Lorsque je me réveillai, je n’ouvris pas les yeux directement. Je sentais un parfum doux comme de l’amande et les draps étaient chauds et confortables. Néanmoins, ce confort n’atténuait pas la douleur que je ressentais dans mon corps. Mes cotes me compressaient, mes jambes étaient engourdies et j’avais un lancinant mal de crâne. Alors, que je me levais difficilement pour boire un verre d’eau, je remarquais que ma chambre n’était pas comme d’habitude. Normal : ce n’était pas la mienne. J’étais chez Eve, dans son lit. Je ne savais pas combien de temps j’avais dormi, mais au vu de l’état de mes blessures, je pouvais assurer que cela faisait quelques jours. J’étais gêné et inquiet. D’un côté, j’avais dormi dans le lit d’Eve l’empêchant de profiter de son nouvel appartement pleinement. D’un autre côté, j’étais inquiet quant à la gestion de mon entreprise. Si j’avais été inconscient plusieurs jours, qui avait pris le contrôle pendant ce temps ? Alors que j’étais perdu dans mes pensées, Eve entra à pas de loup avec une serviette humide et une bassine d’eau. En me voyant, elle faillit les lâcher.
— Tu es réveillé ! Comment te sens-tu ? Tu veux quelque chose ? De l’eau ? demanda-t-elle sans s’arrêter.
— Du calme, répondis-je avec un léger rire. Si tu me poses autant de questions en même temps je ne vais pas tenir le coup.
— Désolé, j’étais vraiment inquiète, souffla-t-elle.
— Ne t’en fais pas, tout va bien, mentis-je. Je suis resté inconscient combien de temps ?
— Deux jours entiers, si ça avait duré plus longtemps j’aurais été obligé de t’emmener à l’hôpital.
— Heureusement que je me suis réveillé alors, rétorquais-je sur un ton léger.
— Tu as des vêtements propres ici, ajouta-t-elle en me montrant la table de chevet. C’est Raphaël qui les a amenés. Je vais l’appeler pendant que tu te changes.
Le temps que j’enfile les vêtements propres qu’elle m’avait tendus, elle avait déjà appelé Jade et Raphaël. Je lui demandai alors comment elle avait eu tous ses numéros qui étaient privés et dont je n’avais aucun souvenir de lui avoir donné. Elle me répondit simplement qu’elle avait dû se débrouiller pendant que j’étais inconscient. J’avais remarqué qu’elle faisait exprès de ne pas me regarder, concentrée sur le petit déjeuner qu’elle était en train de préparer. Je n’aurais pas plus d’informations pour l’instant.
Il ne fallut que quelques minutes à Raphaël pour arriver étant donné qu’il habitait quelques étages plus haut. Toujours en pyjama, les cheveux ébouriffés et la trace de l’oreiller sur la joue, il arriva dans le salon avec un grand sourire aux lèvres.
— Alors, on a fait une petite sieste ? demanda Raphaël en me serrant dans ses bras.
Je savais que malgré son apparence légère, il s’était réellement inquiété pour moi. Il était mon bras droit et mon ami d’enfance.
— Tu aurais pu me ramener chez moi, tu as abusé, lui fis-je remarquer.
— C’était plus drôle comme ça. Et puis, je suis un homme faible, comment j’aurais pu te porter ? demanda-t-il sur le ton de la plaisanterie.
— Arrête de raconter des conneries et explique-moi ce qu’il s’est passé durant mon absence.
— Oh, tu n’as pas loupé grand-chose honnêtement, on a cherché qui t’avais fait ça et je me suis occupé de tes affaires en attendant que tu reviennes à toi.
J’étais soulagé d’apprendre que c’était lui qui avait repris les reines. J’avais totalement confiance en lui et je savais qu’il avait fait les choses bien. Néanmoins, je ne voulais pas parler de ce genre de choses face à Eve. Elle en avait déjà vue et fait assez. Je me doutais que ce n’était pas tous les jours qu’elle devait s’occuper d’un homme blessé, son patron qui plus est.
Nous prîmes notre petit déjeuner tous les trois. Heureusement, Raphaël parlait sans s’arrêter. Ni Eve ni moi n’étions d’humeur à papoter. Peu de temps après avoir rangé tous les couverts et assiettes dans le lave-vaisselle, on sonna. C’était Jade, accompagnée de l’amie de Eve, Alice, je crois. Elles étaient arrivées en même temps, comme si elles avaient fait le chemin ensemble. Jade m’ausculta : prise de tension, changer les pansements, ce genre de choses classiques. Elle finit par conclure que tout allait bien et que la cicatrisation se déroulait comme prévu. Mais elle ajouta avec son ton autoritaire et le doigt pointé dans ma direction que j’avais eu besoin de chance et que je devrais arrêter de me mettre dans de pareilles situations. Néanmoins, elle savait au fond d’elle qu’elle serait rappelée pour la même raison, car les risques de mon travail n’allaient pas changer par la seule force de sa volonté.
Alice quant à elle ne m’adressa pas un mot et à peine un regard lorsqu’elle me vit sur le canapé, la chemise ouverte, les bandages apparents. Elle avait demandé à Eve de lui parler en privé et les deux jeunes femmes étaient parties dans la chambre. Quand tout le monde était assuré de ma santé et que Eve n’avait pas péri par ma faute, ils s’en allèrent en me laissant seul avec Eve. Depuis mon réveil, je n’avais pas eu une minute pour lui parler en tête à tête. Elle avait été peu bavarde, même avec les autres, alors je craignais que cette situation soit trop déplaisante pour elle.
Elle était en train de nettoyer le plan de travail, un peu trop méticuleusement, un peu trop longtemps.
— Eve, est-ce qu’on peut parler ?
Elle ne répondit pas, je ne savais pas si elle faisait semblant de ne pas m’entendre ou si elle était réellement concentrée sur son ménage. Alors, je m’approchais d’elle et posa ma main sur son épaule. Elle s’arrêta nette, soupira et se retourna.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
Son ton n’était ni agressif ni méchant, elle semblait simplement fatiguée et blasée.
— J’aimerais parler de tout ça, de ce qu’il s’est passé.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, souffla-t-elle.
— Est-ce que tu as des questions ? Tu veux que je t’explique comment je me suis retrouvé dans cet état ?
— Honnêtement, si tu veux me raconter vas-y, mais en vrai je me sens juste fatiguée. Je me suis trop inquiété ces derniers jours, trop de choses que je ne comprends pas sont arrivées, je suis juste perdue.
— Quel genre de choses?
— Comme le comportement de Raphaël. Il n’a pas arrêté de faire des sous-entendus. Un coup il était graveleux, un coup il disait que tu abusais. Mais abuser sur quoi ? Je ne comprends rien.
— Je peux expliquer pour la dernière partie.S’il a dit que j’ai abusé, c’est parce que je suis allé chez toi.
— Parce que je suis une employée ? me coupa-t-elle.
— Non, je marquais une pause appréhendant sa réaction. C’est parce que j’habite quelques étages plus haut.
— Pardon ?
Elle me regardait comme je venais de lui annoncer la plus grande absurdité possible. Ses yeux étaient grand ouverts et ses sourcils relevés haut sur son front. Elle attendait des explications et c’est avec l’impression de marcher sur des œufs que je me lançais.
— Tu te rappelles que c’est un bâtiment qui m’appartient ?
— Oui et tu y loges certains de tes employés, viens en aux faits.
— Eh bien les deux derniers étages sont des lofts où Raphaël et moi habitons.
— C’est donc pour ça qu’il a mis si peu de temps à venir et qu’il t’a apporté des vêtements.
— Oui exactement.
— Mais du coup il avait raison. Pourquoi tu n’es pas allé chez toi ?
Je ne savais pas vraiment comment répondre à cette question. J’étais mal en point et instinctivement j’étais allé chez elle.
— Si j’étais allé chez moi, personne n’aurait pu prendre soin de moi, répondis-je en espérant qu’elle ne me demande pas plus d’explication.
Même si elle connaissait mon attachement pour elle, je ne voulais pas l’effrayer en lui avouant qu’elle était devenue la personne principale de ma vie. Surtout après tout ce qu’elle avait fait pour moi. Elle n’avait pas répondu à mon explication et je ne savais pas sur quel pied danser. J’essayais de détendre un peu l’atmosphère :
— Et le travail n’a pas pris feu sans moi ?
— Oh bah tu sais quand le chat dort les souris dansent. Ça fait deux jours que tout le monde fait la fête dans les locaux.
— Quoi ? demandais-je, choqué.
Elle ne me répondit pas, je la voyais nettoyer la cuisine, elle m’avait tourné le dos. Soudain, je remarquais ses épaules comme prises de convulsions. Est-ce qu’elle pleurait ? Qu’est-ce que j’avais dit ? Est-ce que c’était la pression qui se relâchait. Je m’approchais d’elle pour la prendre dans mes bras lorsqu’elle se retourna. Elle était hilare et se tenait le ventre.
— C’est parce que tu n’es pas tout à fait réveillé que tu es aussi crédule ? me demanda-t-elle.
— Non c’est parce que c’est toi, répondis-je un peu trop sérieusement.
Elle fixa son regard sur moi, roula des yeux et alla s’assoir dans le canapé.
— Il faut que je parte, annonçais-je.
— Ah bon ? Mais tu viens de te réveiller.
— Oui, mais j’ai du travail à rattraper. Il faut que j’aille voir Raphaël.
J’avais envie de rester, mais je ne pouvais pas. Trop de choses étaient restées en suspens et je devais gérer le gang qui m’avait mis dans cet état. Deux jours d’absence, c’était déjà trop. De plus, j’avais confié à Raphaël un travail et ce genre d’informations ne devaient pas stagner dans nos fichiers trop longtemps.