall décoré de riches tapisseries et éclairé par de lourds chandeliers nous accueillit. Au centre de la pièce, une femme d’une beauté glaçante nous attendait. Elle était grande, élancée, et ses longs cheveux blancs tombaient en ondulations parfaites sur ses épaules. Sa robe noire en velours semblait boire la lumière, et chaque mouvement qu’elle faisait était empreint d’une grâce froide et calculée. Son regard était aussi tranchant qu’une lame, et je sentis une tension électrique parcourir la pièce lorsqu’elle posa les yeux sur nous. Elle s’approcha lentement, avec une élégance presque mécanique, gardant une distance calculée, comme si nous étions des créatures indésirables. Sans un mot, elle fit un signe de tête aux gardes, qui quittèrent la pièce, nous laissant seules avec elle.
— Suivez-moi, ordonna-t-elle d’une voix sèche.
Ses longs cheveux blancs ondulaient doucement à chaque pas, ses bottes cliquetant sur le sol de marbre. Les couloirs du château étaient vastes, oppressants. Les murs étaient couverts de bougies dont l'odeur âcre envahissait mes narines, presque étouffante. Je pouvais sentir Esta à mes côtés, tendue, sur ses gardes. Tout en avançant, je ne pouvais m'empêcher de remarquer que chaque pièce que nous traversions semblait plus grande et plus imposante que la précédente, comme si l’espace lui-même devenait une arme psychologique pour nous écraser sous son poids.
La femme nous mena finalement dans un grand salon, une pièce immense où des tapis épais étouffaient nos pas. Les murs étaient couverts de tableaux représentant des scènes de bataille et des visages sévères, probablement les ancêtres du maître des lieux. Mais ce n’était pas l’opulence de la pièce qui me perturbait le plus. Non, c’était l’odeur des bougies, encore plus forte ici, presque suffocante. Une lourdeur oppressante s’installait dans ma poitrine, et je commençais à avoir le tournis.
La femme se tourna vers nous, et pendant une brève seconde, je vis une expression de déception passer sur son visage. Une ombre, fugace, mais bien réelle, avant qu’elle ne reprenne son masque de froideur.
— Maître Julius va vous recevoir, dit-elle d’un ton solennel. Attendez dans son petit salon.
Sans nous laisser le temps de répondre, elle tourna les talons et quitta la pièce, claquant la porte derrière elle.
— Le petit salon ? murmura Esta à voix basse.
— Tu crois qu’il en a un moyen et un grand ? répondis-je avec une pointe d'ironie, tentant d'alléger l'atmosphère.
Esta réprima un sourire, et nous échangeâmes un regard complice. Mais ce moment de légèreté fut de courte durée. La porte s’ouvrit de nouveau, et un homme entra. Il avait l’air austère, ses cheveux blancs étaient plaqués en arrière, et un sourire narquois flottait sur ses lèvres fines. Un grand loup noir, aux yeux perçants, le suivait de près, ses mouvements fluides et silencieux, telle une ombre vivante. Julius Cole, maître de ces terres, s’avança vers nous d’une démarche contrôlée, presque théâtrale.
— Bien le bonjour, ma chère, susurra-t-il en s’inclinant légèrement devant moi. Je suis Julius Cole, le chef du clan GrimKiller. Mais cela, vous le savez déjà.
Il saisit ma main avec une froideur calculée et y déposa un baiser léger, mais son regard n’avait rien de bienveillant. Ses doigts serrèrent ma main avec une force glaciale, tandis que son pouce caressait lentement ma peau. Je me raidis, chaque fibre de mon être hurlant à la méfiance.
— Je dois avouer que cela fait très longtemps que je n’ai pas entendu ce nom… reprit-il, en appuyant ses mots avec une lenteur calculée.
Il s’assit dans un grand fauteuil, son loup toujours à ses côtés, et sortit une cigarette marron qu’il alluma d’un geste précis. La fumée s’éleva paresseusement autour de lui, tandis qu’il soufflait lentement entre ses lèvres.
— Nebula… murmura-t-il entre deux bouffées de fumée.
— Puis-je vous demander votre prénom, très chère mademoiselle Nebula ? demanda-t-il en croisant ses jambes. Entre membres de la noblesse, nous pouvons nous affranchir de quelques formalités, n’est-ce pas ?
Je le fixai, méfiante.
— Isis Nebula, répondis-je d’une voix tendue. Et voici ma sœur, Esta Fensalor.
Il tourna la tête vers Esta avec un air de surprise feinte, comme s’il la remarquait pour la première fois.
— Votre sœur ? demanda-t-il, en arquant un sourcil.
— Sa sœur par alliance, précisa Esta avec une froideur mesurée.
Une tension électrique emplit soudain la pièce. L’air devint lourd, presque suffocant, et je sentis la pression coller à ma peau.
— Y a-t-il un problème ?, demandai-je, feignant l'innocence.
Julius esquissa un sourire, mais ses yeux restèrent durs.
— Je ne m’attendais pas à voir la descendante de Carmella Nebula accompagnée d’une elfe bleue, dit-il, ses mots traînant volontairement, chargés de provocation. N’êtes-vous pas des créatures qui ne quittent leurs forêts sous aucun prétexte ? Jamais je n’aurais cru voir quelqu’un comme vous sur mes terres.
Esta ne réagit pas extérieurement, mais je pouvais voir la douleur dans son regard. Les mots de Julius avaient frappé juste. Rejetée par son propre clan à cause des marques qui couvraient son corps, elle avait trouvé une famille auprès de notre père Audric. Mais même ici, parmi nous, elle ne s’était jamais totalement sentie chez elle. Et maintenant, Julius Cole venait de rouvrir cette vieille blessure d’un coup sec.
Il se leva soudain, s’approchant de moi jusqu’à ce que je doive lever les yeux pour croiser son regard. Il était plus grand que moi de plusieurs centimètres, et il utilisait cette différence de hauteur pour me toiser.
— Que faites-vous sur mes terres ? demanda-t-il d’une voix basse, presque menaçante.
— Cela ne vous regarde pas, répondis-je, essayant de garder un ton neutre, mais sentant la colère monter en moi.
— Bien sûr que cela me regarde, vous êtes chez moi.
Avant que je ne puisse réagir, son corps se transforma en un nuage de fumée noire. La brume m’enveloppa, me traversa, je sentis mes poumons brûler et ma tête tournoyer. Quand la fumée se dissipa, il se tenait derrière moi, un sourire sinistre aux lèvres.
Julius fit un signe de la main, et des gardes entrèrent brusquement dans la pièce, nous encerclant. Il pensait probablement que mon nom, Nebula, avait de la valeur, que quelqu’un viendrait nous chercher, nous payer une rançon. Mais il ignorait que nous n’étions que deux étrangères en quête de réponses. Personne ne nous attendait ici. Notre seul moyen de communication avec l’extérieur nous avait été confisqué dès notre arrivée dans cette sinistre cité. Nous allions mourir ici, à peine 24 heures après notre arrivée dans le monde des vampires.
L’espoir s’éteignit lentement en moi, surtout en voyant Esta recroquevillée dans un coin de la cellule où ils nous avaient jetées. Elle avait sa tête enfouie dans ses genoux, ses épaules secouées par des sanglots silencieux. Voir ma sœur, d’habitude si pleine de vie, réduite à cet état, me brisait le cœur. Julius avait tranché sa confiance en elle à coups de hache. Ses remarques cruelles avaient ravivé de douloureux souvenirs, des blessures qui n’avaient jamais vraiment guéri. Gideon, son fidèle compagnon, avait été emporté quelque part dans une cage, arraché à elle sous ses yeux humides. Je ne savais pas quoi faire, mais je savais que je devais être forte, pour elle. Maladroite avec les émotions, je la pris dans mes bras, essayant d’être aussi douce que possible. Elle se laissa aller contre moi, pleurant de plus belle. Je restai ainsi, à la bercer doucement, lui laissant tout le temps qu’il lui fallait pour extérioriser sa douleur.
La nuit passa lentement, marquée par les pleurs d’Esta et mes propres pensées sombres. Quand elle se réveilla dans mes bras, elle semblait aller un peu mieux, même si ses yeux trahissaient encore sa tristesse.
— J’ai pu entrer en contact avec le loup de Julius, murmura-t-elle. Il m’a dit que son maître n’était pas du genre à torturer pour le plaisir. Il est dur, mais juste. Cela signifie qu’il n’aura pas l’idée de nous tuer sur un coup de tête… à moins que cela ne lui serve.
C’était un maigre réconfort, mais c’était mieux que rien. Cependant, cela n’empêchait pas notre situation de rester désespérée. Nous avions faim, nous étions affaiblies, et je sentais le manque de sommeil peser sur mes épaules. Mon cauchemar me hantait toujours, s’invitant dans mes pensées même éveillée. Je décrivis à Esta tout ce que je voyais, chaque détail du rêve. Elle m’écouta attentivement, une lueur de réflexion dans les yeux.
— Ce symbole que tu vois sur la draperie du lit… c’est le même que celui de la dague, dit-elle soudain, comme si une idée venait de la frapper. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas fait le lien plus tôt, mais ça doit vouloir dire quelque chose.
Mon esprit se mit à tourner. Si ces symboles étaient les mêmes, cela signifiait qu’ils étaient liés d’une manière ou d’une autre. Ma mère savait peut-être bien plus que ce qu’elle m’avait révélé.
Soudain, une détonation retentit, coupant net ma réflexion. Depuis notre cellule, nous entendîmes des cris, des bruits de combat, des corps tombant lourdement au sol. Puis, enfin, la porte des cachots s’ouvrit brusquement. Une femme aux cheveux blancs, attachés en une queue de cheval, se tenait devant nous, ses yeux rouge vif scrutant la cellule avec intensité.
— Êtes-vous la descendante de Nebula ? demanda-t-elle d’une voix pressante.
Je hochai la tête timidement, tout en serrant la main d’Esta.
— Faites vite, mes hommes ne tiendront pas longtemps, dit-elle en tendant une main vers moi.
Je la pris sans hésiter, puis aidai Esta à se lever. Quelques secondes plus tard, nous étions hors du château, fuyant dans la nuit glacée, vers l'inconnu.