Alice
17 juin 2023
Un martèlement insistant à ma porte me tire brusquement de mon sommeil. Je fronce les sourcils, l’esprit encore embrouillé par le brouillard de la nuit. À contrecœur, je me lève, traînant des pieds jusqu’à la porte. Lorsque je l’ouvre, mon voisin se tient là, campé sur le paillasson, l’air impatient.
— Ah bah enfin, mademoiselle Roy ! lâche-t-il d’un ton sarcastique.
Je le fixe, les yeux encore mi-clos, tentant de rassembler mes pensées. Il est sept heures du matin. Pas une heure décente pour réveiller les gens, et encore moins pour se permettre des réflexions aussi agaçantes.
— Oui… désolée, monsieur, je…
— Je m’en moque éperdument, coupe-t-il sèchement. Je suis là pour vous prévenir qu’il y a un problème de plomberie. Si quelqu’un vient frapper, ouvrez-lui.
Sur ces mots, il tourne les talons et quitte le bâtiment sans un regard en arrière. Charmant. Certes, je comprends pourquoi il est venu me prévenir, mais ce n’est pas une excuse pour être aussi désagréable. Je referme la porte avec un soupir las. Une étrange sensation d’oppression parcourt ma colonne vertébrale, comme si un courant d’air glacé s’était infiltré dans mon appartement. Je sais pourquoi il est venu : j’ai la mauvaise habitude de ne jamais répondre à l’interphone si je n’attends personne. Mes proches ont appris à m’envoyer un message lorsqu’ils prévoient de passer à l’improviste .Puisque je suis désormais éveillée, autant me préparer. Je dois sortir avec Axel tout à l’heure, alors autant me mettre en mouvement. Après une rapide douche, j’enfile un collant noir à motifs de toiles d’araignées, accompagné d’une robe noire moulante des plus basiques. Je laisse mes boucles sauvages châtain retomber librement sur mes épaules, n’ayant ni l’envie ni l’énergie de les coiffer. Un éclat lumineux attire soudain mon attention. Un peu inquiète, je me dirige lentement vers la fenêtre et j’observe les environs. En contrebas, un voisin promène son chien tout en discutant au téléphone. Un peu plus loin, une femme est assise sur un banc, une cigarette à la main. Rien ne semble réellement suspect. Pourtant, entre ce flash qui ressemblait à celui d’un appareil photo et cette étrange sensation d’être épiée, un malaise persistant me noue l’estomac. Je laisse échapper un soupir las et referme les rideaux avec une lenteur mesurée, tentant d’éloigner l’angoisse tapie dans l’ombre. J’allume la télé, l’intention de lancer une série en tête. Mais la voix grave du présentateur me fait hésiter.
« …un nouveau corps retrouvé ce matin, dans un état rappelant étrangement les meurtres précédents. Les autorités évoquent désormais la piste d’un tueur en série… »
Je m’assois lentement sur le canapé, les yeux fixés sur l’écran. Des images floutées défilent : un périmètre de sécurité, des silhouettes en blouse blanche, et entre deux plans, l’ombre d’un cadavre, flouté mais suffisamment évocateur.
Je ne regarde pas souvent les informations. Trop anxiogènes. Mais ces derniers temps, les meurtres s’enchaînent. Un par semaine. Parfois deux.
Ce qui me dérange le plus, ce n’est pas tant la fréquence… mais cette étrange familiarité. La méthode, les lieux, les détails évoqués, quelque chose résonne en moi, sans que je ne parvienne à comprendre pourquoi. Comme un souvenir flou au bord de la conscience.
Je soupire, lasse, et saisis la télécommande pour enfin lancer ma série. Comme si un générique pouvait couvrir l’écho de ce malaise diffus.
.__.
La sonnerie de l’interphone me fait sursauter. Je jette un œil à l’horloge : il est presque l’heure de partir. Cela doit être Axel, ou peut-être le plombier. Je me lève en traînant les pieds et décroche.
— Salut la vieille, je t’attends devant l’entrée !
— OK, j’arrive.
J’enfile mes cuissardes, attrape mon sac et mes clés, puis me dirige vers l’ascenseur. Quand les portes s’ouvrent, je suis bousculée par une silhouette pressée. Je me retourne, prête à lancer une réplique cinglante, mais ma voix s’éteint en reconnaissant la personne.
— Maman ?
Elle se retourne, me jaugeant de haut en bas d’un regard glacial.
— Ah, vois-tu ça, lance-t-elle, cinglante. Tu sors faire le trottoir ?
Je réprime un rire nerveux face à son culot, mais ne peux m’empêcher de répondre :
— Ta réflexion est sacrément gonflée, surtout venant de quelqu’un qui est tellement pressée d’aller se faire sauter par mon voisin qu’elle en oublie de regarder où elle marche.
Son regard noir me transperce.
— Ne joue pas à la maligne avec moi, petite idiote. Tu vis dans ce taudis en reniant ta famille, et je tolère déjà bien assez que tu me fasses honte de cette façon. Ton père veut te déshériter, tu sais ? S’il ne l’a pas encore fait, c’est uniquement parce que je l’en empêche.
— Comme c’est touchant. Tu crois vraiment me faire une faveur ? Je n’en ai rien à faire de ton héritage. Toi et papa pouvez bien continuer à vivre dans votre illusion de grandeur. Quoi que vous en pensiez, je suis une Roy. Et quand je veux quelque chose, je l’obtiens. Peu importe les moyens. C’est bien la seule leçon utile que tu m’aies transmise.
— Tu as un sacré tempérament, je te le concède. Pas de doute, tu es bien une Roy. C’est d’ailleurs pour ça que je refuse de te rayer de l’histoire. Mais n’oublie jamais une chose : c’est moi la cheffe ici.
Elle s’avance brusquement, son regard brûlant de colère.
— Et tu me dois le respect, petite ingrate.
Sa main se lève, prête à s’abattre sur moi. Mais je l’intercepte net, mes doigts refermés sur son poignet avant qu’elle ne m’effleure.
— Ah, vraiment ? Ce n’est pas plutôt parce que tu aurais trop honte d’expliquer à tous tes précieux amis pourquoi tu n’as plus de fille ? Toi qui te vante de tout réussir, de tout contrôler... Tu ne me contrôles plus, maman.
— Tu es…
Je l’interromps froidement :
— Tu détestes la personne que je suis avec toi ? Mais je ne fais que te traiter exactement comme tu as toujours traité les autres : avec mépris, froideur, et domination.
Sans attendre sa réponse, je tourne les talons et m’engouffre dans l’ascenseur. Les portes se referment lentement entre nous, coupant court à sa colère. Pour une fois, c’est moi qui mets un terme à la scène.
Dans le hall, une étrange sensation d’être observée me saisit à nouveau. Cette impression ne me quitte pas, même après être montée dans la voiture d’Axel.
— Oula, toi, t’as croisé ta mère, non ? plaisante-t-il avec un sourire en coin.
— Je vais finir par croire que tu es devin, grognais-je, un soupir échappant à mes lèvres.
Il me jette un regard en coin en démarrant la voiture en comprenant qu’il à viser juste sans faire exprès.
Pour ne pas gâcher ma journée à cause d’elle, j’allume la musique. La chaleur d’un bon morceau me détend un peu. Axel mérite mieux que mes états d’âme ; autant profiter de sa bonne humeur.
.__.
Je descends du véhicule, enfin libérée de cette désagréable sensation d’être épiée.
— C’est juste là, me dit Axel en pointant la devanture du salon de tatouage d’un geste ample.
Nous nous dirigeons vers l’entrée. Une douce mélodie résonne alors que la porte s’ouvre, signalant notre arrivée au gérant.
— Yo ! Mathieu ! hurle Axel avec enthousiasme, son visage rayonnant d’un grand sourire. Pour la discrétion, on repassera.
— — Ah, mon cher Axel, quelle entrée remarquablement théâtrale, comme à votre habitude, répondit Mathieu en jetant un regard à l’horloge, avant de se tourner vers moi avec une courtoisie impeccable.
— Enchanté, Madame Alice. C’est un véritable honneur que de pouvoir vous offrir mon concours dans l’élaboration de votre ouvrage, ajouta-t-il en s’inclinant avec élégance.
Je lui rends son salut d’un léger hochement de tête. Comme à son habitude, Axel parle trop, mais pour une fois, cela m’arrange bien. Sans attendre, il s’installe sur une table dans l’arrière-salle, complètement à l’aise. Je m’avance alors vers le comptoir où Mathieu se tient.
— Je suis contente que vous ayez accepté…
— Allons, Sweetheart, nous avons, me semble-t-il, largement dépassé le stade des formalités et du vouvoiement, me coupa-t-il avec un sourire empreint d’assurance.
— Et c’est un honneur, ajouta-t-il avec gravité. Peu nombreux sont ceux à qui cette autorisation est accordée.
Je le dévisage un instant, légèrement décontenancée, avant d’acquiescer.
— Oui, tu as raison. J’aimerais, si ça ne te dérange pas, t’observer pendant les séances d’Axel et te poser des questions sur tout ce qui concerne le métier et son fonctionnement.
— Volontiers. Si tel est ton souhait, tu peux te présenter à ta convenance afin d’assister à d’autres séances. Si je présente ta présence comme celle d’une stagiaire désireuse d’approfondir ses connaissances, mes clients n’y trouveront nullement à redire.
Mais puis-je, à mon tour, me permettre de solliciter une faveur de ta part ?
J’acquiesce, intriguée.
— Pourrais-je me permettre de vous demander un exemplaire de votre ouvrage, dûment dédicacé, bien entendu ? demanda-t-il, une lueur d’enthousiasme brillant dans son regard.
— Tu aimes lire ?
— Un passe-temps parmi tant d’autres, répliqua-t-il en entamant sa marche vers l’arrière-salle.
Sa canne à pommeau doré claque légèrement sur le sol, tandis qu’il retire ses élégants gants en cuir pour les remplacer par des gants en latex. Il ajoute, avec un sourire :
—Soit dit en passant, je te prierai de ne point être trop sévère à l’égard de notre cher compagnon. Il est, certes, fort loquace, mais c’est précisément là l’un des traits qui font tout son charme.
Je reste figée, incrédule, ne sachant pas trop quoi penser de cette remarque. Face à mon incompréhension, Mathieu me gratifie d’une révérence théâtrale avant de se retirer pour rejoindre Axel. Je ressens une vague d’inquiétude : et s’il avait compris qui je suis réellement ? S’il avait mentionné des titres de mes livres ? Si Mathieu est un passionné de lecture, il aurait facilement pu faire le lien. Un soupir m’échappe. De toute façon, il finirait par le savoir une fois le livre publié. Je pousse doucement le rideau pour passer de l’autre côté. Axel est déjà allongé, torse nu, sur la table. Mathieu, concentré, termine les préparatifs. J’observe attentivement ses gestes, bien que je sois déjà familière avec certaines étapes du processus grâce à mes propres tatouages. Mon préféré est de loin celui que j’ai sur la hanche,un papillon, ses ailes bleues pastel se désintégrant en poussière. C’est un travail fin et délicat, mais rien à côté de ce que Mathieu a déjà réalisé sur Axel. Ses créations sont remarquables, et cela fait un moment que je réfléchis à me faire un nouveau tatouage ou peut-être même un piercing. Vu qu’il pratique les deux, je me promets de demander un rendez-vous à notre gentleman pour, à mon tour, passer sous ses aiguilles.
La séance se termine aux alentours de 20 heures. Le tatouage d’Axel est enfin terminé.
— À une prochaine ! hurle Axel avec enthousiasme en sortant du salon.
Je reste sur place, hésitante, me mordillant légèrement la lèvre.
— Oui, Darling ? demanda Mathieu en relevant la tête, intrigué par mon immobilité soudaine.
Je mets un instant trop long à répondre, mais finis par prendre la parole :
— En fait… j’aimerais prendre rendez-vous pour un piercing.
— Pas de soucis, répond-il avec son sourire habituel, tout en s’accroupissant derrière le comptoir pour en sortir un agenda.
— Le 21 juin à 18 heures, un samedi, cela te conviendrait-il ?
— Oui, ça me va, je n’ai rien de prévu.
— As-tu déjà une idée de l’endroit où tu souhaites le faire, Darling ?
— J’hésite encore entre la langue et l’oreille gauche, admets-je avec une pointe de réflexion.
— Pourquoi pas les deux ? proposa-t-il, un éclat de malice dans le regard.
Je laisse échapper un léger ricanement.
— Je pense qu’avec un seul piercing de plus, ça fera déjà beaucoup. Mais pourquoi pas, à condition de faire ça en deux séances.
Sa présence dégage une aura si apaisante que l’idée de le revoir plus souvent ne me dérange absolument pas. Alors que je me perds dans mes pensées, un bruit de klaxon résonne depuis l’extérieur. Nous tournons simultanément la tête vers la fenêtre.
— Notre cher ami semble faire preuve d'une certaine impatience, observa Mathieu, un léger soupçon d'ironie adoucissant sa voix.
— Oh, le pauvre, ça doit bien faire quoi ? Dix minutes qu’il m’attend, dis-je en exagérant ma compassion d’un ton sarcastique.
Je lui adresse un signe de tête avant de me précipiter vers la sortie.Je m’engouffre rapidement dans la voiture où Axel m’accueille avec un regard appuyé.
— Eh bah ! C’était long, dit-il avec une pointe d’impatience dans la voix.
— Désolée, je prenais rendez-vous pour un nouveau piercing, explique-je en bouclant ma ceinture.
— Ta mère va adorer, commente-t-il avec un sourire taquin.
— Oh oui, elle va être ravie. Ça lui fera une excuse de plus pour me critiquer et me rappeler à quel point je suis une honte. Mais bon, ce n’est pas comme si ça devait l’étonner, c’est elle qui m’a élevée, après tout, dis-je avec un haussement d’épaules, feignant l’indifférence.
Axel rit légèrement en démarrant le véhicule.
— D’ailleurs, demain soir, je dois retrouver Iris au restaurant, ajoutai-je pour changer de sujet.
— Iris ? Ça fait combien de temps que tu ne lui as ni parlé ni revu ?
— Un an environ. Depuis notre rupture, en fait.
Je préfère ignorer notre brève entrevue, un coup d’œil et un hochement de tête suffisent. Il ne dit rien, et nous continuons le trajet dans un silence lourd. Une fois la voiture garée, je fais un signe de tête à Axel avant de descendre rapidement du véhicule. À peine ai-je posé le pied sur le trottoir que cette sensation glaciale d’être observée m’envahit à nouveau. Comme un écho de ce flash de ce matin, avec la menace invisible qui me colle à la peau. Et avec les meurtres, qui ressemblent à s’y méprendre à des scènes sorties tout droit de mes livres, l’angoisse me serre de plus en plus.
Je jette un coup d’œil furtif autour de moi, mais rien d’anormal. Rien que des passants, des voitures garées, des arbres un peu trop silencieux. Pourtant, mon instinct me hurle de courir. Mon cœur s’emballe, il bat trop vite, trop fort. Je hâte le pas, me dirigeant vers l'entrée du hall, mes jambes tremblent un peu. Une fois à l’intérieur de l’immeuble, je me précipite vers l’ascenseur, l'angoisse me rongeant de l’intérieur. Je scrute les alentours, mes yeux bougeant sans cesse, cherchant un danger qui ne vient pas.
Quand les portes s’ouvrent enfin, je m’y engouffre sans réfléchir, comme une fuite instinctive. Le souffle court, j’ai à peine le temps de me stabiliser que je heurte quelqu'un. Mon voisin de palier.
— Alice.
Sa voix froide me fait sursauter.
Il claque sa langue avec une ironie glaciale.
— Je suis désolé…
— Tu devrais faire plus attention à ton entourage.
Il me fixe un instant, sans un mot, son regard perçant me toisant froidement. Puis il sort de l’ascenseur, sans ajouter un mot. Je presse le bouton, mes ongles griffant ma paume dans un geste nerveux.
Les portes se referment derrière lui. Enfin, l’ascenseur prend son ascension. Je me tiens fermement à la barre, tentant de respirer profondément pour calmer l’anxiété qui me serre. Une fois arrivée à mon étage, je me précipite hors de l’ascenseur, courant presque vers mon appartement, comme si un danger invisible rôdait derrière moi. Je claque la porte derrière moi avec une violence qui résonne dans l’espace vide, comme pour me protéger de ce mal invisible.
Pourtant, même ici, dans la chaleur de mon foyer, une froideur persistante me fait frissonner.