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9. L'horrible sensation d'être passé dans une machine à laver

Le silence assourdissant avait arrêté le temps, comme une bulle de verre. Pendant un instant, le jeune homme avait réussi à se convaincre qu’il ne s’était rien passé. Ce n’était pas possible. Pas là. Pas en France. Pas dans le Sud. Ce n’était pas possible. Une chose pareille n’arrivait pas. Pas dans la vie réelle. Pas du tout. Impossible.

Les sirènes des ambulances résonnaient au loin comme des acouphènes lancinantes dans les oreilles de Sam. Le bruit creva cruellement les pensées de l’adolescent. Autour de lui, il ne se rendait pas bien compte de ce qui l’entourait.

 On entendait le vent qui sifflait dans le froid, et le froissement des feuilles de platane qui volaient avant d’être piétinés par les badauds venus constater les dégâts et aider les victimes. Des pas lents et d’autres plus frénétiques des gens. La tempête naissante de cris et de pleurs s’éveilla.

Charlotte, avec patience, tenait la main de Sam et de la femme qu’ils avaient sauvée, les éloignant avec détermination, sans un mot. Elle les guidait avec douceur et fermeté, comme si elle était la seule personne en état de penser qui prenait des décisions. Sans doute était-ce le cas, d’ailleurs. La dame avait cessé de pleurer. Était-elle consciente ou bien s’était-elle évanouie ? Ses pleurs l’avaient peut-être fatigué.

Il fallut alors un temps au jeune homme pour se rendre compte que Charlotte soutenait pleinement l’inconnue. Quand donc s’était-elle mise à la porter ? Il ne se souvenait pas, il n’avait rien vu. Son cerveau refusait de réfléchir. Il refusait encore ce qu’il venait de se passer. C’était trop. Beaucoup trop pour lui. Il n’arrivait plus à garder des pensées cohérentes. Son esprit restait bloqué sur une question complètement dérisoire : comment une enfant telle que Charlotte pouvait porter une avec autant de facilité ?

Pendant un bref instant de lucidité, il se rendit compte qu’elle avait déjà fait preuve d’une force prodigieuse pour le sortir du tramway, avant qu’il ne se fasse engloutir par le tremblement de terre.

L’accident. Le tremblement de terre.

            Il faillit, une fois encore, tourner la tête pour regarder derrière lui. Charlotte pressa avec fermeté la main de Sam. Elle avait beau porter la femme à bout de force, elle continuait de le tenir, de le guider. Et de l’empêcher de voir les dégâts derrière eux. Il n’était pas près à accepter de voir ce qu’il y avait derrière lui. Il se laissa faire, et s’abstint de regarder. Elle avait raison. Pourquoi avait-elle raison ? Comment pouvait-elle deviner ce qu’il comptait faire à chaque fois ? Il fallait qu’il lui pose la question… quand il arriverait à se décider à parler. Parce qu’il n’y arrivait pas. Les mots étaient morts entre ses lèvres.

*****

            Avaient-ils marché longtemps ? Sam n’était sûr de rien, il avait perdu la conscience du temps. Peut-être conscience tout court. Il ne se souvenait pas vraiment d’avoir marché, ou du trajet. Comme apparu de nulle part, son père se tenait devant lui. Le visage fermé, il se tenait, droit et raide, devant les grilles noires de l’entrée du domaine de funérarium. De l’extérieur, on ne distinguait pas le bâtiment funéraire. Seulement l’allée bordée de grands et vénérables chênes dont les feuilles aux couleurs de l’automne dansaient le long des branches. C’était tellement décalé avec ce qu’ils venaient de vivre que le seul fait de se trouver là donnait l’impression de changer d’univers. Un pas dans cette allée, et tout irait mieux. Un seul pas.

Vers la sécurité.

*****

Quelques instants plus tôt, Justus avait l’intention de gronder son fils. Il se faisait attendre, prenant bien trop de temps alors qu’il l’attendait pour la suite des préparations pour le jeune ami de son fils. Depuis son bureau, il pouvait entendre la radio qu’écoutaient les porteurs non loin de là, profitant d’un café bien mérité après une matinée plutôt chargé, ce matin de novembre. Les gars avaient l’habitude, les journées comme celles-là, de rire un peu plus fort que de coutume, et de parler de tout, sauf du travail qui les attendait plus tard. Ou de chanter autant que le cœur leur en disait. Justus n’était pas du genre à chanter, le nez dans les dossiers, il traquait la moindre erreur, le moindre imprévu qui pouvait ennuyer les familles en deuil. Il avait toujours été très méticuleux, c’était une qualité dont il était fier.

C’était sans doute la raison pour laquelle il ne comprit pas tout de suite ce que rabâchait la voix grésillante de la radio. Puis, le bulletin d’information recommença.

Un tremblement de terre a secoué, il y a quelques minutes de ça, toute l’agglomération, d’une magnitude 7 sur l’échelle de Richter. Le sol s’est ouvert sur le trajet du tram 1 et a englouti toute une rame, laissant présager plusieurs dizaines de morts et de nombreux blessés. Les secours sont actuellement en train de rejoindre l’épicentre de ce tremblement de terre, dont les scientifiques affirment qu’aucun signe avant-coureur ne permettait de prévoir qu’une catastrophe d’une telle ampleur puisse avoir lieu dans l’Hérault.

Le sang de Justus ne fit qu’un tour. Effectivement, l’activité sismique de l’Hérault n’était pas sujette aux violents tremblements de terre. Une magnitude de 7 était même inenvisageable chez eux. C’était pourquoi il ne s’était jamais présenté ce cas de figure, où la terre entière tremblait mais que rien ne se produisait ici, au funérarium. C’était censé être discret, comme protection : ce lieu était consacré par le Pacte des Millenium. Par conséquent, aucun dégât venu de l’extérieur du domaine protégé ne pouvait atteindre ce lieu. Son propre père lui avait expliqué cela alors qu’il n’était qu’un apprenti. Il en était ainsi pour tous les domaines qui accueilleraient des membres du Clan Millenium : ils se devaient d’être bénis par le Pacte de la Terre et de la Vie. Ce funérarium était protégé par le Pacte lui-même, d’où pourquoi il était en parfaite sécurité.

Mais pas son fils, ni Charlotte.

            Sans plus réfléchir une seconde, il se précipita vers la sortie, poussant les porteurs complètement désemparés. Il fallait qu’il aille à leur rencontre. Si la terre avait déformé le sol au-delà de la grille, la voiture ne servirait à rien. Où était Sam quand l’incident est arrivé ? Était-il sorti du tramway ? Était-il encore au lycée ? Alors qu’il arrivait vers la grille, il cherchait son téléphone sur lui pour tenter de joindre son fils. Il n’eut pas à savoir dans quelle poche se trouvait l’objet : Il distingua différentes silhouettes qui se dirigeaient vers les grilles. Sam, tiré par Charlotte, qui elle-même soutenait une femme dans un état déplorable. Justus poussa un premier soupir de soulagement.

            Mais le soulagement remplaça vite l’inquiétude face à l’état de son fils. Devant son regard perdu, le père se sentit soudainement vaciller. Ce genre de situation, c’était son épouse qui savait les gérer. Les émotions, les états d’âme, cela n’avait jamais été son truc. Sandra, elle, avait un instinct pour ce genre de choses. Si elle avait été présente, elle aurait su le faire aller mieux d’un coup de baguette magique. C’était d’elle, dont leur garçon avait besoin. Mais Sam était là, devant lui, ne semblant même pas être conscient que son père était là. Il fit alors ce que Sandra lui aurait soufflé à cet instant : il le prit dans ses bras et le serra de toutes ses forces.

Son fils était en vie. Rien ne pouvait le rendre plus heureux à cet instant précis.

            L’étreinte de son père fit comprendre à Sam que cette fois-ci, tout était fini. Il était en sécurité, maintenant. Il pouvait pleurer. Il pouvait tout lâcher.

La petite voix de Charlotte s’adressa à son Justus d’un ton inquiet.

—Il va perdre connaissance, il faut s’occuper de ses blessures, Monsieur. Et il faut aussi s’occuper de cette personne.

Justus réalisa pleinement la présence de la femme étrangère que Charlotte soutenait depuis un moment le long de ses épaules, ce qui n’était pas pratique au vu de sa petite taille.

Sam n’était déjà plus conscient, et avant que ses jambes ne cèdent sous son poids, son père le rattrapa et le prit sur son dos. D’un signe de tête, il indiqua à Charlotte de le suivre jusqu’à l’intérieur.

*****

            On estime le nombre de morts à cinquante-trois personnes, et à peu près deux cents blessés. Cette secousse brutale et totalement inattendue des géologues aura surpris trop vivement la ville qui n’a pas su se protéger… 

            Sam entrouvrit les yeux en entendant la radio qui ressassait les mêmes informations sur un ton qu’il trouvait plutôt monocorde. Il identifia, à l’odeur familière, qu’il se trouvait allongé sur le canapé en cuir de l’entrée du funérarium de son père. Il avait passé suffisamment de temps ici depuis sa toute petite enfance pour en reconnaître la forme, la couleur et l’odeur. Qu’il n’avait jamais apprécié. Il avait tout fait pour éviter de remettre les pieds au funérarium depuis qu’il était entré au collège. Sam n’avait pas eu tellement envie que ses camarades de l’époque devinent qui était son père.

Cela était rassurant, cependant, de savoir que ce canapé, classique et noir, était toujours là. Il ne se souvenait pas, cependant, qu’il était aussi inconfortable. Gêné, l’adolescent entreprit de bouger afin de se redresser, ce qui lui arracha malgré lui un petit gémissement, laissant retomber sa tête.

Ce n’était pas le canapé qui était particulièrement inconfortable, c’était lui qui avait mal de partout. Tout son corps lui donnait l’horrible sensation d’être passé à la machine à laver, et sa tête n’en finissait pas de tourner. Un instant, il tenta de se remémorer ce qui avait pu se passer, mais la fraîcheur d’une petite menotte se posant avec délicatesse sur son front l’en dissuada.

—    Vous n’avez pas besoin de vous rappeler maintenant, Maître.

            Charlotte s’adressa à lui avec une infinie douceur, veillant attentivement sur Sam comme toujours, à genoux par terre près de lui. Le regard de Sam se posa sur elle. Son petit visage était sale de poussière, mais elle ne montrait aucun signe de douleur ou de blessure. Cette simple constatation le soulagea.

—    Charlotte…, murmura l’adolescent qui sentait sa voix enrouée, Tu n’as rien, ça va ?

—    Je vais bien, Maître, ne vous souciez pas de moi. Et vous, vous serez sur pieds sous peu, je vous l’assure, répondit-elle d’une voix calme.

Encore un peu nauséeux, Sam chercha à identifier les douleurs qu’il pouvait reconnaitre. Ses muscles le tiraient ça et là, le long de son corps. Il n’était pas très en forme, mais il était sûr que rien n’était cassé.

Des images vinrent à son esprit, petit à petit. Son esprit remettait de l’ordre dans tout ce qu’il avait vu, maintenant que l’adolescent était capable d’affronter la réalité des évènements.

Le tramway.

Le tremblement de terre.

Les victimes, de part et autre autour d’eux.

Rien n’avait l’air réel. Cela ressemblait plus à un mauvais film, un peu trop convaincant dans les scènes de catastrophes, qu’à la réalité. Ou un cauchemar terrifiant, où il ne pouvait rien faire pour aider qui que ce soit autour de lui.

S’il n’y avait pas tous ces hématomes sur ses jambes et ses bras, la gêne qu’il sentait à son poignet et la douleur vive qui taraudait son crâne, il aurait facilement pu se persuader que cela n’avait pas eu lieu.

L’incident ne voulait pas s’imprimer comme une réalité dans son esprit, éloignant les souvenirs qui le concernait, comme s’il était inexistant.

Jusqu’à ce qu’un autre visage, couvert de poussière et désespéré, lui revienne en mémoire.

—    Charlotte ! La femme que nous avons retirée du tram ! Où est-elle ? Elle va bien ?

Sam se redressa vivement, se relevant d’un coup. Une douleur vive poignarda un instant ses côtes, ce qui le fit gémir malgré lui de nouveau.

Charlotte le dévisagea d’un air inquiet en le voyant grimacer, mais lui répondit avec tout le calme dont elle était capable.

—    Votre père s’occupe d’elle. Elle est entre de bonnes mains.

Un soupir de soulagement s’échappa des lèvres du jeune homme, rassuré. Dans cette tempête de terreur qui les avait saisis, il avait réussi à faire quelque chose de bien. Au moins une chose.

Son cœur se serra aussitôt.

Elle avait perdu son enfant. Aucun parent ne devrait subir la perte de son enfant. Est-ce qu’on peut se relever d’une telle perte ? Il n’arrivait pas à se l’imaginer.

—    A-t-elle… cessé de pleurer ? hésita-t-il après un silence.

—    Ses yeux, oui, mais son cœur pleurera encore longtemps.

            La voix de l’enfant se voulait apaisante, mais Sam était persuadé qu’elle refoulait aussi sa tristesse.

Il ne s’était jamais posé la question de savoir si Charlotte se souvenait de sa vie et de sa mort, ou alors si elle s’était relevée sans rien avoir d’autre que son corps. Qu’est-ce l’incident avait pu éveiller en elle ? Elle se montrait si forte et sûre d’elle, bien qu’elle ne soit qu’une enfant. Une enfant un peu trop adulte n’est jamais bon signe.

 Cependant, il trouvait que c’était indélicat de lui demander quoi que ce soit à ce sujet. Car après tout, si elle était morte enfant, c’était que sa vie courte avait dû être difficile.

Peut-être devrait-il demander à son père ce qu’il peut demander sans offenser la petite fille qui, pour l’instant, était à ses côtés.

            Charlotte tourna le visage de son jeune Maître vers elle afin d’examiner l’état de la blessure qu’il avait au front. L’adolescent se laissa faire, comprenant maintenant pourquoi sa tête lui faisait aussi mal alors que l’enfant lui nettoyait délicatement sa blessure. Non seulement elle avait veillé sur lui, mais elle l’avait aussi soigné durant son sommeil.

Elle ne présentait aucune trace de blessure, et le tremblement de terre, qui lui avait fait si peur sur le moment, ne paraissait plus la troubler maintenant. L’enfant était sûre d’elle, et ses mouvements étaient délicats et précis. Son visage restait parfaitement imperturbable pendant qu’elle l’examinait chacun de ses hématomes, comme une statue. S’apercevant alors que Sam scrutait le moindre de ses mouvements, envoûté par son calme et sa minutie, elle finit par lui sourire, ses joues roses contrastant d’un coup avec son teint de porcelaine.

—    Voyons, Maître, on ne dévisage pas les jeunes filles ainsi ! plaisanta-t-elle.

Sam lui sourit en retour, un peu plus détendu en voyant la petite fille se moquer gentiment de lui.

—    Charlotte… tu n’as plus peur maintenant ? lui demanda-t-il divisé entre l’inquiétude et la curiosité.

—    Non, il n’y a aucune raison d’avoir peur, Maître.

Ses gestes assurés faisaient oublier que c’était les mains d’une jeune enfant qui le soignait, terminant de nettoyer les petites plaies que Sam avait sur les bras. Le cœur du jeune homme se serra de regret.

—    Je suis désolé. Tu n’aurais jamais dû vivre une chose pareille, se fendit-il d’un long soupir.

Plantant son regard d’azur sans éclat dans le sien, Charlotte afficha un air ferme tandis que sa voix claire s’exprimait d’un ton si calme que c’en impressionnait l’adolescent.

—    Vous n’avez aucune raison de vous excuser, Maître. Vous n’étiez guère en mesure de prévoir ce qui aurait pu arriver.

L’image de Charlotte qui se raidissait soudain dans le tramway, juste avant l’incident, s’imposa à son esprit. Lui n’avait pas été en mesure de savoir qu’il y aurait un accident et un tremblement de terre.

Mais elle, oui.

Même si ce n’était qu’un instant avant le drame.

—    Toi, tu as su, hésita-t-il d’une voix basse. Comment as-tu pu réagir juste avant l’accident ? Et comment savais-tu qu’il y aurait un séisme juste après ?

La petite fille finit de panser avec attention son jeune Maître, laissant un silence qui s’alourdissait de seconde en seconde entre eux. Une fois sa besogne terminée, elle s’assit en tailleur à même le sol, avant de fermer doucement les yeux pendant un instant. Quand elle les rouvrit, elle pesa chacun de ses mots.

—    Je suis liée à la Terre, Maître. A la Terre, et à la Vie. De par votre pouvoir, et au nom du Pacte que vous avez de vous-même accepté. Mon rôle est de vous obéir et de vous protéger. Et, comme tous les Protecteurs, je peux sentir le danger autour de vous lorsqu’il est imminent. Malheureusement, avec ces boîtes de métal qui vont si vite, je n’ai point pu ressentir plus tôt l’accident auquel nous avons été confrontés.

Chaque mot frappait le cœur du jeune homme, lui rappelant la lourde responsabilité de l’éveil de Charlotte à cette nouvelle vie. Il regrettait amèrement de ne pas avoir pu la laisser reposer en paix.

—     Pour le séisme, Maître, c’est la Terre qui a gémi car on la violentait.

Sam fronça les sourcils. Il n’était pas sûr de comprendre ce que voulait dire Charlotte.

—    On la violentait ? Que veux-tu dire ?

—    Un Hérétique, expliqua-t-elle. Un être qui vous est néfaste a décidé de l’obliger à se plier à sa volonté, et ce dans l’unique but de vous nuire. La Terre a gémi de frayeur, car vous n’êtes pas en mesure de vous défendre, ni de la protéger à son tour.

L’esprit de Sam redevint blanc. Trop d’informations qu’il n’arrivait pas à prendre en compte venaient de fuser dans son crâne.

Tout ce qu’il s’était passé dehors était le fruit d’une attaque contre lui ?

Un Hérétique ? Mais qu’est-ce que cela pouvait bien être, un Hérétique ? Qui provoque des tremblements de terre ?

Pourquoi l’attaquer, d’ailleurs ? Il y avait quelques jours seulement, il ignorait tout des Nécromanciens et du Pacte !

Et ce Pacte qui le liait à la Terre… pourquoi n’avait-il rien pu sentir ? Pourquoi ne comprenait-il rien de ce qu’il se passait ?

Son pouls s’accélérait à chaque question qui s’ajoutait dans sa tête.

Une seule finit par franchir ses lèvres.

—    Qui a fait ça ?

—    Je ne suis pas en mesure de le savoir, Maître, dit la petite fille d’un air sincèrement désolée, Je voudrais être capable de vous aider plus, mais je n’en ai pas la capacité.

—    Ce n’est pas grave, Charlotte, la consola Sam en lui caressant gentiment la tête.

Comment pouvait-on croire une chose pareille ? L’esprit de l’adolescent refusait d’accepter une telle information.

Ce n’était pas possible. Pourquoi essayerait-on de lui nuire ? Il ignorait complètement que sa famille était une lignée de Nécromanciens, et qu’il l’était lui-même, il y avait quelques jours encore.

Cela faisait bien trop peu de temps pour se faire un quelconque ennemi !

Une douleur vive saisit un instant sa tête, lui arrachant une grimace vive avant de le relâcher.

Il fallait qu’il parle à son père.

Une fois qu’il s’en sentit la force, Charlotte accompagna son jeune Maître à l’esprit tourmenté et au corps douloureux le long du couloir qui menait vers le bureau de Justus.

            Le bureau du directeur du funérarium était simple et un peu sombre, malgré la grande baie vitrée qui se trouvait dos au bureau d’ébène du directeur. Les murs étaient tous ornés d’étagères d’ébène sculptés de fleurs et de volutes que Sam connaissait par cœur, à force d’avoir dessiné des heures durant dans ce bureau depuis l’enfance en attendant que ses parents finissent de travailler. Elles étaient garnies de livres reliés de cuir aux lettres dorés, de taille différentes et de collections complètes sans titre visibles depuis la tranche, parfaitement alignés les uns à la suite des autres. Quelques accessoires scintillants dont l’adolescent ignorait l’utilité étaient exposés çà et là, attirant un peu de lumière dans la pièce, sans l’éclairer vraiment, rendant le tout plutôt discret.

La première chose qu’aperçut Sam en entrant dans la pièce, ce fut son père assis, assis derrière son lourd bureau de bois d’ébène, assortis à la pièce, quelques feuilles et dossiers devant lui qui s’empilaient négligemment, alors qu’il trônait dans son fauteuil de cuir noir et brillant. Avec la baie vitrée dans le dos, qui dévoilaient les mille couleurs qu’offraient le crépuscule à cette heure au point de presque égayer la pièce, le contre-jour lui donnait l’air plus pâle encore que d’habitude.

L’air grave qu’il arborait lui donnait l’air encore plus sinistre.

L’attention de Sam se porta alors sur l’un des deux sièges réservés aux hôtes reçus dans cette pièce.

Elle était là.

La femme du tramway.

Il réprima un sanglot. De la voir ici, et bien en vie, le soulageait.

Dans ce cauchemar, il avait réussi une chose de bien.

Le jeune homme prit le temps de l’observer alors, redécouvrant son visage plus jeune qu’il ne laissait paraître son tailleur bleu marine et son chemisier blanc, désormais tachés et poussiéreux. Elle aurait pu facilement faire croire qu’ils avaient le même âge. Son teint clair ne pouvait dissimuler des cernes bleutés sous son regard noisette, encadrés de ses cheveux cendrés dont la coiffure, qui avait été défaite lors de l’accident, avaient été arrangés comme elle l’avait pu.

En d’autres circonstances, elle devait avoir un regard rieur. Maintenant, ils étaient rouges et gonflés d’avoir pleuré. Et quand les yeux de la jeune femme rencontrèrent les siens, ils s’écarquillèrent en grand, avant qu’elle ne se lève pour prendre Sam dans ses bras, ses mains s’accrochant fermement à lui.

Les larmes se mirent à couler sur les joues au teint clairs. Jusque-là contenues, celles de Sam s’écoulèrent le long de visage hâlé, tandis qu’il s’agrippait aussi à elle. Leurs corps tremblaient comme des feuilles, secoués de sanglots, incapables de parler.

Sans oser dire un mot, Justus les observait, soulagé de voir que son fils était réveillé, et en meilleur état qu’au moment de son arrivée au funérarium. Il connaissait par cœur le bienfait des larmes pour les esprits en proie à la tempête des émotions. Il ne les dérangerait donc pas.

 Il échangea cependant un regard de remerciement à Charlotte, qui hocha la tête sans un mot, patientant calmement près de la porte.

—    Merci infiniment pour tout ce que tu as fait.

Défaisant doucement son étreinte, la jeune femme tentait de reprendre contenance, bien que sa voix tremblante trahissait encore son bouleversement.

Devant son regard doux, Sam sentit ses yeux s’embuer de nouveau.

—    Je suis désolé...j’aurais aimé pouvoir faire plus...

—    Tu as fait ce que tu as pu, le rassura-t-elle. Merci. Vraiment, merci.

Après un long un moment, les sanglots se tarirent et les corps serrèrent de trembler. Ils étaient prêts à se rassoir dans les sièges face à Justus. Celui-ci entreprit alors de faire les présentations.

—    Sam, je te présente Winifred Newlin. Madame Newlin, mon fils, Samirelius Millenium.

—    Enchantée, bien que j’aurais préféré faire connaissance dans d’autres circonstances, salua la jeune femme en s’adressant à l’adolescent, Tu peux m’appeler Fred, si tu veux.

L’adolescent ne pouvait qu’elle d’accord avec elle. Néanmoins, il trouvait que son surnom sonnait presque trop masculin pour elle. Il se garda néanmoins de faire une remarque là-dessus.

—    D’accord, Fred, finit-il par répondre. Dans ce cas, appelez-moi Sam.

—    Très bien, Sam, acquiesça-t-elle avant de se tourner vers Justus. Je vous remercie pour tout ce que votre famille a fait pour moi, monsieur Millenium, sachez que cela restera dans la mémoire des Enfants de Lumière de notre famille lorsque le besoin se fera sentir.

—    Les Enfants de Lumière ?     

La voix de Sam se fit toute petite alors que sa question claquait ans l’air. Il n’avait jamais entendu parler des Enfants de Lumière. Madame Newlin le dévisagea, ne dissimulant pas son étonnement face à la méconnaissance de l’adolescent.

Discrètement, Charlotte prit la main de son jeune Maître, se faisant toute petite à côté de lui, baissant la tête.

Justus intervint alors, attirant à son tour l’attention de la jeune femme.

—    Les dons de Samirelius viennent à peine de s’éveiller. Par conséquent, il ignore encore tout de notre monde. Auriez-vous l’amabilité de lui expliquer ce que sont les Enfants de Lumière ?

Winifred acquiesça d’un signe de tête, encore étonnée que cette situation puisse exister. Apparemment, le cas de Sam n’était pas courant, et il venait de le comprendre. Il allait falloir que son père lui explique pourquoi il a découvert ses pouvoirs aussi tard.

Mais pour l’heure, ce qui était important, c’était d’écouter la jeune femme, qui prit un instant pour trouver la meilleure réponse possible à la question de Sam.

—    Les Enfants de Lumière sont très différents des Nécromanciens. Pour tout dire, plusieurs familles nécromanciennes sont ouvertement nos ennemis. Notre nature est différente, car nous possédons une grande pureté, la même que celles des anges. Tu connais les anges, n’est-ce pas ?

L’adolescent hocha la tête, mais n’ajouta pas qu’il ne croyait pas en leur existence. Cependant, Winifred reprit si vite la parole qu’il ne put lui demander si les anges étaient réels.

—    Tant que nous sommes purs et que nous œuvrons pour la Lumière, nous sommes invulnérables, en quelque sorte. Notre devoir est de protéger la Lumière dans la Vie sur la Terre. Nous traquons les créatures des Ténèbres et les Hérétiques, ceux qui vont à l’encontre des enseignements de la voie qui s’est ouverte à eux.

—    C’est donc la raison pour laquelle que vous n’avez subi aucune blessure ? Ah ! Mais votre enfant !

Sam se mordit la langue, regrettant amèrement d’avoir parlé de l’enfant. La perte était encore trop récente, et lui-même n’arrivait pas à accepter ce qu’il s’était passé. Alors pour elle, cela devait relever de l’insoutenable.

La jeune femme prit une longue inspiration, refoulant profondément en elle les torrents de larmes qui ne demandaient qu’à s’échapper de ses yeux, et finit par reprendre la parole avec dignité.

—    J’ai simplement eu de la chance. Je ne suis plus une Enfant de Lumière active. Et mon… bébé… était bien trop petit pour s’éveiller à la Lumière. Notre éveil apparait à l’âge de raison, et nous le restons jusqu’à la fin de notre pureté. Notre première nuit d’amour ou un acte particulièrement malveillant.

—    Vous êtes donc maintenant une femme comme les autres, si je comprends bien, comprit Sam en faisant bien attention à ne plus commettre de gaffe.

—    Oui, confirma Winifred en remarquant les efforts que faisait Sam pour ne pas la blesser, mais je suis toujours rattachée à ma famille, et ma parole a de la valeur.

            Sam ne put qu’hocher la tête pour montrer qu’il avait compris, sanas savoir ce qu’il pouvait bien faire d’autre.

La vie d’un Enfant de Lumière lui faisait un écho étrange dans son esprit. Quel genre de vie pouvait avoir ces Enfants ? Ils ne devaient pas être nombreux, et ce temps d’invulnérabilité devait être particulièrement difficile à conserver lorsqu’on devait traverser l’adolescence.

Pendant un instant, il se demanda à quoi devait ressembler Winifred lorsqu’elle était encore une Enfant de Lumière. Voyait-on la différence ? Elle avait fait le rapprochement avec les anges, avaient-ils une ressemblance comme des ailes ou une auréole, par exemple ? En quoi était-elle invulnérable, au juste ? Avait-elle d’autres dons ?

Les questions se bousculaient les unes derrière les autres dans sa tête, mais aucune de franchit les lèvres du jeune homme.

Il n’osait rien demander. Il ne voulait pas risquer de l’offenser.

Elle avait été un être exceptionnel, et y avait sans doute renoncé par amour. Cela avait dû être un choix particulièrement difficile, et pourtant elle avait cédé. Et un enfant était né. Cette enfant qui aurait dû grandir de façon aussi exceptionnelle que sa mère, peut-être même de son père, qui sait ?

Et le fruit de cet amour s’était éteint avant d’avoir pu briller. La tristesse qu’elle devait ressentir devait la dévorer de l’intérieur. Sans doute n’attendait-elle que de pouvoir rentrer chez elle pour libérer la tempête qui tambourinait dans son cœur.

Sam sentit ses propres larmes menacer de couler de nouveau sur ses joues.

            Justus reprit la discussion en main, plutôt satisfait qu’une ancienne Enfant de Lumière explique elle-même ce qu’elle était, bien qu’il se doutât qu’il allait falloir expliquer encore beaucoup de choses à son fils. Néanmoins, il percevait l’émoi dans lequel il était, et ne s’y trompait pas : il avait écouté attentivement Madame Newlin, et compatissait sincèrement avec elle. Leurs âges étaient plutôt proches, d’ailleurs.

Une idée émergea alors de son esprit.

En tant que chef de famille, il n’avait que peu de temps pour jouer les professeurs avec Sam. Et la communication pouvait parfois être difficile entre eux. Bien que les Enfants de Lumière ne soient pas leurs ennemis, ils ont toujours eu une grande méfiance de la nature de la famille Millenium vis-à-vis de la Nécromancie.

La situation avait créé une brèche intéressante, et le patriarche était déterminé à s’en servir.

—    Je vous prie de me pardonner, Madame Newlin, car je sais que cette demande peut paraître déplacée. Cependant, une fois que vous vous en sentirez prête, est-ce que cela vous conviendrait d’apprendre à Sam notre savoir commun ?

Winifred le dévisagea, décontenancée par une telle demande. Elle savait bien que, chez les Nécromanciens, l’éducateur devait être une personne de la famille désignée. Déléguer ce privilège en dehors de la famille ne se faisait absolument pas.

—    N’est-ce pas vous ou un de vos pairs qui doit le guider ?

—    Je suis le responsable qui a été désigné. J’ai bien conscience que ma demande est inhabituelle, néanmoins, je suis aussi le chef de famille et mon travail est très intense. Une aide extérieure serait la bienvenue. Je vous rassure, je ne vous demande rien tout de suite. Je vous suggère simplement de l’envisager à tête reposée.

Winifred n’était plus en mesure de penser. Elle ignorait ce qu’elle devait répondre. La seule qu’elle avait en tête était son enfant. Son sourire lumineux, ses yeux bleus et rieurs, promis à un avenir radieux.

Elle en avait assez e se tenir ici, de faire bonne figure, et dans un fief Nécromancien. Elle voulait rentrer chez elle et pleurer jusqu’à s’écrouler.

Ses mains tremblaient discrètement, mais cela n’échappa pas aux yeux de Sam. Celui-ci n’en revenait pas de l’audace de son père d’avoir fait une telle requête à un moment pareil.

Il posa alors une de ses mains sur celles, crispées, de Winifred, et lui sourit avec douceur.

—    Rentrez chez vous, Winifred. Vous avez quelqu’un à pleurer. Le reste est sans importance. Je vais vous raccompagner, d’accord ?

Il l’aida à se lever, et ni l’un ni l’autre n’entendait plus les mots de Justus. Ils traversèrent le couloir, puis la porte d’entrée. Dehors, les arbres dorés s’agitaient, perdant leurs feuilles comme une pluie de lumière dans le crépuscule rougeoyant de cette fin de journée. A la grille, quelques personnes attendaient sans franchir le seuil.

Sentant la jeune femme se détendre, Sam comprit que c’était sa famille qui était venu la chercher. Ils ne devaient sans doute pas entrer à cause de leur inimitié avec les Nécromanciens.

—    Je vous laisse les rejoindre. Je suis désolé que notre rencontre se soit faite dans une situation aussi désastreuse. J’espère que votre cœur trouvera le repos parmi les vôtres.

—    Merci, murmura-t-elle en réprimant un dernier sanglot. Tu es quelqu’un de bien.

—    J’aurais juste voulu faire plus. Pardon.

Il baissa la tête, honteux de ne pas avoir réussi à sauver tout le monde. Elle lui releva le menton, et lui sourit avec douceur.

—    Tu as fait de ton mieux. Et c’est déjà fantastique. Au revoir, Sam.

Elle le salua et commença à partir.

Il y avait une seule chose que Sam ne savait pas. Qui était importante à savoir, pour lui.

—    Quel était son nom ?

Elle s’arrêta. Elle ne se doutait pas que cela puisse l’intéresser. Ils ne se connaissaient pas. Pourtant, il voulait savoir qui était celle qu’il n’avait pas pu sauver. Son bébé. Sa toute petite fille.

            Elle se retourna une dernière fois pour lui répondre avant de rejoindre définitivement les siens, les larmes scintillant le long de ses joues.

—    Carmina. 

*****

               Lorsque j’ai fermé mes yeux de cendres, la terre a tremblé. Les gens hurlaient, couraient et essayaient de se cacher de ce phénomène qui paraissait les engloutir les uns après les autres. Il fallait que ça leur fasse peur.

            Ma gouvernante me dit que ce n’est rien, que tout n’est pas aussi terrible que tout ce qu’on peut entendre à la radio. Il parait qu’une faille s’est même ouverte en ville, mais cela, je ne peux pas le voir, car je ne peux pas sortir. Mère m’a dit que c’était trop dangereux pour moi.

            Je crois qu’elle a honte de moi. Ou alors qu’elle me cache quelque chose. Il n’est pas très difficile de me mentir et de garder un secret avec moi. Il suffit que l’on me tourne le dos pour que je ne sache plus rien de ce qu’on peut dire.

            Je n’entends rien. Je n’ai jamais rien entendu et je n’entendrai jamais. Je suis dans ma bulle de silence, et je ne comprends rien quand on n’agite pas les mains et les lèvres devant moi. Je suis la seule sourde de la famille, et je n’ai jamais rencontré personne d’autre comme moi.

            Je me sens terriblement seule.

            La terre a tremblé près de chez moi, et je l’ai ressenti de tout mon être. On a beau me dire que ce n’était pas si grave que cela en avait l’air, je le sais, moi, combien c’était terrible. Et pourtant, le drame qui a touché tant de personnes et volé tant de vies m’a pourtant fait sourire.

            Oui, j’ai souri, j’ai ri de bon cœur, ma chambre avait éparpillé cet éclat que je ne pourrais jamais entendre.

            Parce que moi, leurs cris à eux, le cri que les innocents poussaient désespérément, je les ai entendu.

            Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais j’ai entendu leurs voix. Rien ne pouvait me procurer une sensation pareille, et j’ai cru qu’enfin, je serais libérée de ma chambre. J’ai cru que j’étais libérée de ma bulle.

            Mais je n’ai pas entendu la voix de ma gouvernante qui demandait qu’on apporte du thé à la femme de chambre.

            Je n’ai pas entendu leurs voix.

            Mon rire s’est éteint, et je fermais alors les yeux, déçue. J’avais sans doute rêvé. Encore. Mais la Sourde que je suis n’entendra jamais rien d’autre que ses propres pensées, même si je désire de tout cœur entendre les autres.

            Je me recroqueville sur le tapis persan de ma chambre, dont chaque nœud a depuis longtemps été inscrit dans ma mémoire. Je me fiche bien de ses motifs maintenant. Ils ne bougeront jamais. Mais les gens, eux, ils changent. Je voudrais les entendre changer.

            Je voudrais, à n’importe quel prix, entendre les gens s’exprimer, et ne plus m’arrêter à entendre seulement mes pensées.

            Ma gouvernante me secoue, mais je l’ignore. Sa main est-elle bien sur mon épaule ? Je devrais la sentir qui tire doucement les longues mèches blanches et noires qui s’écoulent le long de mon dos en recouvrant mes épaules pâles… Mais elle me semble si loin…

            Un frisson parcourt le long de mon corps et se réfugie dans mon cœur. Est-ce que je sens une larme couler sur ma joue ?

« Alice des Cendres ? »

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