Sasha 15 ans
5 septembre 2014
Je suis assis à ma table, l’attention fixée sur ma tablette. Mon heure de permanence est toujours le moment idéal pour retoucher les photos que j’ai transférées. J’ajuste les contrastes, je joue avec la saturation, perdant la notion du temps.Un raclement strident interrompt ma concentration. Une chaise glisse bruyamment devant moi. Je lève les yeux, irrité, et croise le regard d’Ivan, un garçon que je connais à peine, mais qui dégage une énergie bien trop vivante à mon goût.
— Tu fais quoi ? demande-t-il, un sourire effronté accroché à ses lèvres.
— Rien qui te regarde, répondis-je froidement.
Je le fixe avec insistance, espérant qu’il comprenne le message, mais il se contente de me regarder avec son sourire débile.
Heureusement, il se lève rapidement, et je pense en avoir fini avec lui. Mais alors que je retourne à mon écran, je sens sa main se poser brusquement sur mon épaule, sans délicatesse.
Il se penche au-dessus de ma tablette, sa proximité soudaine m'agace autant qu'elle me déconcerte.
— C’est toi qui les as prises ? s’exclame-t-il, l’admiration évidente dans sa voix. Elles sont incroyables ! Je peux les regarder ?
Je reste interdit un instant, ne sachant que répondre.
— Je… oui, finis-je par dire, troublé.
Je détourne les yeux, sentant une chaleur inhabituelle me monter aux joues. Les compliments ne font pas partie de mon quotidien, encore moins lorsqu’ils viennent d’un inconnu. Ivan ne tarde pas à tirer une chaise et à s’installer à côté de moi. Je le regarde du coin de l’œil. Il est captivé par mes photos, ses yeux noirs brillants d’un intérêt sincère. Une mèche de ses cheveux blond tombe sur son front, qu’il replace machinalement d’un geste nonchalant. Son attention, bien que centrée sur mes clichés, trahit des détails de sa personne. Sa main droite joue distraitement avec une chaîne autour de son cou. Un tatouage, partiellement dissimulé par le col de son t-shirt, émerge de sa peau : un corbeau détaillé, ses ailes semblant presque prêtes à s'envoler. Je me redis un peu en reconnaissant le tatouage, mais ce n'est peut-être qu’une coïncidence.
Je n’arrive pas à détacher mon regard de lui, malgré moi. Il dégage une étrange intensité, un mélange d’arrogance et de douceur qui me déroute.
— T’as un vrai talent, dit-il finalement sans lever les yeux de l’écran.
Je détourne à nouveau le regard, espérant qu’il ne remarque pas la rougeur persistante sur mon visage.
— Je sais, je suis magnifique, on me le dit souvent, dit-il avec un sarcasme non dissimulé.
Je fronce les sourcils, agacée autant par sa remarque que par le fait qu’il ait visiblement lu en moi comme dans un livre ouvert.
— Alors tu dois croiser beaucoup de menteurs, je réplique, un peu plus sèchement que je ne l’aurais voulu. La vérité, c’est que je ne sais pas comment me comporter avec lui. Il me déstabilise.
— Décidément, tu es un vrai spécimen, lance-t-il, un éclat moqueur dans les yeux.
Je détourne le regard, claquant ma langue contre mon palais, agacée, par lui, mais surtout par moi-même.
— Oh, et au fait… il reprend, sa voix se faisant un peu plus douce, presque taquine. Tu es adorable quand tu es gênée.
— Tais-toi.
Je me lève brusquement, le rouge me montant aux joues alors que je rassemble mes affaires à la hâte. Je ne supporte pas qu’il ait ce pouvoir sur moi, cette facilité à me faire réagir.
Une fois éloignée, je ne peux m’empêcher de lui jeter un dernier regard par-dessus l’épaule. Il est toujours là, assis, parfaitement calme. Et bien sûr, son regard capte le mien immédiatement, comme s’il s’y attendait. Ivan me fixe avec cette même intensité tranquille, ce sourire sarcastique encore accroché à ses lèvres.
Mathieu
20 juin 2023
Je gare mon véhicule devant le chalet et demeure un instant assis, laissant échapper un soupir las. Le poids des responsabilités me presse comme une enclume, mais il n’y a guère de répit pour les âmes chargées de fardeaux. Je descends finalement, ma canne en main, et me dirige vers l'entrée de la demeure . À peine ai-je franchi le seuil que le silence pesant de l'atmosphère me parvient, seulement interrompu par le claquement sec de ma canne sur le sol. Sasha est assis sur le canapé, les bras croisés, son regard froid braqué sur moi.
— Je refuse de continuer à l’entraîner, lâche-t-il abruptement.
Je tourne un regard dénué d’émotion vers lui.
— Plaît-il ?
— Déjà, elle est complètement nulle, et ensuite…
Je l'interromps, laissant percer un éclat glacial dans ma voix.
— Si ma mémoire ne me fait pas défaut, je crois me souvenir t’avoir prodigué un entraînement rigoureux durant une période excédant deux mois avant d’apercevoir la moindre lueur de progrès.
— Je…
— Je suis parfaitement conscient que le spectre d’Ivan hante encore les recoins de ton esprit. Sois assuré que je n’ai nullement l’intention de commettre une faute semblable à celle qui lui est imputée. Dès demain, tu reprendras son entraînement, et ce, aussi longtemps que la situation l’exigera.
Il décroise les bras, son regard oscillant entre défiance et frustration.
— Je ne sollicite nullement ton opinion, mon cher ; il s’agit là d’une directive, non d’une requête.
— Puisque tu sembles tant l’apprécier, pourquoi ne pas t’en charger toi-même ? s’emporte-t-il.
Je demeure silencieux, le fixant sans faillir.
— Tu n’es pas sérieux ?! reprend-il, sa voix grondant d’indignation. Tu veux que je m’en occupe pour éviter qu’il t’arrive la même chose qu’avec Ivan ? Quel culot !
D’un geste sec, je pointe ma canne dans sa direction, mon ton devenant aussi tranchant que l’acier.
— Je te recommande instamment de peser chacun de tes mots avec la plus grande circonspection, jeune homme. En dépit de l’estime certaine que je te voue, je ne saurais souffrir davantage ton impertinence. Demain, tu reprendras l'entraînement, et je considère cette conversation close. Quant à moi, sache que je fais preuve d’un discernement rigoureux lorsqu’il s’agit d’ouvrir mon cœur ; elle ne me trahira pas, elle m’aimera.
Un bref élan de remords me traverse à la vue de l'expression blessée qu’a suscitée ma dernière remarque. Toutefois, je ne prononce aucune parole d’excuse.
Considérant l’affaire close, je tourne les talons et gravis lentement l’escalier. Parvenu au premier étage, je remarque une lumière filtrant sous la porte de la chambre qu’occupe Alice. Intrigué, je m’avance et toque légèrement.
— Entrez, m’autorise-t-elle d’une voix étouffée.
En ouvrant la porte, un grincement retentit, révélant l’intérieur de la pièce. Alice est assise sur son lit, de dos, vêtue de ce qui semble être un pyjama.
— Sasha se serait-il montré d’une sollicitude démesurée à ton égard, pour que tu ne sois point dans un état déplorable à cette heure-ci ? demandai-je, un soupçon d’ironie glissant dans ma voix, comme une lame subtilement affûtée.
Elle ne répond pas immédiatement, mais son silence en dit long. Je m’avance et remarque, à travers le miroir, qu’elle enroule des bandages autour de ses mains.
— Alice, retourne-toi, ordonnais-je.
Je l’entends soupirer avant qu’elle ne pivote lentement vers moi.
— Quoi ? demande-t-elle avec un agacement palpable.
Son visage est marqué : sa lèvre est tuméfiée et un hématome sombre cerne son œil droit.
— A-t-il eu recours à une arme ? demandai-je d’un ton égal, presque détaché.
Mais, malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à contenir la colère sourde qui monte en moi à la vue de son état. Un frisson glacé me parcourt l’échine, tandis que mes mâchoires se crispent imperceptiblement.
— Non.
—Je suppose donc que ces bandages ont pour unique fonction de soulager de simples ampoules ? dis-je, en arquant un sourcil avec une froideur à peine voilée.
Mon regard glisse lentement sur ses mains, sur chaque pansement posé à la hâte, et une tension muette s’installe dans l’air. Mon ton est calme, mais le reproche perce dans chaque syllabe, subtilement contenu sous une façade de maîtrise, pas pour elle, mais pour Sasha.
— Oui.
Je laisse échapper un léger soupir de soulagement. Ce ne sont, après tout, que de simples ampoules, et Sasha n’a fait que se conformer à mes instructions.
— Très bien. Il m'est avoué avoir ressenti un frisson d'inquiétude en apercevant ces bandages… Il est peu fréquent que je me laisse troubler par des blessures aussi triviales, mais…
— Il est complètement taré ! me coupe-t-elle.
Je la fixe, impassible, laissant ses paroles se heurter à ma froideur.
— J’ai des bleus partout ! poursuit-elle, l’indignation montant dans sa voix. Au cas où cela vous aurait échappé, ce n’est pas mon monde. Je ne sais pas me battre comme vous deux !
— Je n'ai point omis ce détail, et c'est précisément en raison de cela qu'il t'assure cet entraînement.
— Ce n’est pas un entraînement, s’insurge-t-elle. Il en a juste profité pour se défouler sur moi. Je ne sais pas pourquoi il ne m’apprécie pas, mais je n’ai aucune intention de me laisser faire.
— Je m’entretiendrai avec lui à ce sujet, toutefois, sois assuré que la rigueur constitue un élément fondamental de toute formation digne de ce nom.
— Je refuse de continuer avec lui, déclare-t-elle avec une fermeté catégorique.
Je la fixe un instant, mes pensées calculant rapidement la meilleure réponse.
— Es-tu certaine de cela ?
— Oui.
Je m'approche d'elle, saisissant son menton avec fermeté, forçant son regard à croiser le mien. Ses prunelles brunes, emplies de colère, me défient.
— Pauvre oisillon... Mais la faiblesse est impardonnable dans ce cadre. Si tu choisis de refuser de poursuivre sous sa direction, soit. Dans ce cas, il m'incombe d'assurer ta formation, et sois certaine qu'elle sera dix fois plus rigoureuse, lançai-je d'une voix glaciale. Tant que tu résides sous mon toit, il t'incombe de te soumettre à mes décisions, qu'elles te plaisent ou non. Tu vis ici, alors tu vivras selon nos règles.
— Tu n’as pas l’habitude qu'on te contredis n’est ce pas ? Après tout, tu as si bien dressé Sasha, dit-elle méchamment.
Je la fixe avec une froideur qui met fin à toute protestation.
—Si tu as des remarques supplémentaires, tu es libre de quitter cet endroit, ajoutais-je d’un ton implacable.
Je me retourne pour sortir, mais un chat se tient devant moi, me regardant avec une animosité silencieuse. Ignorant sa présence, je quitte la chambre et monte jusqu’au quatrième étage.Arrivé dans mon bureau, je me laisse tomber sur le sofa, grimaçant sous l’effet d’une douleur lancinante dans ma jambe. Le poids de cette journée, tant physique qu émotionnel, pèse lourdement sur mes épaules.
Mathieu - 16 ans
8 janvier 2016
Assis sur le sofa, plongé dans les pages d’un livre, je perçois des éclats de voix provenant de l'extérieur. Délicatement, je repose mon ouvrage sur la table basse et me lève. Une main posée derrière mon dos, l’autre agrippant fermement ma canne, je m’approche de la fenêtre. Là, mon regard se pose sur Sasha, rougi par la colère, en pleine dispute avec un jeune homme de son âge. Son agitation me laisse deviner qu’il s’agit peut-être d’Ivan, mais sans certitude. Quelques instants plus tard, Sasha entre précipitamment dans le chalet, la porte claquant bruyamment derrière lui. Je claque la langue, agacé par son comportement irréfléchi. Revenant à la fenêtre, j’observe encore le jeune homme à l’extérieur. Ses traits sont crispés d’agacement, mais nos regards finissent par se croiser. À ma grande surprise, il semble se calmer instantanément, avant de se détourner et de disparaître dans la forêt.
— Sasha !
Je quitte mon bureau, descends les étages et le retrouve dans le salon. Lorsqu’il m’aperçoit, son visage se défait de sa colère pour arborer une expression de crainte. Je croise les bras, adoptant une posture sévère, mon regard dur posé sur lui.
— Tes distractions, aussi futiles soient-elles, m’importent peu, tant qu’elles ne portent pas atteinte aux conditions que j’ai établies. Est-ce là une règle d’une complexité insurmontable pour toi, mon cher ?
— Non… Je… Je ne lui ai jamais donné l’autorisation de venir ici, bafouille-t-il. Je sais que tu refuses que j’en divulgue l’adresse. Il m’a suivi, je te le jure ! Je ne savais pas qu’il…
Sa phrase se brise net lorsqu’il sent la pointe glaciale de ma canne s’appuyer contre sa gorge.
— Toi, le maître en espionnage, te laisser surprendre par un simple lycéen ? Quelle déchéance, mon enfant. Si tu n’es pas en mesure de gérer tes affaires sentimentales avec ton prétendu petit ami, je m’en chargerai moi-même. Ai-je été suffisamment explicite ?
— Oui…
Un coup frappé à la porte détourne mon attention. Sans un mot, je me dirige vers l’entrée, ouvre la porte et découvre le jeune homme blond posté sur le paillasson. Mon regard le scrute d’une froideur calculée.
— Euh… Bonjour, est-ce que Sasha est là ? demande-t-il avec une hésitation manifeste.
— Retirez-vous de ces lieux sur-le-champ, rétorquai-je d'une froideur glaciale, laissant fort peu de marge à toute objection.
— Oui, mais… Je ne connais pas le chemin pour repartir, balbutie-t-il, visiblement intimidé.
Je le dépasse sans un mot, refermant la porte derrière moi, et descends les quelques marches pour m’enfoncer dans la forêt. Derrière moi, des bruits de pas précipités trahissent qu’il me suit.
— Ivan, n’est-ce pas ? lançai-je sans même daigner me retourner.
— Oui, en effet, je…
— Les individus empreints d'un tel irrespect comme votre égard me sont particulièrement insupportables.
— Pardon ?
— Ce lieu est une propriété privée, ma demeure, poursuivis-je d'une voix glaciale.
— Je ne savais pas… Mais je devais vraiment parler à Sasha…
— Il ne devait apparemment pas y avoir d'urgence, puisque vous n'avez pas jugé nécessaire d'insister pour le voir lorsqu'il se tenait devant vous.
Je perçois son mécontentement derrière moi.
— Comment avez-vous osé pénétrer ici ? demandai-je d’un ton sec, m'arrêtant brusquement pour me tourner vers lui. Mon regard se pose sur sa nuque, et un léger rire m'échappe.
— Qu’est-ce qui est si drôle ? interroge-t-il, méfiant.
— Votre tatouage, dis-je en dégainant mon revolver et en le dirigeant, sans la moindre hésitation, vers sa tête.
— Hé, mec, qu’est-ce que tu fais ?! s’exclame-t-il, les yeux écarquillés de stupeur.
— Un corbeau, murmurais-je d'une voix glaciale, empreinte d'une menace silencieuse. Vous êtes un Corbeau.
— Quoi ? Non !
— Alors, pourquoi avez-vous saisi immédiatement le sens de mes paroles, mon cher ?
— Je… Je l’étais, autrefois. Mais j’ai arrêté depuis un moment, je le jure ! balbutie-t-il, paniqué.
Je soutiens son regard avec une intensité implacable.
— Quittez ces lieux immédiatement. Votre agilité, digne de celle d’un corbeau, devrait vous permettre de vous éloigner avec une aisance toute naturelle.
Sans attendre de réponse, je range mon arme et me détourne, reprenant tranquillement le chemin qui mène au chalet.
-Merde tu est encore plus bizarre qu’on m’avais dis.
J'entends ses pas s'éloigner, accompagnés d'une remarque murmurée, mais visiblement pas assez bas pour échapper à mes oreilles.