Alice
22 juin 2023
Cela fait la 25ᵉ fois que j’appelle Axel, mais il ne répond toujours pas. Mon téléphone tremble dans ma main, autant à cause de ma nervosité que des mouvements frénétiques avec lesquels je balaye les alentours du regard. Je dois avoir l’air d’une folle, mais peu m’importe. Axel va faire quelque chose de stupide, j’en suis certaine.Quand la voiture de Mathieu s’arrête devant moi, une bouffée de soulagement mêlée d’appréhension me traverse. Je monte sans attendre. Par la fenêtre je remarque l’inconnu qui ne s'était pas éloigné bien loin et me fixais.
— Alice, daignerais-tu m’exposer la situation avec la clarté requise ? demanda-t-il, d’un ton aussi glacial que la brise nocturne. Son regard rivé derrière moi un instant.
Je déglutis avant de répondre.
— C’est Axel. Après ce que je lui ai raconté sur les événements récents, il s’est mis en tête que tout est de sa faute. Maintenant, il veut régler le problème seul.
Mathieu garde les yeux fixés sur la route, son visage impassible.
— Pour quelle raison as-tu jugé bon de me contacter ? demanda-t-il sans détour, le regard fixé avec une intensité maîtrisée.
— Parce qu’Axel est en danger ! Je refuse de le laisser faire une folie. On a toujours été là l’un pour l’autre, et je ne vais pas le perdre maintenant.
Mathieu lâche un soupir agacé.
— Cela ne relève nullement de mes préoccupations, répondit-il d’un ton détaché, comme si le sujet ne méritait même pas son attention.
Je sens que les événement de ce matin ne sont pas totalement digérés mais malgré tout je sens une colère sourde monter en moi,avec toutes ces belles paroles il ose dire ça ?
— Pardon ? rétorquai-je, abasourdie. Axel est pour moi ce que Sasha est pour toi. On sait tous les deux ce dont ce gang est capable.
Je le fixe, cherchant une réaction, une faille dans son masque d’indifférence.
— Et d’ailleurs, ajoutai-je d’un ton acerbe, cela vous concerne directement. Après tout, si tu es là, c’est bien parce que vous me protégez d’eux, non ?
Il détourne brièvement les yeux vers moi avant de se concentrer de nouveau sur la route.
— Souhaiterais-tu, en définitive, que je procède à leur élimination ? demanda-t-il d’un ton feutré, presque indifférent, comme s’il s’agissait d’une simple formalité.
— N’est-ce pas ton métier ? répliquai-je, tentant de masquer mon hésitation.
Mathieu reste silencieux un instant. Ses doigts tambourinent légèrement sur le volant, comme s’il pesait ses options.
— Et jusqu’à quel montant serais-tu disposée à t’engager ?
Je le regarde, incrédule. Est-il sérieux ? La tension retombe légèrement quand il soupire, se passant une main sur le visage.
— Laisse cela, dit-il en reprenant. Es-tu seulement informée des desseins fantasques que nourrit ton précieux protagoniste ?
— Je n’en suis pas sûre… mais je sais qu’il connaît l’adresse de leur QG. Il s’y est déjà rendu par le passé. S’ils n’ont pas déménagé…
Mathieu hoche lentement la tête, assimilant les informations.
— Fort bien… Calme-toi. Je vais te prêter mon concours.
— Merci…
— Toutefois, il nous faudra faire preuve de davantage de finesse que lui. Grâce à mes recherches antérieures, je dispose également de l’ensemble de leurs adresses personnelles.
Son regard se fait plus intense, une lueur calculatrice traversant ses yeux sombres. Malgré le soulagement de savoir qu’il va m’aider, une étrange angoisse me serre le ventre. Entre l'attitude désagréable de Mathieu et l'imprudence d’Axel mon ventre se serre.
.__.
— Tu vois quelque chose devant ? chuchotai-je à Mathieu, mon souffle court dans l’étroitesse oppressante du conduit d’aération.
Il plissa les yeux, scrutant à travers la grille en face, juste au-dessus de la pièce où nous nous trouvions.
— Les voilà, ces misérables connards, grogna-t-il entre ses dents, les mâchoires contractées. Reste ici, je te prie.
L’insulte m’étonna un instant. J’avais remarqué que Mathieu, d’ordinaire si mesuré dans ses paroles, perdait quelque peu son élégance lorsqu’une forte émotion le saisissait, qu’il s’agisse de colère ou de frustration.
— Non. Passe-moi une arme, dis-je d’un ton résolu.
Je vais agir, pour Axel il le faut.
Il tourna lentement la tête vers moi, un mélange d’incrédulité et de méfiance dans son regard sombre.
— Bien qu’il soit expressément stipulé dans notre contrat que je suis chargé de t’initier à l’art de donner la mort, il me semble pour le moins prématuré que tu t’adonnes à ton premier assassinat en ce jour, déclara-t-il, un sourcil légèrement haussé.
— Ça, c'est à moi d’en décider, répliquai-je fermement. Ils ont fait du mal à mes proches et à moi. Aucune pitié n’est de mise.
Il resta silencieux un instant, jaugeant ma détermination mais je vois dans ses yeux une sorte de fierté, comme s’il était content de ma demande.
— As-tu déjà mis en œuvre de telles intentions dans la réalité ?
— J’ai fait du tir à l’arc de mon enfance à l’adolescence, alors je sais viser. Quant au recul… si je tiens bien l’arme, ça devrait aller.
Il émit un léger rire froid, presque moqueur.
— Eh bien, fais-moi donc l’honneur de révéler les fruits de tes entraînements auprès de Sasha, Darling, murmura-t-il en me tendant un pistolet.
Je saisis l’arme, ma main légèrement tremblante, mais mon regard brûlant.
— Fort bien. Je descendrai le premier, déclara-t-il en ôtant la grille. Ils ne sont que quatre ; la tâche s’annonce aisée. Rejoins-moi lorsque tu te sentiras prête.
Avant que je puisse répondre, il sauta sans un bruit, bien qu’une grimace traverse brièvement son visage à cause de sa jambe blessée. En une fraction de seconde, deux membres du gang s’écroulèrent, chacun une balle dans la tête. Les deux autres eurent à peine le temps de réagir avant que Mathieu ne se mette à couvert derrière un bureau.
— Ok… je peux le faire, murmurai-je pour me donner du courage.
J'ajuste ma prise sur l’arme, pointe un homme visible depuis ma position, et tire. La détonation me fit légèrement reculer, mais une vague de soulagement m’envahit en voyant l’homme s’effondrer. Un autre coup de feu retentit. Mes yeux se fermèrent un instant. Faites que ce soit Mathieu…
— Sweetheart, s’écria-t-il. Tout est sous contrôle, ils sont morts. Saute, je te rattraperai.
Je pris une profonde inspiration, glissai mes jambes dans l’ouverture, et les laissai pendre dans le vide. Je sentis ses bras puissants s’enrouler autour de mes cuisses. Sans hésiter, je me laissai tomber, atterrissant dans la sécurité de ses bras.
— Un tir des plus remarquables pour une première fois, murmura-t-il, un sourire à peine esquissé au coin des lèvres.
Son compliment réchauffa quelque chose en moi. J’étais fière, mais surtout soulagée d’avoir pu l’aider, même si je n’avais pas eu le courage de descendre immédiatement. C’est alors qu’un bruit sourd résonna dans la pièce.
— Qu’est-ce que…
— Du gaz ! cria Mathieu, soudain paniqué.
L’air se chargea rapidement d’une odeur âcre et suffocante. Mathieu m'avait pris immédiatement dans ses bras mais je sens sa prise se faire plus faible.
— Quoi… c’était un piège… articulai-je faiblement, avant que tout ne devienne flou.
Mes membres se firent lourds, ma vision s’assombrissant. La dernière chose que je perçut fut la silhouette de Mathieu, vacillant à son tour, avant que je ne plonge dans l’inconscience.
.__.
J’ouvre les yeux, encore sonnée. La tête me tourne, mais je m’assieds lentement, essayant de rassembler mes pensées. Mes yeux erraient sur les alentours. La pièce où je me trouve est sombre et suffocante, sans aucune fenêtre. Une vieille ampoule accrochée au plafond diffuse une lumière vacillante. La salle est presque vide. Au centre, il y a une manivelle étrange, avec deux positions distinctes : droite ou gauche. Derrière ce mécanisme se trouve une vitre. Intriguée, je me lève et m’avance vers elle, le cœur battant.
— Bordel…
Derrière la vitre, je les vois : Axel et Mathieu. Axel est en piteux état, suspendu par les poignets, des cordes les maintenant accrochés en hauteur. Une scie circulaire, fixée sur un rail, se trouve juste en dessous d’eux, prête à être mise en marche. Ils ne m’ont pas encore remarquée, et parlent entre eux. Mais je ne les entends pas. Le souffle court, je tourne la tête dans toutes les directions, cherchant une issue. Mon regard se pose sur une porte. Je cours vers elle, empoigne la poignée et tire de toutes mes forces. Rien. Elle est verrouillée. Paniquée, je retourne vers la vitre et frappe dessus avec mes poings. Le bruit attire l’attention des garçons. Ils tournent la tête vers moi. Sur le visage de Mathieu, je perçois un soulagement visible mêlé d’une folie meurtrière, mais dans les yeux d’Axel, une inquiétude glaçante. Soudain, une voix grésillante sort d’une vieille radio accrochée au mur.
— Eh bien, tout le monde est réveillé. Parfait. On va pouvoir commencer le jeu.
Je me fige, la gorge nouée. La voix me semble familière mais trop grésillante pour que je puisse vraiment la reconnaître.
— Ne vous inquiétez pas, c’est très simple. Il suffit juste de sortir d’ici vivants. Mais pour commencer, c’est à notre belle Alice de jouer. Tu vas choisir qui sortira d’ici avec toi. Actionne le levier vers la droite, et sauve Mathieu, ce tueur à gages curieux qui fouille là où il ne devrait pas à la quête de son idiotie de vengeance. Ou bascule-le vers la gauche, et sauve Axel, ce traître qui n’a que ce qu’il mérite.
Un silence de plomb s’abat dans la pièce.
— Comment ça… sauver ? balbutiai-je, les mains tremblantes.
Puis la vérité s’imposa brutalement à moi. Ce n’est pas une question de sauvetage, mais de sacrifice. Je devrais choisir lequel des deux va mourir. Mes jambes faillirent sous moi. Je tournai un regard paniqué vers Mathieu et Axel. Ils avaient compris, eux aussi. Leur silence pesant et les expressions sur leurs visages en disaient long. Refusant de me plier à ce jeu macabre, je me mis à chercher frénétiquement une autre issue. Chaque recoin, chaque fissure, chaque possibilité. Rien.La voix retentit de nouveau, froide et cruelle.
— Alice, rends-toi à l’évidence. La seule sortie, c’est cette porte. Pour l’ouvrir, il te suffit de faire un choix. Sinon, vous mourrez tous ici de faim et de soif.
Mon souffle s’accéléra. Cette personne nous observe… Elle a raison… Mais je ne peux pas faire ça. Je ne peux pas.
Vingt minutes s’écoulèrent. Je restai là, paralysée, fixant mon meilleur ami et Mathieu, un vide grandissant dans ma poitrine. D’un côté, Axel, mon pilier depuis toujours, celui qui avait été là pour moi dans les pires moments. De l’autre, Mathieu, cet homme mystérieux et dangereux, mais avec qui je me suis sentie vivante comme jamais auparavant. Finalement, mes mains tremblantes se posèrent sur la manivelle.
— Je suis désolée… murmurai-je, ma voix brisée.
Je bascule le levier vers la droite. Un hurlement déchirant emplit l’air. Je levai les yeux et sentis mon cœur se briser en mille morceaux. Axel… Axel, mon meilleur ami, venait d’être coupé en deux par la scie circulaire. Je restai figée, incapable de bouger, mes yeux rivés sur l’horreur devant moi.
— ALICE !
Le cri de Mathieu me ramène brusquement à la réalité. La porte s’ouvrit dans un grincement sinistre. Je me levai lentement et marchai, presque mécaniquement, vers lui.
— Alice… Ma chère, regarde-moi. Libère-moi, et je te fais le serment que nous sortirons d’ici sains et saufs. Ensemble.
Ses mots me ramenèrent un peu plus dans l’instant présent. Je sortis mon poignard et coupe la corde qui retenait ses mains. Une fois libéré, il attrapa doucement mon visage, essuyant les larmes que je n’avais même pas remarquées.
— Alice, nous allons trouver une salle pourvue de conduits d’aération, et nous quitterons cet endroit de la même manière que nous y sommes entrés, murmura-t-il d’une voix étrangement apaisante, en dépit de la gravité de la situation.
Sa main glissa jusqu’à ma hanche, où il récupéra mon pistolet. Il le rechargea calmement, avant de me le tendre.
— Prends ceci. Et surtout, n’hésite pas à t’en servir si la nécessité se présente. Tu es forte, j’en ai la certitude.
Il vérifia sa propre arme, la replace dans sa ceinture, puis attrape ma main fermement.
— Nous nous en sortirons. Accorde-moi ta confiance.
Mathieu
22 juin 2023
Nos armes fraîchement rechargées, je saisis sa main, un geste davantage destiné à la guider qu’à la rassurer. Je perçois, avec une acuité douloureuse, à quel point elle tremble. Alice est en état de choc. Je demeure intimement convaincu qu’elle n’a pas choisi de me sauver par réelle volonté, mais plutôt sous l’effet d’une profonde confusion. Submergée par les événements, elle a actionné la manivelle sans même réfléchir à l’identité de celui qu’elle arrachait ainsi au sort.
Une fois le seuil franchi, nous regagnons la salle d’où tout a commencé. Je m’immobilise un bref instant, glissant machinalement la main dans mes poches à la recherche de mon téléphone. Étrangement, nos effets personnels sont toujours en notre possession. Cela ne fait que confirmer mes soupçons : il ne s’agissait nullement de nous dépouiller, mais bien d’une vengeance personnelle à l’encontre d’Axel, mêlée à un divertissement cruel à nos dépens.
Un frisson glacial me parcourt l’échine. Même si son choix s’était porté sur Axel, aurait-il survécu ? J’en doute. Ils ne lui auraient laissé aucune chance. Je saisis mon téléphone et rédige un message bref à l’intention de Sasha :
« Rejoins-nous sans délai à l’endroit même où tu nous as déposés. Ta présence nous est indispensable. »
Je me tourne alors vers Alice, dont le regard demeure perdu dans le vide.
— Très bien. Ma chère, avancez devant.
Je m’agenouille pour lui offrir une courte échelle. Elle hésite un instant, puis pose une main tremblante sur mon épaule. Son pied prend appui sur mon genou, et elle se hisse maladroitement dans le conduit d’aération. Tandis qu’elle progresse, je l’entends murmurer, d’une voix à peine audible :
— Désolé…
Ces mots, si faibles, résonnent en moi avec une intensité déconcertante. Mon regard la suit un instant, puis je consulte mon téléphone. Une notification s’affiche : un message de Sasha.
« Je suis arrivé. La voie est libre. Aucun obstacle à la sortie. »
Évidemment. Il ne s’agissait nullement d’une exécution. Leur intention n’a jamais été de nous tuer. Ce n’était qu’un jeu cruel. Axel devait mourir, quel que fût son choix, et Alice devait porter à jamais le fardeau de cette décision. Quant à moi… ils désiraient seulement observer jusqu’où j’étais prêt à aller.
Je bondis, saisis le rebord du conduit et me hisse à l’intérieur. L’espace est étroit, mais suffisant pour progresser. Alice rampe devant moi, toujours en proie à des tremblements.
— C’est parfait, Darling, murmurai-je d’un ton apaisant. Avance lentement, et sans bruit.
Elle obéit, ses mouvements lents et précautionneux. Je veille sur elle du regard, tout en laissant mon esprit s’égarer dans une réflexion amère. Ils nous ont utilisés tels de simples pions… mais leur suffisance les a trahis. Ces conduits, cette issue… tout cela semble presque trop aisé. Ils n’ont jamais véritablement envisagé de nous retenir.
Enfin dehors, l’air nocturne nous frappe le visage avec une violence salutaire, contrastant brutalement avec l’atmosphère oppressante que nous venons de quitter. Aucun piège. Aucun garde. Rien que le silence et la fraîcheur de la nuit. Nous courons vers la voiture, haletants, sans échanger le moindre mot.
Dans ma poche, le téléphone vibre à nouveau. Un message de Sasha. Je ralentis imperceptiblement le pas, et murmure, presque pour moi-même :
— Très bien… l’heure est venue. Tout va désormais se régler.