Alice
20 juin 2023
Le sommeil me fuyait, comme une idée qui glisse hors de portée au moment où l’on tend la main. Frustrée, je saisis mon manuscrit et le dépose sur mon bureau. En relisant mes notes, une pensée me traverse, vive comme une étincelle. Mon stylo suspendu au-dessus du papier, je me lève, le cœur battant. Les couloirs sont plongés dans l’obscurité, et je glisse ma main sur la rambarde, m’accrochant à cette sensation familière.
Alors que j’arpente le long couloir, mon regard est attiré par une porte entrouverte. Je ralentis le pas, hésite un instant. Puis, comme bien souvent, la curiosité l’emporte. Je pousse lentement la porte, qui grince doucement sur ses gonds.
L’intérieur est plongé dans l’obscurité. Aucune lumière, aucun meuble. Seulement le vide, et le bruit de mes pas qui résonnent dans cet espace silencieux, presque sacré. Une étrange atmosphère plane ici, comme si le temps s’était arrêté. La seule chose qui habille les murs, ce sont d’imposantes toiles, recouvertes de draps blancs, suspendues comme des fantômes figés dans l’attente.
Intriguée, je m’approche du premier tableau et soulève doucement le tissu. Mon souffle se coupe.
Sous mes yeux, une femme d’une beauté troublante me fixe depuis la toile. Mais ce n’est pas sa grâce qui me frappe, c’est l’émotion peinte avec une intensité brutale : une tristesse insondable, une haine glaciale. Ce visage, bien que sublime, dégage une violence retenue qui me met mal à l’aise. Je rabats le drap, presque honteuse de l’avoir dérangée.
Un à un, je soulève les voiles des autres toiles. Toutes dépeignent cette femmes aux regards lourds de douleur, de colère, d’amour trahi. Il y a une histoire ici, quelque chose de profond, de personnel… et d’obsessionnel.
Puis j’arrive au dernier tableau.
Et là, je me fige.
Allongée au milieu d’un parterre de violettes, une femme élégamment vêtue repose dans une posture presque irréelle. Ses cheveux bruns, bouclés et indomptables, s’éparpillent autour de son visage comme une auréole sauvage. Ses yeux, d’un brun intense, brûlent de passion et de vie.
C’est moi.
Ma gorge se serre. Je ne bouge pas, incapable de détourner le regard. Je me contemple à travers un autre regard, un regard qui me connaît… peut-être trop bien. Le temps s’étire, irréel, jusqu’à ce que je me force à faire un pas en arrière. Puis un autre. Et soudain, presque paniquée, je quitte précipitamment la pièce, mes pensées en désordre.
Je reprends ma route, plus rapidement cette fois, jusqu’à atteindre la destination initiale : son bureau.
Devant une porte en bois sombre, je m’arrête, hésitante. Le silence derrière me paraît assourdissant. Finalement, je frappe doucement. Le son régulier de la canne sur le sol se rapproche, et la porte s’ouvre. Mathieu se tient là, son expression indéchiffrable. Ses cernes creusées trahissent de longues nuits sans sommeil.
— Alice, quel plaisir, susurre-t-il, sa voix douce mais empreinte d’une fatigue visible. Que me vaut l’honneur de ta visite nocturne, ma chère ?
— Je pensais que tu pourrais m’aider, dis-je en haussant les épaules. Cette maison… cette nouvelle vie… C’est la meilleure source d’inspiration que j’ai jamais eue.
Il arque un sourcil, amusé.
— Tu souhaites t’inspirer de ma personne ? Voilà qui me flatte, sincèrement.
— On peut le dire comme ça, oui. Je me permets, ajoutai-je avant qu’il ne puisse répondre.
D’un geste assuré, je pose ma main sur son torse pour l’écarter légèrement de l’encadrement de la porte. Son regard s’assombrit un instant, mais il ne proteste pas. Je pénètre dans son bureau, mes yeux se posant sur les étagères de livres et le fauteuil en velours rouge qui trône derrière un large bureau en bois massif. Je m’installe sur une chaise en face et sort un carnet ainsi qu’un stylo.
— Je serai rapide, promis-je, levant un regard innocent vers lui.
Un léger sourire effleure ses lèvres, mais il disparaît presque aussitôt, remplacé par un soupir résigné.
— Uniquement pour vous, ma chère, concède-t-il en contournant son bureau avec une élégance mesurée, avant de prendre place dans son fauteuil.
Ses coudes viennent se poser sur la table, et ses doigts s’entrelacent. Ses yeux, perçants comme des lames, capturent les miens.
— Bien, dis-je en me redressant. Alors, commençons. Comment es-tu entré dans ce milieu ?
Il plisse légèrement les yeux, semblant peser ses mots.
— Ce monde a, de tout temps, été mien, murmure-t-il enfin, une pointe de nostalgie voilant sa voix.
— Je sais que ce n’est pas ton fort, mais tu pourrais donner des détails, s’il te plaît ?
Son sourire revient, cette fois teinté d’un amusement presque prédateur.
— Dis-moi, ma chère…
Il se lève soudain, contournant le bureau d’un pas mesuré. Je le suis du regard, jusqu’à ce qu’il se place derrière ma chaise. Ses mains s’appuient légèrement sur le dossier, et il se penche en avant, son souffle chaud effleurant mon oreille.
— Ton intérêt se porte-t-il véritablement sur votre ouvrage ? Ou bien n’est-ce là qu’un prétexte habilement dissimulé pour approfondir ta connaissance de ma personne ?
Un frisson me parcourt.
— Deux en un, dis-je avec audace, me collant un peu plus au dossier.
Sans réfléchir, je lève une main, agrippe l’arrière de sa tête, et l’attire légèrement vers moi. Une inspiration surprise lui échappe, mais il se reprend presque immédiatement, se redressant brusquement. Une rougeur imperceptible colore ses joues alors qu’il retourne à sa place derrière le bureau.
— Une charge conséquente m'attend, alors tâchons d'abréger cette entrevue, déclara-t-il d’un ton sec, bien qu’un éclat de trouble ait furtivement assombri son regard.
Je souris, fière de ma petite victoire.
— Bien sûr, dis-je en notant ses réactions dans un coin de ma mémoire. Quelles émotions as-tu éprouvées la première fois que tu as tué quelqu’un ?
Son expression se ferme.
— Aucune, répondit-il d’un ton glacial. J’ai été formé à cet effet. Cela m’a toujours paru… d’une normalité absolue.
Nous continuons ainsi pendant plusieurs minutes, mes questions se succédant, ses réponses précises mais dénuées d’émotion. Finalement, il se redresse et m’adresse un regard las.
— Une dernière question, ma chère. Ensuite, je te prierai de regagner tes quartiers.
Je prends une profonde inspiration.
— Que t’est-il arrivé à la jambe ?
Le silence s’installe entre nous, lourd et oppressant.
— Cette interrogation n’est mue que par une curiosité purement personnelle. Elle ne présente aucun lien direct avec ton ouvrage, déclara-t-il finalement, d’un ton glacial.
Je m’apprête à protester, mais il m’interrompt d’un geste.
— Je suis au regret de t’annoncer, Sweetheart, que tu viens de dilapider ta dernière question.
— Quoi ? Non, ça ne compte pas si tu ne réponds pas…
— Alice, coupe-t-il sèchement bien que son regard témoigne d'une subtile affection.
Le ton de sa voix me dissuade de poursuivre. Soupirant, je rassemble mes affaires et me lève. En ouvrant la porte, je sursaute légèrement. Sasha se tient là, visiblement prêt à entrer. Son regard glisse de Mathieu à moi, puis il se décale pour me laisser passer sans un mot. Je descends les escaliers, les pieds lourds et l’esprit en ébullition. Mon chat surgit dans l’obscurité, et je le ramasse avec une tendresse machinale avant de regagner ma chambre.
Alice
21 juin 2023
Aux premières lueurs du jour, je suis réveillée par Maurice, qui gratte frénétiquement à la porte pour sortir. Avec un soupir, je me lève pour lui ouvrir. Mais au lieu de me recoucher, je décide de rester debout. Quelques minutes plus tard, je descends au salon.
Dans la cuisine, Sasha est appuyé contre le comptoir, absorbé par son téléphone. Au bruit de mes pas, il lève les yeux vers moi, une lueur d’impatience dans son regard.
— Alice, justement… commence-t-il, en posant son téléphone sur le plan de travail. Mathieu m’a demandé de te préparer un petit déjeuner adapté pour l’entraînement. Et, compte tenu de la situation actuelle, il a décidé d’annuler votre rendez-vous.
Le piercing. J’avais complètement oublié.
— Je ne prends pas de petit déjeuner, dis-je en haussant les épaules.
Il plisse les yeux et lâche, agacé :
— Tu la fermes et tu manges.
Je lui lance un regard noir, et il détourne le sien, manifestement peu disposé à se battre ce matin.
— Débrouille-toi avec Mathieu. Moi, j’ai fait ce qu’il m’a demandé, grogne-t-il en désignant d’un doigt le plateau posé sur le comptoir.
Sans un mot de plus, il quitte la pièce. Je reste là, devant le plateau, hésitante. Finalement, je m’assois sur un tabouret et mange en silence. Une fois le repas terminé, je remonte dans ma chambre pour enfiler ma tenue de sport.
En me regardant dans le miroir, je murmure :
— Espérons que ça se passe mieux que la dernière fois.
Je frotte machinalement un hématome encore visible sur mon bras, souvenir d’un entraînement précédent. Une notification interrompt mes pensées. C’est Axel. Cela fait un moment que je n’ai pas eu de nouvelles de lui. Après un bref échange, je descends au salon.
Mathieu est là, ajustant son chapeau et prenant sa canne. Il s’apprête à partir.
— Attends… dis-je en avançant de quelques pas.
Il se tourne vers moi, l’air curieux.
— Es-tu prête à débuter l’entraînement, ma chère ? demanda-t-il d'une voix calme, mais empreinte de tendresse.
— Oui… mais… je voulais te demander… est-ce que je pourrais sortir voir mes proches ?
Un silence s’installe. Son regard se durcit légèrement, mais il finit par répondre :
— J’entends et prends en compte ta requête, Alice. Cependant, cela ne pourra se faire qu’en pleine journée et en présence de nombreuses personnes.
Il me fixe un instant, comme pour s’assurer que je saisis la portée de ses mots. Puis il quitte la pièce, sa canne frappant doucement le sol.
Je descends au sous-sol, où Sasha prépare le matériel d’entraînement. Il ne lève même pas les yeux vers moi lorsqu’il lance :
— Apparemment, tu t’es plainte à Mathieu.
— Les mots sont un peu forts… murmurai-je en croisant les bras.
Il pose une paire de gants sur le banc, toujours sans me regarder.
— Qu’on soit clairs, reprend-il, tout allait bien avant que tu débarques. Mathieu qui te défend ? C’est idiot. Tout ça nous met juste plus dans la merde.
— Alors quoi ? Tu es jaloux qu’il m’aide ?
Il se retourne enfin, les mâchoires serrées, son regard brûlant de colère.
— Jaloux ? grogne-t-il. Tu n’es qu’une étrangère, Alice. Mathieu est tout pour moi. Il est comme un grand frère, et je refuse de le voir prendre des risques à cause de toi.
— Ce n’est pas mon intention…
— Peu importe, coupe-t-il d’un ton glacial. Mets-toi en position de défense.
L’entraînement commence, brutal et implacable. Sasha ne montre aucune pitié, et chaque coup me rappelle pourquoi j’ai encore des hématomes.
.__.
Plus tard, je ferme les yeux, plongée dans un bain chaud. La douleur se dissipe lentement, mais les paroles de Sasha tournent en boucle dans ma tête. Une vingtaine de minutes s’écoulent avant que je ne sorte. J’enfile mon pyjama et, sans trop réfléchir, je me dirige vers le bureau de Mathieu.
Devant sa porte, j’hésite un instant, puis je frappe doucement avant d’entrer.
— Il semble que tu développes un certain attrait pour me rejoindre ici, remarque-t-il en levant les yeux d’un document.
— Désolée si je suis trop envahissante, mais c’est au sujet de ma demande de ce matin, dis-je en avançant de quelques pas.
— Il me semble t’avoir déjà répondu favorablement.
— Oui, mais… j’aimerais pouvoir le faire dès demain.
Il s’appuie contre le dossier de son fauteuil, l’air pensif.
— Tu t'y prends un peu tard, remarque-t-il finalement. Toutefois, cela reste acceptable. Demain, je serai contraint de m'aventurer parmi les simples mortels. Je me chargerai donc de te déposer en chemin.
— Pourquoi un corbeau ?
Il lève les yeux de son document, fronçant légèrement les sourcils en me dévisageant.
— Plaît-il ?
— La canne que tu utilises le plus souvent… son manche est sculpté en forme de corbeau. Pourquoi ce choix ?
Il laisse échapper un léger soupir, visiblement pris au dépourvu par ma curiosité.
— Eh bien… Premièrement, cela me rappelle sans cesse mon objectif. Ensuite, bien que je nourris une aversion profonde envers cette organisation, les corbeaux eux-mêmes ne sont en rien responsables. Ces créatures sont d'une fascination particulière : elles inspirent une crainte palpable chez bon nombre de personnes, tout en faisant preuve d'une intelligence remarquable.
— Alors, c’est comme ça que tu te vois ? Cruel et intelligent ?
Il esquisse un sourire énigmatique, un éclat presque malicieux dans les yeux.
— C'est ce que je suis, Darling, murmure-t-il, son ton empreint d'une ironie douce. Mais, ajouta-t-il en retrouvant une expression plus neutre, il semble que ta présence ait le don de me faire oublier cette réalité…
Je hoche la tête, soulagée, avant de faire mine de quitter la pièce. Puis, une pensée m’arrête. Je me ravise, me retournant lentement vers lui.
— Tu aimes peindre ?
Il me scrute un instant, ses yeux plongés dans les miens, une lueur indéchiffrable dans son regard.
— As-tu découvert ma salle d'exposition ?
Je perçois une brève étincelle de mécontentement dans ses yeux, comme si ma question avait dérangé un coin de son monde secret. Un frisson court le long de ma colonne vertébrale.
— Oui… réponds-je, presque malgré moi.
Il laisse échapper un soupir, comme s’il pesait soigneusement ses mots avant de les prononcer.
— Qui est-ce ?
Je fronce légèrement les sourcils, sentant l’intensité de l'instant s'alourdir.
— Garance Ashley. Ma mère.
Sa voix est devenue plus basse, presque tendre.
— Oh… je suis désolé.
Ses yeux s’éclairent d'une lueur particulière alors qu’il se penche légèrement en avant.
— Tu l’as aperçue, n'est-ce pas ? demande-t-il, sa voix vibrante d’une étrange fascination. Elle est d’une beauté remarquable.
Je l’observe, intriguée par la profondeur de son regard, la lueur presque obsessionnelle qui y brille.
— J’aime beaucoup les violettes, murmurai-je.
Je me sens déstabilisée, comme si une partie de lui venait de se dévoiler, pourtant il est toujours aussi insaisissable.
— Je suis pleinement conscient de cela, répond-il sans détourner les yeux. Si tu m’en fais l’honneur, j’aimerais beaucoup, un jour, te peindre en tant que modèle. Si tu y consens.
Une partie de moi voudrait refuser, de peur de m’engager plus loin dans ce jeu étrange, mais une autre, curieuse, laisse échapper un sourire discret.
— Pourquoi pas, mais il semblerait que tu sois très doué même sans modèle.
Un éclat amusé traverse ses prunelles, et il réplique d’un ton qui me fait frissonner.
— Ma mémoire est excellente, en particulier lorsqu’il s’agit de toi. Ses lèvres s’étirent en un sourire espiègle. Cependant, je dois admettre que cela me procure un certain plaisir personnel. Te voir poser pour moi est un spectacle qui me ravit.
Je rougis, ne sachant pas comment réagir à cette déclaration. Un sourire narquois apparaît sur ses lèvres, visiblement ravi de l’effet qu’il a eu sur moi. Avant même que je ne puisse répondre, il se tourne à nouveau vers son ordinateur, me laissant avec ce mélange dérangeant d’attraction et de confusion.