Cela faisait une bonne semaine que Mye enchaînait les soirs chez les Millenium afin de torturer Sam. Enfin, selon lui, car les exercices qu’elle lui imposaient s’apparentaient plus à un entraînement cardio intensif qu’à de la Nécromancie. Il avait beau être sportif, il ne comprenait pas quel était le rapport entre le renforcement musculaire et son pouvoir.
Il n’avait toujours rien dit au sujet d’Alice des Cendres, à personne. Même pas à Charlotte. Le jeune homme avait quand même hésité à en parler à Sirius avant qu’il ne reparte chez Maître Avallach, mais il craignait qu’il se méprenne sur ses intentions envers elle. Il s’inquiétait, car l’hiver s’approchait. Il espérait simplement qu’elle ait trouvé un toit pour se mettre à l’abri. Ou qu’elle ait réussi à retrouver celui qu’elle cherchait.
Mye aussi ne semblait pas très satisfaite de l’avancée de Sam. Alors qu’elle l’observait faire le parcours d’obstacles préparé par ses soins, elle discutait avec Charlotte et Terry.
— Je pensais que l’approche par le sport l’aiderait à mieux se connecter à son don, soupirait-elle dépitée.
— Il est déjà sportif, il a forcément une bonne conscience de lui-même. En soi, ce n’était pas une mauvaise idée, mais inefficace pour son profil, appuya Terry.
— Il faudrait changer de méthode, affirma Charlotte.
— Tu as une idée ? interrogea la jeune fille piquée de curiosité.
— Ma maîtresse d’école, Madame Winifred Newlin. Elle était une enfant de Lumière, et mon Maître lui a sauvé la vie. C’est vraiment une très bonne maîtresse à l’école, j’apprends bien. Je pense qu’elle saurait trouver le moyen d’enseigner la Nécromancie, même si ce n’était pas dans sa nature.
Mye prit le temps de la réflexion. En soi, l’idée de la petite fille n’était pas mauvaise. Winifred Newlin faisait partie du clan des Enfants de Lumière d’Hildegarde. Elle avait eu le temps de se renseigner depuis un moment auprès de sa propre famille, grâce aux fantômes. Elle était enseignante, c’était son métier, contrairement à elle. Sam restait constamment sur ses gardes avec elle. Le fait que Winifred puisse accepter de l’aider était une sacrée chance. Elle n’aurait qu’à aller la voir et lui dire les points à travailler avec l’adolescent. Il serait certainement plus réceptif avec elle.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je vais m’arranger avec elle.
— Je vous prie simplement de la ménager, Mademoiselle Cruz. Elle a perdu son enfant il y a peu. Et ce sera sans doute la raison pour laquelle mon Maître n’ira pas la voir spontanément.
La jeune fille acquiesça d’un signe de tête. La décision était prise, elle irait voir Winifred pour aider Sam.
Sam s’écroula de fatigue en sortant de la douche. Le lit grinça légèrement alors qu’il tendait la main vers son téléphone pour vérifier l’heure. Il râla en repoussant l’objet sur sa table de nuit.
— Vraiment, je ne vois pas où elle veut en venir avec son « entrainement » … je suis déjà sportif, à quoi bon me rajouter des exercices physiques ?
— Je comprends votre frustration, Maître, assura Charlotte qui était assise sur la chaise du bureau. Mademoiselle Cruz cherche simplement à faire au mieux avec votre profil.
— J’en ai marre d’attendre, soupira-t-il en se tournant. J’aimerais trouver un moyen d’apprendre par moi-même.
— Pourquoi ne pas aller voir dans le bureau de votre père ? Après tout, il est le chef de votre famille, il doit forcément avoir quelque chose qui pourrait vous aider.
Le jeune homme se redressa d’un coup. La petite fille avait parfaitement raison, son père devait avoir des documents sur la nécromancie dans son bureau. Il n’avait jamais aimé y aller, car l’atmosphère de cette pièce était plutôt lourde et angoissante. Et puis, il n’avait jamais osé y pénétrer sans l’accord de son père.
Mais Justus était absent, il venait de partir en voyage d’affaires. Il en avait pour plusieurs jours. Il ne saurait jamais que son fils y avait mis les pieds sans autorisation.
Il allait pouvoir prendre un peu les choses en main.
Il franchit la porte de sa chambre, profitant du calme de la soirée pour descendre sans se faire remarquer. A cette heure avancée de la nuit, sa mère devait lire dans sa chambre : le chemin était libre jusqu’à son objectif. Derrière lui, la petite silhouette menue de Charlotte le suivait sans dire un mot. En bas des marches, une fois qu’ils aient constaté qu’aucune lumière ne luisait dans le salon ou la cuisine, ils traversèrent les pièces jusqu’à la porte close.
La poignée entre les mains, Sam doutait. Était-ce vraiment raisonnable ? Cette pièce intimidante saurait-elle lui apporter des réponses ? Il baissa le pommeau et pénétra dans les ténèbres. Dans le noir complet, la pièce était presque réconfortante de normalité. Il se faufila jusqu’au bureau et appuya sur l’interrupteur de la lampe qui y reposait. Le plafonnier était trop voyant depuis le salon, même porte fermée. Il s’en souvenait bien, de toutes les années à apercevoir les lueurs de la lumière s’échapper par tous les interstices de la porte. Cependant, la lueur tamisée du petit luminaire révélaient des ombres plus angoissantes que dans sa mémoire d’enfant. Les livres, qui recouvraient les murs du sol au plafonds, le toisaient avec mépris : il n’avait rien à faire ici.
Sam déglutit, et fit volte-face pour repartir. Le regard interrogateur de Charlotte l’en dissuada immédiatement.
Il était venu avec un objectif. Et l’enfant était là pour qu’il aille jusqu’au bout. Sa petite silhouette fit quelques pas vers les ouvrages à sa portée, et sa simple présence chassait les formes menaçantes dissimulées dans la pénombre.
— Je ne lis pas assez bien pour vous aider, Maître. Certains livres sont plus vieux que d’autres. Mais je sens quelque chose par là.
L’adolescent la rejoignit d’un pas hésitant. Un léger malaise lui tordait le ventre alors que son regard parcourait les dos des livres rangés méticuleusement. Les titres luisaient faiblement avec si peu de luminosité. Rien n’était étrange en soi : il y avait des livres sur les rites funéraires à travers les âges dans le monde, d’autres sur la mythologie, ou encore la loi. D’autres parlaient des fleurs, des symboles religieux ou de statues. Une bibliothèque à thème qui correspondaient parfaitement au passionné de travail qu’était son père.
Sur des rayons, un peu plus haut, se trouvaient des collections magnifiques d’encyclopédies, leurs couvertures de cuir et d’or exprimant toute la solennité de leur contenu. Un peu plus haut encore, des ouvrages anciens et précieux, qui avaient travers siècles, trônaient sur leurs étagères. Il chercha l’échelle afin de monter à leur hauteur. Des classiques, des éditions rares de fables, de romans, de contes. Des livres de cuisine, même. Bien qu’intéressant, aucun ne pouvait lui apporter ce qu’il cherchait. Il s’apprêtait à redescendre quand il frôla la couverture d’un livre discret, entre deux autres gros volumes. Un frisson lui parcourut l’échine, et un rictus se dessina sur ses lèvres.
Il y en avait bien un. Un ouvrage qui répondait à son pouvoir.
Sam se saisit du recueil, ses doigts devenant bleus à son contact. Les frissons qui le parcouraient ne le crispaient pas. Au contraire, cela avait même quelque chose de chaleureux. Comme si le livre était heureux de le voir.
Le jeune homme retourna près du bureau, et souleva la couverture sombre avec délicatesse. Sur le premier feuillet qui servait de page de garde, une écriture fine dessinait le nom de la famille Millenium dans une calligraphie soignée et délicate, qui datait sans aucun doute de plusieurs centaines d’années. En tournant la page, l’adolescent craignait de ne pas arriver à déchiffrer le texte, tellement les lignes serrées s’emmêlaient entre elles, presque illisibles pour lui qui avait l’habitude des caractères d’imprimerie. Il pencha ses yeux sur les premières lignes, et posa son doigt avec tact sur le parchemin. Le bout de sa phalange bleuit soudain, tout comme ses yeux, dans un crépitement électrique.
Sous son regard, les mots s’alignaient et s’ajustaient jusqu’à ce que Sam puisse distinguer les phrases, parfaitement claires et compréhensibles.
« Voici ici écrite l’histoire des Millénium, telle qu’elle m’a été conté, à moi, Sire Darius Horatius de Millénium, cent soixante-neuvième descendant de la lignée principale des Millénium, lié directement à Lucius Julius de Millénium, père de notre nom et de notre don, qui signa le Pacte Originel jusqu’à nos jours. Il appartient aux descendants directs de notre lignée de mettre à jour ce récit éternel jusqu’à la fin de notre guerre, ou celle de notre nom.
A l’origine, les Démons.
Depuis des temps immémoriaux, nous les empêchons de venir prendre nos âmes. Nous ignorons pourquoi ils s’acharnent à vouloir venir sur Terre, mais il en est ainsi depuis toujours. La race humaine n’a jamais été totalement démunie face à eux, et grâce à la Foi en des divinités païennes ainsi que des sacrifices humains, nous avons toujours repoussé l’échéance de l’ouverture de la Porte du Pandémonium.
Oui, les sacrifices humains sont les plus puissants, car la Magie du Sang est la plus vitale au Monde.
Pourtant, vint l’ère où les sacrifices et la magie commencèrent à faiblir, car les Hommes perdaient la Foi en ce qu’ils pensaient être des Chimères de l’Ancien Temps. Ce fut une ère de Déni qui avait commencée, et jamais l’être humain n’aurait dû être aussi vaniteux.
La vanité des uns donnèrent force et pouvoir aux autres. Bien que la Porte soit toujours scellée, les Démons peuvent influencer quiconque est sensible à leurs fréquences. Aussi, ils attendirent patiemment leur heure tandis qu’ils insufflaient à de pauvres âmes crédules le désir d’ouvrir la Porte, promettant richesse, puissance et autres vœux exaucés, qu’importe le prix. Cette manipulation-là prit du temps, mais réussit.
La Terre gémit, lacérée de toutes parts sous un ciel plus sombre que les Ténèbres elles-mêmes, mutilée par de sombres griffes démoniaques qui arrivaient du fin fond de l’Enfer. La Porte n’avait pas faibli, mais les Hommes avaient fragilisés les barrières de notre monde. Après tout, pourquoi ouvrir une Porte quand les murs s’effritent ? Ceux qui parvenaient à se faufiler dans ces brèches se repaissaient de notre chair et notre sang. Nous disparaîtrions comme si nous n’avions jamais existé, tel semblait être notre destin.
Lucius, notre ancêtre, assistait au massacre, et peu importait les combats, nous étions toujours vaincu. Les Démons ne s’arrêtaient pas. Presque toute l’Humanité avait été détruite. Il savait que ni lui, ni sa famille ne serait éternellement à l’abri et, caché dans les entrailles d’une grotte sombre et profonde, il implora de l’aide. Comme des millions de gens avant lui, il implora aide et puissance pour sauver sa famille, la Terre et la Vie. Il était prêt à tout donner pour sauver les êtres chers à son cœur. Comme le dernier cri de cette Terre, Lucius pria et supplia jusqu’à tomber à genoux, jusqu’à ne plus avoir ni larmes ni voix pour continuer d’implorer. Il entendait en écho tous ses frères, tous les êtres morts au combat qui imploraient avec lui. Plus fort que la vengeance, ils voulaient sauver la Vie de la race humaine. Comme une étrange musique, les vivants et les morts invoquaient en chœur la disparition des Démons.
Au creux de la Terre et des Ombres, face à Lucius et les siens, apparut l’Avatar Lumineux de la Vie, alors que la Terre résonnait de partout autour d’eux. Il supplia à nouveau de l’aide au nom des êtres vivants. On lui demanda ce qu’il voulait pour affronter les Démons, et ce qu’il était prêt à donner pour réparer les failles de la Lumière et garder la Porte scellée. Il répondit qu’il était prêt à donner sa vie, son âme, à endurer mille tortures, subir mille malédictions pendant mille ans, et même sacrifier sa propre descendance pour la vouer à la protection de tout ce qui lui était cher. Il fallait juste qu’on accepte de relever les morts qui ont soif de combat et de revanche pour qu’il les guide vers la victoire et la retraite des Démons.
Ses paroles furent pesées et jugées, avec le cœur et la ferveur qu’offrait Lucius par chacun de ses mots. L’âme de notre ancêtre était puissante et pure, et son respect de la Vie était immense. Pas un instant il ne songea à lui seul, mais était prêt à tout endurer pour les autres. Les êtres comme lui étant rares, un pacte fut proposé et accepté. La Terre rendra les Morts qu’elle porte en son sein, et la Vie les animera de nouveau, au travers d’un Nécromancien qui puisera dans sa propre âme pour les diriger et repousser les Démons. La lignée de Lucius devra être fidèle au Pacte et toujours veiller à la frontière et à la Porte. Mais Lucius devra payer un prix encore plus grand pour maintenir la puissance du Pacte et être capable de fermer toutes les brèches : il devra vivre mille ans au service de la Terre et de la Vie, et tester tous ses descendants par la magie de son Sang. Et dans mille ans, il aura l’autorisation de mourir, devant alors laisser à un descendant aussi pur et droit que lui la place de Serviteur du Pacte. Lucius dit alors Adieu à son épouse et à ses enfants, et scella le Pacte de la Terre et de la Vie. Il reçut la puissance pour relever tous les Morts et, avec ses guerriers immortels et les Enfants de Lumière survivants, il put enfin repousser les Démons et fermer toutes les fissures.
A la seconde même où son rôle fut achevé, Lucius fût enchaîné au Pacte sous Terre, mourant et servant alors à tester le pouvoir de sa descendance ainsi qu’à protéger la Salle du Pacte pour mille ans.
Notre nom de famille vient des mille ans de servitude de Lucius.
Notre don est légitime et a un but. Personne n’a le droit de s’en prendre à nous. Notre Nécromancie est pure et toutes les autres formes qui pourraient être pratiqués sur notre Terre sont de l’Hérésie. Pour que jamais personne ne tente d’obtenir illégalement ce don, les Millenium ont décidé de se faire oublier. Alors que la Vie recommence après le Génocide, les Hommes retrouvent leurs religions, préférant soudain un dieu unique plutôt que leurs anciens et multiples protecteurs païens. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Nous, les Serviteurs du Pacte, avons la mémoire de la puissance de la Foi humaine. Plus ils croiront en une divinité, la même, plus ils créeront de puissants protecteurs. Nous, les Nécromanciens, croyons seulement en la Vie qui nous anime, et à la Terre où nous reviendrons, jusqu’au jour de la Lutte Finale. Car, tant que le Pacte existe, cela signifie que notre rôle n’est pas achevé, et il sera de notre devoir de nous relever. Je le vois comme un honneur de savoir que je pourrais voir la fin de ce combat. »
Sam tournait les pages à une vitesse folle. Darius relatait le plus précisément possible la vie et les combats de leurs ancêtres jusqu’à la sienne. L’écriture, après lui, changeait régulièrement. En feuilletant, il lut que son ancêtre Lucius avait cédé sa place, au bout de mille ans, à son successeur Flavius, et récemment, dans les écrits de son grand-père Marius, ce fût un certain Maximus qui reprit ce rôle.
Absorbé par ce qu’il apprenait, il n’entendit pas la porte du bureau s’ouvrir. Sandra fronça les sourcils en dévisageant son fils. Une fossette se dessina le long de sa joue.
— Samirelius Justus Millenium.
Le jeune homme sursauta, pris sur le fait. Son esprit chercha à toute vitesse quelque chose à dire, une façon de se justifier. Mais il n’y avait rien pour sa défense.
— Ce n’est pas encore l’heure pour toi de t’asseoir dans ce bureau. Tes journées sont assez longues comme ça. Va au lit.
Sam referma le livre et le rangea sur l’étagère à toute vitesse, penaud. Il s’agitait afin de vite s’échapper du bureau, quand sa mère le retint, le temps d’une étreinte. Le garçon se laissa faire, et ce fut comme si toutes ses tensions venaient de s’enlever. Ne restait que la fatigue. Sandra déposa un baiser sur la joue de son fils, et il partit se coucher sans mot dire.
— Rejoins-le, Charlotte, ajouta-t-elle à la petite fille qui restait si immobile qu’on en oubliait sa présence.
L’enfant scrutait le moindre mouvement de l’adulte en face d’elle. Mille pensées se chamboulaient dans son regard, mais la maîtresse de maison ne laissait échapper aucune réponse, même muette.
Sans le moindre mot supplémentaire, la fillette rejoignit son Maître déjà endormi.
*****
Ma fugue date, maintenant.
J’ai faim, j’ai froid et je n’ai plus d’argent et je ne l’ai toujours pas retrouvé.
Il a disparu. Le reverrais-je un jour ?
Je repense souvent à Sam. Peut-être pourrait-il m’aider ?
J’hésite, j’ai peur. Mais je ne veux pas rentrer.
Je fouille dans la ville, j’ai même retrouvé la faille qui a tué les gens lors de la secousse qui a englouti la rame de tramway.
Mais de lui, je n’ai trouvé aucune trace, rien. Personne n’en a entendu parler. C’est comme s’il n’existait pas.
Les gens ne savent rien sur moi non plus. Personne n’a deviné que je suis sourde. Je dors dans le parc, car j’ai trouvé en hauteur un tronc assez creux pour me protéger sans avoir à aller dans un foyer.
Du moins, je croyais ne pas avoir été repéré.
Malheureusement, ce matin, en descendant de mon arbre, je ne suis pas seule.
Cinq gardes du corps plus forts et plus rapides que moi n’attendent qu’un ordre pour se saisir de moi.
Et devant eux, le regard froid, ma mère me méprise du regard comme la plus grande honte que j’ai toujours été pour elle.