La journée se déroulait dans une lenteur extrême. Chaque heure semblait retenir la précédente de passer, et Sam regardait l’extérieur au ciel voilé, en espérant que, lorsqu’il aurait son entraînement de rugby tout à l’heure, tout se passerait bien.
Repensant à son équipe, l’adolescent reprit un peu plus ses esprits. Depuis l’accident de Terry, il n’avait même pas songé à aller aux entraînements, et ses coéquipiers avaient pris des nouvelles et lui avaient aussi laissé du temps pour digérer tout ce qu’il s’était passé.
Il avait hâte de les revoir. Dans le groupe de messagerie, il avait hésité à dire qu’il revenait aujourd’hui, mais il avait fini par le faire, et les réactions étés riches en smileys et en gif. Le jeune homme espérait secrètement qu’ils n’iraient pas trop loin dans les farces. Ils aimaient toujours en faire trop.
La dernière sonnerie de sa journée retentit, et Sam rangea ses affaires en se précipitant à l’extérieur dans un temps record. Son club se trouvait tout près du lycée, et, tout en dévorant le sandwich que sa mère avait glissé dans son sac pour la route, il atteignit les vestiaires pour se changer.
Comme tous les vestiaires, l’endroit était petit, la peinture décrépit, et une forte odeur de transpiration s’en dégageait. Bien qu’habitué à cette odeur depuis tous les entrainements qu’ils avaient suivis depuis petit, le jeune homme fronça le nez et posa son sac sur le banc, attendant que les autres arrivent, mais en commençant à ôter sa veste, son écharpe et son pull avant de chercher son maillot blanc floqué du nom en bleu du club.
Soudain, la lumière s’éteignit. La porte métallique claqua, et aux bruits pas très discrets, Sam sourit et se mit sur ses gardes.
— Un, deux…. TROIIIIS !!!
Sam esquiva plusieurs mains venant de toute part avant de se faire attraper et soulever comme s’il ne pesait rien. On le secouait dans tous les sens, et il ne pouvait s’empêcher de sourire en sommant ses camarades de le reposer. Les points lumineux des lampes des portables permettaient à peine de deviner des visages, quand le jeune homme finit par les avertir.
— Oh les gars, je vais dégobiller !!!
Ils le posèrent tous au sol, et des éclats de rire retentissaient alors qu’on rallumait la lumière, permettant à ses camarades de dévoiler leurs visages ravis.
— T’es pas drôle, s’exclama John, t’as pas tenu une minute avant d’avoir l’estomac retourné !
— Je viens à peine de terminer de manger et vous me retournez comme un prunier, répondit Sam qui jaugeait la capacité de son repas à redescendre dans son ventre au lieu de s’échapper.
— Par contre, quel sang froid ! dit Clément, admiratif ! Tu n’as pas eu peur une seconde et t’as quand bien vachement bien esquivé dans le noir !
— Je suis les Ténèbres… je suis Batman ! imita Matteo, déclenchant l’hilarité générale.
La référence fit quand même un pincement au cœur de Sam, qui repensa furtivement à Terry. Il secoua la tête, chassant l’idée de son esprit, entrant dans le jeu du Batman dans une surenchère avec ses coéquipiers de « qui est le plus ténébreux et le plus fort », riant tous de plus belle.
La porte métallique s’ouvrit soudain avec grand fracas, faisant sursauter tous les jeunes gens dans leur fous rires. André Rossi, un homme petit, chauve au ventre rond et dur les observait avec sévérité avant de leur aboyer dessus.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ! Ça fait déjà cinq minutes que vous devriez être sur le terrain pour vous échauffer et vous n'avez toujours pas mis vos tenues ! On se bouge maintenant ! Je vous veux sur le terrain dans une minute !
— Oui Coach ! s’exclamèrent en chœur les garçons qui sortirent leurs sacs de la douche où ils les avaient cachés pour leur farce.
— Ah, et on a un revenant ! dit l'entraîneur en apercevant Sam. Tu iras mollo aujourd’hui, mais tu te bouges quand même.
— Oui, Coach ! acquiesça le jeune homme en continuant de se changer en vitesse.
Une fois tous habillés, ce fut le début des tours de terrain, des étirements, des lancers et réceptions de balles avant les petits matchs. Se donnait à fond ainsi vidait la tête, et Sam se donnait à fond avec ses coéquipiers, voulant prouver que son absence n’avait pas réduit ses capacités.
Mais l'entraîneur refusait de le laisser à sa place habituelle de deuxième ligne pour rester ailier gauche. Il enviait Clément qui occupait son poste aujourd’hui, bien qu’après un saut, il était retombé dans la boue qui l’avait tellement sali qu’on ne voyait ses lumineux cheveux blonds. Sam se réconfortait en se disant qu’il allait galérer à nettoyer son crâne, avec le faible débit des douches des vestiaires. Son esprit divagua, en se disant que cette couleur si blonde est quand même assez rare dans ce coin, presque albinos… et pourtant, il apercevait une autre personne blonde au loin, un homme très grand qui venait d’arriver près des gradins, veste noire de motard, casque intégral de la même couleur sous le bras et jean épais. Il ne l’avait absolument jamais vu, et pourtant, cette personne avançait pour se diriger tranquillement vers le local technique.
Alors qu’André Rossi sonnait la fin du match et de l'entraînement, un de ses camarades, Paul, le vit fixait l’inconnu. Il suivit son regard et haussa les épaules.
— Ouais, nous aussi, il nous a intrigués, au début. C’est le nouveau gars de l’entretien, je ne sais plus comment il s’appelle. Mais clairement, ce n'est pas du tout le genre de job que tu donnerais à un type comme ça.
— Comment ça ? questionna Sam de plus en plus intrigué.
— Je sais pas… il fait plus acteur de série américaine qu’agent d’entretien, non ?
Paul n’avait pas tort. Alors qu’ils se dirigeaient tous vers les vestiaires, il observait l’inconnu. Il devait faire facilement plus de deux mètres, et en plus de ses cheveux étincelants, son regard était d’acier, et à sa silhouette, on pouvait deviner facilement qu’il était très sportif. Il se tenait particulièrement droit, ce qui lui donnait l’impression d’être plus grand encore, et, alors que celui-ci tournait négligemment son regard vers le terrain que quittaient les joueurs, leurs regards se croisèrent, avant que le jeune homme ne détourne rapidement les yeux en courant vers les vestiaires.
Il dû attendre son tour pour la douche, et bien sûr, il n’y avait plus d’eau chaude. Il maudit intérieurement ces coéquipiers. D’habitude, tout le monde se bougeait pour que chacun puisse avoir un peu d’eau chaude, mais ils avaient envie de taquiner encore un peu Sam avant de partir.
Il prit la douche la plus rapide de sa vie, et jura d’en reprendre une bien bouillante une fois rentré chez lui.
Seul, il put s’habiller en vitesse, retrouvant le contact chaud de ses vêtements d’hiver. Alors qu’il finissait de lacer ses chaussures, quelqu’un entra dans le vestiaire.
Andrea.
Son délicat parfum de rose et de vanille chassait les odeurs de transpiration et d’humidité, et sa simple présence illuminait la pièce plus que les pauvres néons faiblissants au plafond.
— An… Andrea ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Les joues de la jeune fille s’empourprèrent alors qu’elle avançait dans la pièce avec un peu d’hésitation.
— C’est mon frère, il a perdu son portable, et je l’aide à chercher, tout simplement.
— Ton frère ? Essaye de le faire sonner, je vais t’aider à chercher.
— Le connaissant, il doit plutôt être sur silencieux, mais…
Elle sortit son téléphone de sa poche et lança l’appel pendant que Sam observait chaque coin de la pièce. Une vibration métallique se fit entendre, et Sam glissa les doigts entre deux casiers, tirant délicatement l’objet recherché. En le tendant à Andrea, il alluma par mégarde l’écran de verrouillage, où une tête blonde était collée à celle d’Andrea, les deux faisant la grimace, amusés.
— Attends…. Ton frère, c’est Clément ?
— Oui, affirma-t-elle en le dévisageant d’un air intrigué. Tu devrais le savoir, depuis le temps !
— Je sais, on joue ensemble depuis des années dans ce club. Je ne comprends pas pourquoi je ne t’ai pas aperçue plus tôt.
— Ça fait longtemps que je viens à tous les matchs ou presque, et j’assiste aussi aux entraînements, de temps en temps. J’étais venue aujourd’hui car Clem m’avait dit que tu serais là. Je voulais voir comment tu allais.
Le jeune homme bredouilla, à la fois ravi et confus. Elle se souciait d’elle, elle était venue le voir, lui, aujourd’hui. Son cœur vrombissait dans sa poitrine de savoir qu’elle s’intéressait à lui, enfin !
— On… Je… On devrait sortir pour rendre son portable à ton frère.
— Oui, sourit-elle.
Il s’empara maladroitement de son sac, puis la suivit dehors. L’air frais piquait les poumons.
— Je n’ai jamais aimé le froid, dit-elle. Et pourtant, je suis venue à tous les matchs. J’ai même essayé de te parler, une fois, en cinquième. Tu ne t’en rappelles pas ?
Sam avait beau y réfléchir encore et encore, aucune petite fille blonde aux traits d’Andrea n’était dans ses souvenirs avant le lycée. Pourtant, il était impossible qu’elle soit passée inaperçue. A l’instant où il l’avait aperçu, il avait eu le coup de foudre.
Les joues rosies par le froid, elle se rapprocha encore plus près du jeune homme, son visage si près du sien qu’il crut manquer d’air.
— C’est la première fois que je peux te regarder d’aussi près.
Les doigts gantés de la jeune fille rencontrèrent ceux de Sam, qui se perdait dans l’océan bleu fascinant de ses yeux, n’arrivant plus à penser à quoi que ce soit.
La douceur de ses lèvres contre les siennes fit exploser son cœur et ses pensées. Si la mort devait le frapper, il serait heureux que ce soit en cet instant, envoûté dans le parfum merveilleux de rose et de vanille.
Leur baiser prit fin, et leurs sourires infinis se répondaient dans les étoiles de leurs regards énamourés.
Andrea se mit soudain à pâlir, son corps se raidissant de tout son long, manquant de la faire tomber si l’adolescent ne l’avait pas rattrapé de justesse. Il l’appelait, cherchant à trouver quoi faire, terrifié.
Pas elle.
Pas Andrea.
Des pas se précipitèrent vers lui alors que le corps de la jeune fille fut soulevé par un autre.
Clément.
Celui-ci, furieux, jeta un regard noir à Sam.
— Non mais ça ne va pas la tête ! Un Nécromancien ne doit jamais tenter de prendre une des Nôtres ! C’est de l’inconscience !
Le simple fait d’être dans les bras de son frère permettait à son corps de se relâcher, la gardant cependant très faible. Il la reposa au sol debout en la soutenant.
— Ne t’approche plus d’elle !
— Clément… ce n’est pas ce que tu crois…murmura-t-elle avec un gros effort.
— Tu expliqueras ça aux parents. Je te ramène.
Elle ne pouvait pas lutter, et son frère la tira pour la ramener chez eux. Andrea se retourna malgré tout pour voir Sam, mais son frère l’obligea à regarder devant elle d’un coup d’épaule, laissant le jeune seul avec son cœur en miettes.
C’était le pire premier baiser de l’histoire des premiers baisers.
Cela devait bien faire une heure qu’il était là, assis sur les gradins, à fixer le vide. Son cœur s’était calmé, mais une colère profonde grondait encore au plus profond de lui. C’était un état qu’il ne se connaissait pas.
Il voulait hurler.
Il voulait frapper.
Il voulait faire sortir tout ce qui bouillonnait en lui.
Mais il était juste là, assis sur le gradin qui lui gelait les fesses, craignant presque de bouger et de rentrer chez lui. Il ne voulait pas éclater là. Il n’avait pas envie de montrer cet aspect de lui à sa famille, et à Charlotte, surtout. Il ne devait en aucun cas lui faire peur, à elle.
La tempête faisait rage derrière ses yeux délavés, et même le ciel morose de la fin de l’après-midi ne pouvait rien y changer.
— Il serait peut-être temps de rentrer chez toi, dit une voix rauque derrière lui.
Surpris qu’on lui adresse la parole, Sam arracha son regard pour apercevoir celui qui venait le déranger.
A côté de lui, l’agent d’entretien fit quelques pas et s’assit non loin de lui. Avec ses immenses jambes, les gradins paraissaient ridiculement petits avec ses genoux dans le vide.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Tu veux en parler ?
L’adolescent n’aurait pas su dire si c’étaient ses mots ou la présence même de cette personne qui était venue à sa rencontre, mais cela lui suffit à se décrisper assez pour parler sans s’emporter.
— Il faut dire qu’il m’en arrive, des choses, ces temps-ci, finit-il par laisser échapper après un soupir.
— Et je parie que ça te bouffe la vie petit morceau par petit morceau, n’est-ce pas ? dit l’homme avec assurance.
Sans trop comprendre pourquoi, il se sentait légèrement vexé par son attitude.
— Je ne sais pas. Je sais que c’est difficile. Qui êtes-vous ?
L’inconnu lui fit le sourire le plus amical possible, et cela confirma que Paul avait raison sur un point, ce type paraissait plus fait pour le mannequinat que pour nettoyer les locaux dégueu d’un stade de rugby de gamins.
— Je suis Siegfried. Et toi ?
— Sam.
— Enchanté ! le salue-t-il d’un geste de la main. Tu sais, tu ne devrais pas déprimer comme ça. Tu seras un petit vieux avant l’heure comme ça.
— Je ne savais même pas qu’on pouvait se sentir vieux à quinze ans, s’exclama l’adolescent d’un ton las.
— Et tu n’as pas idée de combien ça fait du bien d’apprécier son âge à sa juste valeur, dit Siegfried, Je donnerais beaucoup pour avoir tes quinze ans.
— Avec tous les ennuis que ça comporte ?! s’étonna Sam.
— Tous sans exception, même si ça inclut que le monde doit me tomber sur la tête.
La sincérité claire du regard de son interlocuteur le fit sourire. Le dévisageant de la tête aux pieds une nouvelle fois, il reprit.
— Vous êtes bizarre. Et vous n’avez pas l’air d’un vieillard.
Siegfried fendit l’air d’un grand éclat de rire.
— Parce que, contrairement à toi, je ne me sens pas vieux, sans doute ! Et ne me vouvoie pas, là, ça fait vraiment vieux.
— Si tu veux, dit-il en se retenant de pouffer.
C’était quelqu’un qui savait mettre à l’aise les gens. Le jeune homme se rendit compte que la tempête en lui c’était calmé durant leur échange, et il se sentait mieux. Il allait pouvoir rentrer chez lui. Il commençait à en avoir marre d’avoir les fesses glacées, aussi.
De son côté, Siegfried tourna à son tour son regard vers le ciel qui commençait à s’assombrir.
— Le soleil va bientôt se coucher, je vais devoir rentrer, dit alors l’homme en se relevant. Il y a quelqu’un qui m’attend. Il va falloir que tu rentres aussi, je dois tout verrouiller avant de partir.
— Merci, Siegfried.
— De rien. Allez, dépêche-toi de rentrer chez toi, on ne doit pas inquiéter les gens qui nous aiment.
Il guida alors le jeune homme vers la sortie et le salua une dernière fois avant de partir vérifier que tout était verrouillé. Quittant enfin cet endroit, Sam rentra à la maison.
*****
J’ai compris pourquoi je croyais entendre les gens, alors que, lorsqu’ils parlaient, je ne les entendais pas. C’est pour ça qu’il est apparu. Il est là pour me guider, je le sens. Je le sais. Il ne me fera pas de mal.
J’aime quand il est là. Il est le seul dont je puisse entendre directement sa voix. Et j’aime sa voix. C’est la plus belle du monde.
Quand il m’a fait comprendre que j’entendrais les gens, je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire. Il m’a expliqué que ce que j’entendrais serait toujours différent de ce que les gens diraient. Il m’a dit de ne pas m’affoler, et d’attendre avant de répondre aux gens. Il m’a promis de me guider pour entendre au travers des gens.
Parce qu’en fait, les gens, je n’entends pas leurs voix, mais j’entends leurs pensées.
J’ai détesté être sans lui aujourd’hui. J’ai dû passer la journée avec ma gouvernante. Et ce fut le plus mauvais moment de toute ma vie.
Parce qu’elle parle peu et est toujours sévère avec moi, je m’étais dit que c’était parce que c’était son travail, qu’elle n’avait pas à m’aimer, juste à s’occuper de moi, comme d’un chien ou un chat.
Mais elle me déteste. Elle trouve qu’elle gâche son temps et sa vie à garder une pauvre fille qui sera toujours un poids pour la société. Elle déteste ma mère de l’avoir mise à ma garde alors qu’elle croyait être la meilleure employée pour elle. Elle est persuadée que je suis sa punition. Et elle me hait pour ça.
J’ai été si malheureuse d’entendre ça que je n’ai rien pu apprendre, je ne cessais de retenir ces sanglots qui débordaient de mes yeux.
Je me demande si j’ai vraiment besoin d’entendre des choses pareilles. J’ai mal. Et je me sens encore plus maladroite et inutile que jamais.
Vivement que le soir arrive, que je sois enfin seule dans ma chambre. Lorsque le crépuscule décorera mes murs avant que l’étreinte de la nuit ne vienne l’assombrir, le reverrais-je tel qu’il m’est apparu ?
Je l’espère. Et je l’attends.