Charlotte le regardait fixement de ses grands yeux bleus. Elle était extrêmement attentive au moindre mouvement de l’adolescent. Pour la première fois depuis très longtemps, Sam regretta qu’il n’y ait pas cours ce jour-là.
C’était le week-end et il avait imaginé un samedi fabuleux auprès d’Andrea, si sa déclaration n’avait pas aussi bien échoué. Mais maintenant, que pouvait-il arriver de plus farfelu que ce qu’il s’était passé cette nuit ? Il était sûr que ce devait être le destin qui avait décidé qu’elle et lui, ça ne marcherait jamais. Et tout ça pour quoi ? Juste parce qu’elle avait…quoi… un an de plus ? Ce n’était vraiment pas juste. Terry se serait certainement moqué de lui, s’il avait été là.
Le cœur de l’adolescent se serra à cette pensée. Terry. Il n’arrivait pas bien à réaliser qu’il ne reverrait jamais son ami. Sam faisait tout pour écarter la dernière image qu’il avait de lui en tentant de se rappeler des moments plus joyeux.
Mécaniquement, Sam attrapa son téléphone portable. Plusieurs notifications attendaient d’être lus, quelques messages, quelques commentaires et autres publications sur des réseaux sociaux. Il n’était pas quelqu’un de très actif sur internet, surtout pour un jeune homme de sa génération. Il se contentait surtout de se tenir au courant de ce qui se passait au lycée.
Il y avait des publications, oui. Sur Terry. La façon de lui rendre hommage au lycée. Ceux qui iraient à son enterrement. On lui demandait son avis, sa présence. Il reposa négligemment le téléphone sur son bureau sans écrire une seule réponse. Il n’était pas encore prêt à participer à tout ça.
— Maître, finit par dire Charlotte après un long silence entre eux, A quoi est donc dû votre tracas ? Je m’en voudrais de vous voir souffrir céans sans rien que je ne puisse faire pour y remédier.
Sam s’échappa de ses pensées moroses puis sourit gentiment à Charlotte. Il tenait à la rassurer. Elle n’était qu’une enfant. Qui devait vraiment remonter à un temps ancien, car sa manière de parler était plutôt vieillotte. Son père avait dit qu’il ne savait pas combien de temps elle resterait debout, mais que, parce qu’elle était une très jeune fille, il fallait être galant avec elle.
Charlotte n’était pas désagréable, mais elle perturbait Sam du fait de sa nature. Cela étant, il ne pouvait pas non plus l’ausculter de près pour savoir si quoi que ce soit pouvait trahir son origine. À vrai dire, il était sûr que, mis à part ses grands yeux bleus dénués de reflets, personne ne pouvait la différencier d’un être vivant normal.
— Charlotte, tu ne t’ennuies pas à me regarder ainsi sans bouger ? lui demanda-t-il.
— Cela ne me dérange guère, puisque j’aime être auprès de mon Maître.
Le rose lui monta aux joues. Il était gêné. Il n’avait que seize ans, il était beaucoup trop jeune pour être responsable de quelqu’un. Il n’arrivait pas à se faire à cette idée. Être le maître d’un être humain lui était intolérable. Il préférait imaginer qu’elle était une sorte de petite sœur, ou de petite cousine qu’il rencontrait pour la première fois.
C’était déjà plus acceptable pour lui. Et ça lui permettait d’agir un peu plus naturellement avec elle. Elle avait le droit de faire des choses qu’elle aimait. Des choses dont sa mort précoce l’avait privé.
Avec un peu plus de prévenance, il reprit.
— Qu’est-ce que tu aimerais faire ? Il y a-t-il une chose que tu désirerais qui n’ait pas de rapport avec moi directement ?
Ce fut alors au tour de la petite fille de rougir. Sam ignorait si elle avait des souvenirs de sa vie d’avant, et trouvait ça déplacé de le lui demander. Il tenait pourtant sincèrement à pouvoir faire en sorte qu’elle puisse penser à elle en priorité. Et, apparemment, il n’avait pas tort de chercher à connaître ses souhaits. Selon toute apparence, Charlotte avait cru qu’elle devait renier tous ses désirs pour lui. L’enfant était profondément touchée qu’il pense à elle de cette façon et ça se voyait. Elle finit par répondre avec une toute petite voix timide.
— L’un des vœux les plus chers en mon cœur serait d’apprendre à lire, murmura-t-elle hésitante.
Sam en resta bouche bée. Pas un seul instant, il aurait pensé qu’on ne puisse pas savoir lire. Lui qui était constamment plongé entre ses lectures et ses devoirs n’arrivait pas à l’imaginer. Cela ne pouvait être qu’un passe-temps idéal pour commencer sa nouvelle vie parmi eux. Il lui sourit alors, enthousiaste.
— D’accord. Je ne suis pas professeur, mais je vais faire de mon mieux pour t’apprendre. Tu connais déjà les lettres de l’alphabet ou pas ?
— Oui ! s’écria-t-elle avec joie, Cela me fût enseigné autrefois mais leur usage commun me reste encore obscur…
Elle avait l’air si content que Sam se motiva pour faire de son mieux. Passer son samedi à enseigner l’art de la lecture, il n’y avait pas songé, mais il était ravi de faire plaisir ainsi à quelqu’un, surtout que Charlotte l’écoutait de bon cœur, et apprenait vite. Il ne lui faudrait pas longtemps pour qu’elle puisse lire tous les romans qu’elle voudrait. Finalement, la journée n’était pas si pénible.
*****
Justus était seul, assis dans le fauteuil de son bureau. Ses doigts croisés devant son visage, ses bras s’accoudant au bois massif de son plan de travail, il réfléchissait. Derrière ses paupières closes, chaque évènement des dernières vingt-quatre heures dans la vie de son garçon se répertoriait méthodiquement dans le fil de son esprit.
Son fils était enfin devenu un Nécromancien. Il aurait dû être fier, au vu de l’impressionnante reconstitution de Charlotte. La résurrection de la petite fille était l’une des plus réussies qu’il n’ait jamais vu. Elle n’avait pas le moindre défaut de peau, d’organe, d’os ou d’apparence. Son âme était complètement rattachée au corps parfaitement reconstitué, alors qu’elle était décédée depuis plus de quatre cents ans. Si ce n’était pas le manque de reflet dans ses yeux, personne, pas même un nécromancien aguerri, ne pourrait se douter qu’elle n’était pas vivante. Elle était la preuve ultime que Sam avait un grand potentiel. Peut-être même le plus puissant pouvoir dans ce domaine depuis le Roi des Runes. En tant que père, chef de famille et Haut Nécromancien, il aurait dû être ravi, la succession de sa prestigieuse lignée était assurée.
Bien malheureusement, et ce depuis toujours, l’apparition d’un fort potentiel signifiait souvent un grand danger qui allait de pair. Il partageait le point de vue de sa femme quand elle disait que leur fils était bien trop jeune pour devenir un Protecteur. Enfin, pas tout à fait. Il n’était pas trop jeune. Il était trop tendre. C’était pourquoi, lorsque sa femme lui avait présenté son plan complètement farfelu, et tenter d’empêcher l’éveil des dons de leur fils, Justus avait accepté. Cela faisait déjà plusieurs années que leur choix restait incompris dans la famille. Toutefois, ils avaient respecté leur décision et aucun d’entre eux n’avait jamais rien tenté pour initier Sam.
Il aurait tant voulu que Sandra et lui réussissent à protéger leur enfant !
Néanmoins, Justus avait compris, cette nuit où les mains de Sam furent bleues, que personne ne pouvait ni ne devait empêcher le pouvoir provenant de l’Ancien Pacte.
Sans toquer à la porte, Sandra entra et vit son époux songeur, les sourcils froncés. Elle traversa en silence la pièce truffée d’étagères garnies d’ouvrages anciens comme récents, ainsi de nombreux classeurs dont pas une seule feuille ne dépassait, sa longue chevelure brune marquant l’air de son parfum subtil de rose, d’orchidée et de fleur d’oranger. Tout était impeccablement rangé, jusqu’au moindre crayon. Son mari n’avait jamais supporté le désordre, et cette pièce était à son image. Mais il avait beau faire jour dehors, le soleil ne perçait pas l’immense fenêtre qu’il y avait dans le dos de son mari, dont l’humeur semblait assombrir la pièce elle-même.
— Que se passe-t-il, chéri ?
Justus releva la tête, s’apercevant que sa femme se tenait près de lui. Il se fendit alors d’un long soupir. Sa seule présence était réconfortante, et il aimait plonger son regard dans le sien, aussi verdoyant qu’une forêt pleine de vie. Quand elle était auprès de lui, il était complet. Il posa tendrement sa main sur la sienne, ne pouvant s’empêcher de se demander comment sa vie serait sans elle.
Comme aucun mot ne franchissait les lèvres de son époux, Sandra le prit tendrement dans ses bras. Ses longues boucles brunes s’écoulaient sur leurs épaules avec une douceur étonnante. Dans ce cocon d’amour, Justus ne put que sourire, vaincu. Elle le menait par le bout du nez, mais l’aimait tellement qu’il ne lui en voulait jamais.
— Alors ? dit-elle avec malice, sachant que cette fois-ci son mari parlerait.
— Je me posais pas mal de questions, finit-il par répondre. Tu sais, c’est la première fois qu’un pouvoir se manifeste ainsi. Personne n’avait jamais essayé de l’empêcher, auparavant.
L’homme se défit légèrement de l’étreinte de son épouse pour qu’elle puisse s’asseoir sur ses genoux, pour mieux s’enlacer. Cela lui donnait assez de force pour continuer à parler de ce sujet délicat.
Avec fatalité, il formula cette phrase qu’il redoutait de dire à Sandra.
— On dirait bien que Sam va être obligé d’être nécromancien, même si ce n’est pas son désir.
La femme embrassa son époux avec délicatesse. Elle ne voulait pas que les nuages de pensées sombres de son mari ne le tourmentent plus que de raison. Après tout, c’était plutôt elle qui avait échoué. Il ne devait pas s’en vouloir.
— On aura essayé, Justus. Ce n’est pas grave, dit-elle en le rassurant, Et puis, Sam est plus fort qu’il n’y paraît, tu sais !
— Ce n’est pas avec ses gros bras de rugbyman qu’il sera fort, maugréa-t-il.
— Je ne parlais pas de ça, sourit-elle en relâchant son mari après l’avoir embrassé. Au fait, quand aura lieu sa cérémonie ?
Pris de court, Justus réprima un hoquet de surprise. C’était une étape qu’il redoutait sous plusieurs aspects. Son visage s’assombrit de nouveau.
— Elle devrait avoir lieu ce soir, déclara-t-il. Mais je crains qu’il n’ait pas recouvré assez de forces pour faire une démonstration convenable…
— C’est très bien, alors ! se réjouit Sandra en tapant des mains.
Justus s’étonna de cette réaction, et fronça les sourcils en essayant de savoir où son épouse voulait en venir. Comment pouvait-elle donc être ravie que son fils puisse quasiment se faire humilier devant toute la famille ?
Face à sa mine interloquée, la belle épouse, avec un sourire posé, développa sa pensée.
— S’il ne fait pas de grande démonstration, il sera totalement à l’abri des jalousies, et personne ne se mettra à attendre de lui plus qu’il ne lui faut.
— Tu es ravie que notre fils soit vu en faible par ses congénères ? s’écria Justus qui trouvait ça insultant pour Sam.
Sandra souffla à son tour. Tout comme son mari, elle avait conscience du danger que pouvait représenter l’émergence d’un don aussi fort. Cependant, il ne voyait le danger que dans le long terme. Elle, c’était tout le temps. Et, comme une louve, elle veillerait à ce que rien de mal ne puisse arriver à son fils.
— Si tout le monde voyait ses pleines capacités, ils attendraient trop de lui, expliqua-t-elle, et ça détruirait Sam. Il possède un grand pouvoir, Justus, et un grand pouvoir implique un grand danger. Alors pour le protéger, d’abord des siens, puis de la menace à venir, je préfère que personne ne sache quel est son véritable potentiel.
Elle posa alors sa main sur celle de son époux, et planta ses yeux dans les siens, une inquiétude sincère brillant au fond de ses iris clairs.
— Tu trouves que je suis injuste ? Que j’en fais trop ?
— Non, dit Justus en secouant la tête, Mais je me demande si c’est bien de trop couver notre garçon comme ça. Il doit s’endurcir et devenir un homme, tu sais ?
— Il sera adulte tout le reste de sa vie. Laisse-le profiter encore un peu de sa jeunesse. Après tout, elle est déjà presque finie.
Derrière le sourire tendre de Sandra, Justus percevait la mélancolie. Elle n’arrivait pas à dissimuler complètement ses inquiétudes aux yeux de sa moitié. Son époux lui rendit alors son sourire, déposant un baiser sur le dos de la main de sa femme.
— Au fait, Charlotte sera debout pendant combien de temps ? demanda-t-elle en se souvenant de l’adorable petite fille relevée.
— Je ne sais pas, en général pour tout Nécromancien, relever quelqu’un en le reconstituant aussi bien demande un effort considérable, mais en moyenne, jamais plus de quinze jours, peu importe l’état de reconstitution.
Une ombre passa furtivement dans les yeux verts de Sandra.
— Il faut cacher Charlotte aux yeux de tous, alors, dit-elle, au cas où.