Le réveil sonna à nouveau, arrachant un grognement à Sam. Il tendit sa main pour éteindre le bruit diabolique, et décréta qu’il détestait cet objet : ces derniers temps, tous les matins apportaient leurs lots de peine.
Ce matin n’échappait pas à la règle : il allait rendre visite aux parents de Terry, et faire un dernier adieu à son ami.
Il se demandait si cela valait le coup de se lever ou non : d’un côté, tant qu’il ne dirait pas adieu à son ami, il ne serait pas encore réellement parti pour lui. Mais une fois que ce serait fait, tout serait enfin fini : il pourrait essayer de passer à autre chose, et reprendre sa vie en laissant ce terrible accident se faire oublier, noyés dans d’autres souvenirs.
Avec un long soupir, il se décida enfin à se lever, sentant tous ses muscles se lamenter de l’accident de tramway d’il y avait quelques jours. Depuis ce drame, il avait énormément dormi, d’un sommeil sans rêve. Cependant, la douleur dans sa chair lui intimait de ne pas se rappeler ce qu’il avait vu. Il ne se sentait pas assez fort pour en accepter cette réalité.
De l’autre côté de la pièce, assise sagement à son bureau, Charlotte le dévisageait avec un grand sourire. Echangeant les politesses du matin, il se rendit compte qu’il prenait l’habitude de sa présence constante auprès de lui. Dans les vêtements neufs que Sandra avait acheté pour elle, la petite fille ressemblait à n’importe quelle enfant de son âge, et ses grandes lunettes rondes avaient tellement de reflets qu’on ne voyait pas qu’il manquait la lueur dans ses yeux.
Une fois les deux jeunes gens attablés à la cuisine, les parents Millenium entamèrent la discussion.
— A côté du lycée de Sam, il y a une école primaire, commença Sandra l’air de rien. Avec ton père, nous avons discuté de la possibilité d’y scolariser temporairement Charlotte.
— Ainsi, elle pourra être près de toi s’il arrivait quoi que ce soit de… fâcheux, dirons-nous, ajouta Justus.
Alors que la petite fille affichait une expression pleine de joie, le visage de Sam de figea de stupéfaction.
— Mais… et si on découvre qui elle est ? Et si ma… enfin, mon truc la « lâchait » d’un coup, sans prévenir ? s’affola-t-il. Je suis d’accord qu’elle aille à l’école, cependant, ce n’est pas dangereux ?
— Tu ne t’en rends peut-être pas encore compte, mais le lien que tu as créé avec Charlotte est vraiment très fort. N’importe qui d’expérimenté peut le voir. Alors, elle ne retombera pas sans qu’il n’y ait des signes avant-coureurs. Et je sais que t’inquiète pour ses yeux. Mais regarde, les lunettes suffisent pour qu’on n’y voit que du feu !
— Et j’ai passé commande pour des lentilles transparentes, comme ça, elle pourra suivre une scolarité normale tant qu’elle sera parmi nous, renchérit Sandra. Est-ce que cela te conviendrait, Charlotte ?
Frétillant littéralement sur sa chaise à l’idée d’aller à l’école, ses joues étaient devenues toute roses. Pourtant, elle hésitait à donner une réponse à voix haute. Son regard restait figé sur Samirelius, près d’elle, scrutant un signe.
L’adolescent n’avait pas de raison de s’y opposer plus que ça : il hocha la tête d’un signe d’approbation.
— Tu apprendras certainement mieux là-bas qu’avec moi.
Charlotte bondit de sa chaise, laissant échapper un cri de joie avant de rapidement se rasseoir, l’air gênée bien que toujours ravie.
— Veuillez excuser ce manque de contenance, Maître, c’était un souhait cher à mon cœur et compatible avec mes fonctions, je vous prie ne point m’en tenir rigueur.
— Si tu veux aller à l’école, il te faudra parler de façon un peu plus détendue, Charlotte ! taquina Sam. Et puis essaie de ne pas m’appeler Maître, encore moins quand tu seras là-bas.
— Nous avons inscrit Charlotte comme étant notre nièce dont nous avons récupéré la garde. Donc, à l’extérieur, vous êtes des cousins, renchérit Sandra. Ce sera pas mal, non ?
Les deux jeunes gens approuvèrent et continuèrent leur petit déjeuner.
Sam, par contre, continuait à avoir peur pour Charlotte. Il avait beau savoir que la petite fille mourrait d’envie d’aller à l’école, il craignait qu’il puisse lui arriver des problèmes, au-delà de son apparence, avec son parler. Il savait très bien que les enfants qui parlaient comme des livres n’étaient pas très populaires. Saurait-elle se défendre ?
Le chemin qui menait à la maison des Brown n’avait jamais paru aussi long, et en même temps si court. Sur les trottoirs qui séparaient la maison des deux garçons, il y avait eu des égratignures, des courses à vélo, des disputes et des fous rires. Ils n’étaient pas les premiers, ni les derniers enfants qui joueraient sur les pavés, qui perdraient leurs billes au travers d’un grille, et qui perdraient à jamais un ballon dans le jardin du terrifiant monsieur Branche, qui faisaient peur à tous les gamins du quartier et ne rendait aucun des jouets perdus dans son antre.
Sam passa devant la bibliothèque. C’était ici qu’ils venaient se réfugier quand ils avaient eu des problèmes avaient Bobby Stan, qui n’arrêtait pas de les embêter avant qu’il ne déménage. C’est comme ça que qu’il avait fini par avoir le goût de la lecture, et que Terry avait découvert les comics.
Puis, il y eut les vitrines des petites boutiques du coin, un magasin de musique, un buraliste, une fleuriste et une boulangerie. L’adolescent hésita un long moment, puis finit par entrer dans cette dernière enseigne. La boulangère lui demanda ce qu’il désirait, et il acheta deux petits sachets de bonbons. Alors qu’elle l’encaissait en le saluant, l’esprit de Sam était loin, quand, auparavant, Terry et lui venait dépenser leurs petites économies pour cet instant bonbons, qu’ils allaient manger dans le parc juste à côté de la maison de son ami, avant de rentrer jouer.
La porte de bois peinte en rouge surplombé d’un cercle de branches aux feuilles automnales se tenaient devant lui. Madame Brown avait toujours aimé les couronnes de fleurs et de verdure. Elle disait souvent que Noël n’était la seule fête qui méritait sa décoration.
Il n’avait jamais eu aussi peur de toquer à cette porte.
Comme si elle l’attendait, madame Brown ouvrit au jeune homme, lui offrant un sourire chaleureux.
— Te voilà enfin, Sam ! Nous allions partir. Merci d’être venu. Comment vas-tu ? Ton père nous a dit que tu étais présent lors de l’incident du tramway… j’ai eu peur pour toi ! Il ne doit pas y avoir plus de jeunes gens fauchés à votre âge…
Elle parlait vite, et Sam ne savait pas quoi lui dire. Alors, il se laissa faire. Il salua monsieur Brown, qui enfilait sa veste, et tous les trois quittèrent la maison, en fermant derrière eux la porte rouge.
La chambre funéraire de la famille Millenium où se trouvait Terry n’était plus très loin. C’était aussi un trajet que Sam connaissait bien, puisque c’était là-bas qu’il retrouvait souvent ses parents à la sortie d’école, ou lors des vacances. C’était l’une de celles que son père dirigeaient. Plus petite, plus familiale que celle où se trouvait son bureau aujourd’hui.
Pourtant, il était là. Justus était parti avant lui afin d’accueillir personnellement les Brown en toute intimité. Il était plus familier avec eux, maintenant qu’il n’y avait qu’eux. Mais Sam n’entendait pas ce que les adultes pouvaient bien se dire. Son esprit était bien loin d’eux, dans une journée chaude où deux enfants jouaient près des platanes de l’entrée, en se partageant leurs goûter.
Il mit un instant à comprendre qu’on le hélait. Il laissa à regret les ombres du passé danser avec le vent, et il suivit les trois adultes vers la pièce la plus redoutée en ce jour.
A peine en franchit-il le seuil qu’il se cala derrière le mur. Le froid de la pièce et l’entêtante odeur des fleurs autour d’eux les coupèrent, lui et les autres adultes, du monde extérieur. Monsieur et madame Brown contemplait leur enfant qui reposait là. La mère de Terry tressaillit avant que les sanglots ne la prennent de nouveau. Elle se blottit alors dans les bras de son époux, qui, bien que solide, pouvait s’effondrer au moindre souffle.
A l’abri dans leur dos, Sam ne voyait pas Terry. Il n’avait pas envie de le voir ainsi. Son esprit faisait tout pour s’échapper d’ici. Il voulait vraiment soutenir les Brown, cependant, il frôlait les limites de ce qu’il pouvait accepter.
Son père se tourna vers lui, et lui intima de se rapprocher d’un geste. L’espace d’une seconde, Sam le dévisagea, oubliant presque pourquoi il était là. Il sentait l’encadrement de la porte tout près de lui. Il suffirait de partir. Il n’était pas obligé.
Son père insista du regard. Soudain, ses pieds avancèrent malgré lui, se glissant entre Justus et madame Brown.
Les yeux clos et le sourire en coin, il dormait. Dans un costume noir qu’il n’avait certainement jamais mis, il semblait narguer tout le monde. Sam s’attendait à le voir se relever d’un coup en criant : « Surprise ! Bonne blague, hein ? »
Mais un tressaillement de paupière. Pas une seule fois son torse ne se relève.
Son ami n’était plus là.
Il n’était plus.
Des larmes coulèrent le long de ses joues, et il eut du mal à contenir ses sanglots. Tout ce qu’il avait tenté de contenir, depuis l’accident de Terry, sortit d’un coup de lui. Justus guida la tête de son fils contre son épaule, et les Brown virent l’enlacer à leur tour, et toute la tristesse se déversa dans cette petite pièce fleurie.
Il ne savait pas combien de temps il avait pleuré ainsi, comme un enfant. Pourtant, une fois que ses larmes ont tari, son cœur se fit incroyablement léger. Il essuya alors ses yeux d’un revers de manche, et plongea sa main dans sa poche, en ressortant un petit paquet de bonbons qu’il déposa dans la poche de sa veste.
Pense à moi quand tu les mangeras, mon pote.
Sur ses pensées, il échangea un regard avec les parents de Terry, qui validaient d’un signe de tête, reconnaissants.
Après un dernier temps de silence et de recueillement, Justus reprit son rôle, et demanda l’autorisation de fermer le cercueil. Ils étaient prêts à le laisser partir, maintenant. Le lourd couvercle de bois recouvrit finalement le corps de du jeune Terry Brown, adolescent pour toujours.
Dans le parc, Sam avait trouvé un banc libre, face au petit étang artificiel à disposition devant lui. Cela faisait une heure qu’il avait dit adieu à Terry et salué ses parents. Son père était retourné au travail, et c’est seul qu’il profitait un peu de l’air frais de l’automne. Il avait plu un peu plus tôt, et l’odeur du pétrichor se répandait doucement, le laissant ainsi, hors du temps. Il avait toujours aimé cette odeur. A son sens, c’était le parfum même de l’automne. Et faut dire que cela allait parfaitement à cette journée qui profitait de ses dernières heures de jour avant qu’elle ne soit enfin terminée.
Il fouilla un peu sa poche, et lorsque ses doigts rencontrèrent le petit sachet de sucreries, il l’en sortit, pour le déchirer avant d’attraper un petit bonbon en forme de banane, son préféré. Alors que le sucre recouvrait sa langue, un petit groupe d’enfants qui faisaient la course l’interrompit dans ses rêveries. Il faisait aussi la course ici, avec Terry et d’autres copains de classe, quand ils étaient petits. Mais quand est-ce qu’ils avaient grandis aussi vite ?
Le jeune homme se saisit de son téléphone portable, consultant l’heure et fronça les sourcils quand au nombre de notifications de ses applications. Il fallait vraiment qu’il pense à les désactiver. Il n’aimait plus les voir. Il les effaça cependant une par une, jusqu’à la dernière qui informait : « Vous avez trois messages non écouté sur votre répondeur ».
En soupirant de contrariété, ils les consulta un à un, du plus ancien au plus récent. Sa mère lui demandait de prendre du pain avant de rentrer à la maison. Encore sa mère qui lui demandait de rentrer tôt. Et le dernier fit résonner une voix qui le surprit.
— Salut Sam ! Bon, on pourra pas se voir avant un moment, alors j’espère que ça va le faire avec Andréa ! Tu me raconteras ? A plus tard ! Ah, et au fait, merci pour les bonbons !
Ses yeux brillèrent de nouveau, et il repassa le message. Le répondeur confirmait qu’il avait été envoyé avant le décès de Terry. Mais il ne lui avait pas ramené de bonbons depuis des années !
Il secoua la tête. Il se mettait à imaginer l’importe quoi, depuis qu’il avait appris l’existence de la Nécromancie. Il devait sûrement remercier quelqu’un près de lui, du jour-même. Un éclat de rire finit par le traverser.
« Même mort, tu vas continuer tes blagues lourdes, Terry ? »
Son rire s’éleva si haut qu’il dérangea les oiseaux.