En tête de cortège avec son père, Sam avançait prudemment en descendant dans les entrailles de la terre ornée de glace. Était-ce vraiment de la glace ? Cela paraissait plus dur, plus étincelant. Plus lumineux, aussi. Il n’aurait su le dire.
Le long corridor de terre se modifiait progressivement. Moins de glace aux reflets bleus, et de plus en plus de pierres blanches, jusqu’à ce que les parois deviennent des murs ivoirins parcourus de longues veines cendrées. Au bout de ce couloir se trouvait une immense porte d’ébène aux poignées d’or. L’adolescent était ébahi : comment une telle entrée pouvait se trouver là ? Il avait tellement de questions qui se bousculaient dans son esprit ! Mais aucun son ne sortait de sa bouche.
Justus tendit la main vers la porte, qui s’ouvrit lourdement, dans un grincement sinistre et pesant. Le regard de Sam suivit les veines grises qui devenaient étincelantes d’or dans la salle immense qu’il découvrait. Le marbre gouvernait la pièce ovale parcourue de colonnes et d’alcôves, prouvant que tout avait pris forme ici des centaines, voire des milliers d’années auparavant. Les lignes étaient polies et les arêtes des sculptures parfaitement nettes, comme si les formes venaient d’émerger du marbre. Le sol, tout de marbre également, était tapissé de lettres d’or et de dessins que le jeune homme n’avait jamais vu. Peut-être des runes ? Il mourrait d’envie de les toucher, savoir si ces lettres étaient des gravures ou autre chose. Ça l’attirait. En dehors de ça, il n’y avait aucune statue d’humain ou d’animal ici. Aucune poussière ni aucune lampe ou flambeau pour offrir de la lumière.
La seule source de lumière venait du centre de la pièce. Au-dessus d’un autel, seul mobilier de cette pièce, finement ciselé de formes de feuilles et de branches, se trouvait un œuf.
En tout cas, ça y ressemblait beaucoup. Et c’était sans doute la chose la plus fabuleuse qu’ait pu voir Sam tout au long de sa vie.
Car cet œuf était énorme, peut-être plus gros qu’un ballon de football, et flottait sereinement au-dessus de la surface marbrée de l’autel. L’objet merveilleux s’avérait être sans coquille ou surface dure. Rien de solide, que des volutes de fumées concentrées d’un vert émeraude pur et dont des filaments de lumières étranges filtraient de l’intérieur de l’objet merveilleux. Comme une tornade qui renfermait en son cœur un soleil et son ombre.
Sirius se fendit d’un sourire, avant de ricaner un peu plus franchement, devant la tête de son cousin, qui, bouche bée, ne savait plus où poser ses yeux. Lui-même se souvenait de la première fois qu’il était entré dans l’Antre et comment qu’il s’était extasié devant l’étrange forme. Il s’apprêta à lui adresser la parole quand Justus se tourna vers lui, le regard assez sévère et rigide. Le jeune homme blond recula, laissant le champ libre à son oncle. Retrouvant toute son attention, Sam vit que son père lui tendait une robe de cérémonie noire. Elle était plutôt quelconque, comme celle qu’on pouvait voir sur les jeunes diplômés américains, en fin de compte. C’était presque ridicule pour la situation. L’adolescent obtempéra sans rechigner, après avoir ôté son manteau et son écharpe qu’il confia à Sirius.
La famille restait à l’entrée de l’Antre. Justus et Sam firent quelques pas en avant, échangèrent rapidement quelques directives, le père scrutant le fils d’un regard inquisiteur.
— Maintenant, tu vas te diriger au centre de la pièce, et tu t’agenouilles là où il n’y a pas de lignes dorées qui se croisent. Attention, tu ne mets que le genou droit à terre, pas le gauche ! Puis tu poseras ta main droite sur ton cœur et tu fixeras alors le Sceau du Pacte. Tu as compris ?
— Oui, acquiesça le garçon qui déglutit difficilement. Et je fais quoi après ?
— Concentre-toi uniquement sur le Sceau. Tu sauras.
Sam serra discrètement les mains, et sentit ses paumes toutes moites. Son cœur battait à toute vitesse, et son esprit n’arrivait pas à se concentrer sur autre chose que les volutes de fumées tournoyantes, hypnotisantes. Les paroles de son père ne l’avaient pas réconfortées, et il se sentait plus perdu que jamais.
Il y avait trop de personnes présentes derrière lui. Trop de regards pesaient soudain sur ses épaules. Et s’il faisait une bêtise ? Et si ça ne marchait pas ? Et si quelque chose se cassait ? Dans son ventre, ses entrailles tremblaient.
Justus et Sirius reculèrent en silence et rejoignirent le reste de la famille, laissant l’adolescent intrigué face à l’objet prodigieux que son père avait mentionné comme « le Sceau du Pacte ».
Dans l’incapacité de réfléchir, il fit un premier pas, presque malgré lui. Une nouvelle sensation le parcourut, différent de ce qu’il avait connu lorsqu’il a donné vie à Charlotte ou juste avant, à l’ouverture de l’Antre. Ses pas étaient difficiles, lourds, et son cœur battait plus fort pour arriver à faire le moindre mouvement. Comme s’il devait avancer dans de la mélasse, et ce sans respirer.
La pièce, qui lui semblait déjà bien grande, lui parut encore plus immense. Mais il continuait d’avancer, avec prudence, gardant les yeux sur le Sceau. Plus par instinct que s’il l’avait réellement vu, il distingua l’endroit désigné pour s’agenouiller. Les lignes d’or, autour de lui, brillaient de mille feux, l’aveuglant presque. Sam prit une grande respiration avec difficulté, le temps de s’assurer de sa gauche et de sa droite avant de s’agenouiller. Il posa sa main sur le cœur, comme indiqué par son père. Ses gestes ne tremblaient pas, figé dans l’atmosphère chargé de Pouvoir.
Incapable de quitter son regard du Sceau du Pacte, ses pupilles se perdaient dans les volutes de fumées émeraude de l’œuf. Les rainures de lumière qui perçaient à peine paraissaient s’accroître, à croire que tout allait exploser. L’adolescent se demandait s’il fallait s’inquiéter, mais le spectacle le fascinait tant qu’il ne put ni bouger ni parler.
Quelque chose résonna en lui, faisant vibrer chaque cellule de son corps. Ce qui, jusque-là, l’écrasait dans ses mouvements, prenait une forme qu’il percevait sans peine au travers de son être dans ce qu’on pourrait appeler une voix. Ce n’en était pas une, mais c’était quelque chose d’intense, qui formait des mots dans son esprit. Comme si la lumière et la fumée s’adaptaient à lui pour s’exprimer, bien que ce n’était pas exactement ça. C’était indescriptible, mais Sam percevait chaque mot très nettement.
Il était temps. Samirelius Justus Millenium, fils du Haut Nécromancien lié au Pacte Justus Augustus Millenium, l’heure est venue pour toi de renouveler le Pacte de la Terre et de la vie, comme les ancêtres qui t’ont précédé.
Sam écoutait, complètement envoûté par le pouvoir du Sceau. A chaque parole, une myriade d’émotions et de sensations le submergeait : le froid et la chaleur, la tristesse et la joie, la peur et la colère, la quiétude et l’euphorie, la douleur et la douceur. Tout, en même temps. Perdait-il la tête ? Son cerveau peinait à trouver un sens à ce qu’il éprouvait, jusqu’à cette certitude profonde qu’on lisait en lui, au plus profond de son cœur et de son âme.
Un cœur encore naïf pour un pouvoir comme le tien est juste. Maintenant, montre tes talents.
Sam obéit, comme s’il avait toujours su ce qu’on attendait de lui. En lui s’éveilla un tourbillon d’éclairs bleu et de glace, parcourant ses veines comme une horde de chevaux fougueux prêts à tout piétiner sur son passage. C’était si évident, inné ! Comment avait-il pu ignorer cette force qui était en lui tout au long de sa vie ? Face à ce pouvoir qui attendait enfin d’être utilisé, le jeune homme en oublia que le sol était fait de marbre. Ce n’est qu’en plongeant ses mains avec vigueur qu’il réalisa qu’il allait se blesser sur la pierre. Alors l’incroyable se produit une nouvelle fois : ses doigts passèrent dans la matière comme si ce n’avait été que de la boue, ondulant autour de ses phalanges, sans aucune résistance. Les éclairs bleus s’enfoncèrent avec violence profondément dans la terre.
Et il eut une réponse. Une volonté autre que la sienne, différente même de son pouvoir, se fondit le long de ses doigts, remontant dans ses bras comme si des mains se raccrochaient à lui. Il n’y avait pas de colère ou de désespoir, juste une volonté de le guider, qui prenait le dessus sur ce que pouvait faire un jeune nécromancien qui utilisait sciemment son don pour la première fois, et voulait imprimer dans chaque cellule le mode d’emploi. Sam, enveloppé de bienveillance, se laissa faire, à la fois fasciné et spectateur de ses propres actes.
L’éblouissement de cet instant lui fit oublier ce qu’il était en train de faire jusqu’à ce que son pouvoir finisse par trouver ce qu’il cherchait : un cadavre prêt à être relevé. Il devinait, rien qu’à ce toucher inimaginable, l’ancienneté de cette personne, son importance sans arriver à comprendre pourquoi, et son impatience à être relevé.
Le cœur de Sam fit un bond, rompant son état presque hypnotique, et il tomba en arrière. Ses mains, qui s’arrachaient du marbre, laissaient voir de longs fils bleus intense au bout de ses doigts. La magie n’était pas rompue. L’adolescent se redressa vivement, et agitait ses pieds avec frénésie, tentant de rompre ces liens de malheur.
Il le sentait de tout son corps. Il arrivait. Il était là. A l’endroit où Sam se trouvait un instant plus tôt à genoux apparut alors, faisant fi du marbre qui ondulait comme de l’eau, le sommet d’un crâne osseux, avec des orbites vides et une mâchoire à nu, crasseux et nauséabond alors que des os en forme de mains sortaient pour aider le reste du squelette putréfié à pénétrer dans la pièce. Sam tremblait de tout son corps, à deux doigts de rendre son déjeuner devant ce spectacle qui n’avait plus rien de beau ou fascinant. Mais il était incapable de s’arrêter : son pouvoir agissait tout seul, et tout était hors de son contrôle. Tout ça le dépassait : ce n’était pas ainsi que Charlotte s’était levée !
Le squelette, dans des bruits sinistres, finit alors de sortir. Chaque os craquait et grinçait de toute part. La cage thoracique se levait et se baissait avec lenteur et Sam crut un instant qu’il respirait. La tête décharnée se tournait vers lui. Il aurait juré que les orbites vides le dévisageaient. Le garçon jeta des regards fous pour trouver le moyen de se soustraire à la créature.
Tous ses membres se crispaient, recroquevillant ses doigts et immobilisant ses jambes qui ne lui obéissaient plus. Il était piégé. La mâchoire s’écarta légèrement, mais aucun son ne put sortir des vieux os qui s’effritaient. Dans un ultime effort, l’être tendit la main aux phalanges craquelés, et chercha à faire un pas. Subitement, les liens se rompirent. Dans un crissement assourdissant, les os tombèrent en poussière, disparaissant dans les rainures du marbre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune trace de son apparition. Devant ce vide, le cœur de l’adolescent ne battait plus, il vrombissait. Que diable s’était-il passé ? Qui était ce squelette ? Que voulait-il ? Pourquoi tout était si différent de l’autre nuit avec Charlotte ? Des milliers de questions se bousculaient dans sa tête, néanmoins, Sam ne désirait qu’une chose : rentrer au plus vite chez lui et oublier ce squelette. Les yeux paniqués du jeune homme se posèrent à nouveau vers le Sceau du Pacte, et l’étrange voix s’adressa à nouveau à lui.
Trop de toi te désarme. Tu n’es pas prêt. Approche.
Si une seule émotion gouvernait son esprit, à cet instant, c’était la terreur. Ce qu’il avait devant lui était capable de dépasser sa volonté sur son propre corps. Il aurait voulu courir à toutes jambes vers la sortie, et pourtant, il obéissait au Sceau. Il ne savait même pas pourquoi, néanmoins, c’était comme s’il n’y avait pas de choix. Il devait le faire, c’était tout.
Les lumières de l’œuf fabuleux s’agitaient sous ses yeux, ses volutes de fumées tourbillonnaient de plus en plus vite. Était-ce normal, tout ça ?
Seul face à l’autel, il était persuadé que le moindre de ses gestes étaient épié scrupuleusement.
Tu déchireras et seras déchiré.
On te haïra et tu seras aimé.
Tu chercheras et tu seras trouvé.
Tu souffriras et ton cœur fragile va pleurer.
On te sauvera comme tu as sauvé.
Et tout ce qui est commencé sera terminé.
Les mots résonnaient dans la tête de Sam comme une fatalité. Il étudia le Sceau avec terreur. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il ne comprenait rien ! Chaque centimètre de son corps tremblait. C’était vraiment trop pour lui ! Et pourtant, il avait ce besoin irrépressible depuis qu’il avait posé ses yeux sur l’œuf merveilleux : le toucher. Les doigts de l’adolescent s’approchèrent dangereusement des volutes agitées, quand soudain, celles-ci s’enroulèrent comme un serpent le long de son bras avant de pénétrer dans sa peau, et jusque dans son cœur.
Les yeux du garçon s’ouvrirent, plus verdoyants et lumineux que jamais, puis son corps se tourna alors vers l’assistance. Sur les visages se dessinaient stupeur et peur. Parmi eux, Justus n’avait jamais été aussi blême. Son regard était complètement perdu face à son fils qu’il ne reconnaissait pas. Plus aucune fumée émeraude autour de lui, et derrière, le Sceau n’était plus visible.
Toutefois, il avait saisi ce qu’il se passait. Plus alerte que jamais, il s’avança prudemment vers Samirelius pleinement possédé par la Puissance du Pacte. Celui-ci dessinait sur ses lèvres un sourire tendre et sage, avant de prendre la parole.
Une voix étrange sortit alors de sa bouche, entre celle de Sam et celle qu’on imaginerait de la lumière, qui retentissait dans toute la salle, faisant vibrer les murs. Un timbre particulier qui n’appartenait à personne, mais que tous reconnaissaient sans peine.
— Que le Pacte puisse perdurer. Samirelius Justus Millenium est maintenant nécromancien au service de la Terre et de la Vie. Quelqu’un conteste-t-il ce droit ?
Il était difficile de savoir si quelqu’un pouvait répondre ou non, écrasé par la puissance libérée à chacun des mots prononcés. Personne ne semblait être en mesure d’articuler le moindre mot. Justus se demanda pourtant s’il devait le faire. Sa conscience lui intima fermement de se taire, et le père qu’il était serra les dents.
— Que son cœur faible soit éduqué. Justus Augustus Millenium, tu as la tâche de l’élever et de veiller sur lui.
— Oui, agréa le chef de famille en s’inclinant sans détourner le regard du Sceau.
— Justus Augustus Millenium, Il doit apprendre de tous les Hauts. Quand sa formation sera achevée, ramène-le ici en leur présence à tous.
— Oui, répéta-t-il.
— Qu’il en soit ainsi.
Les volutes de fumée recouvrirent entièrement Sam avant de le relâcher, laissant le garçon retomber maladroitement au sol, exténué. Derrière lui, le Sceau reprit sa forme et sa position initial. C’était fini. Il ne se sentait toujours pas soulagé pour autant. Quelque chose le mettait mal à l’aise. Il avait l’impression qu’un détail essentiel dans cette pièce avait changé. Qu’est-ce que ça pouvait être ? Tout paraissait scrupuleusement identique. Il en était certain, quelque chose cochait.
Justus s’avança vers lui avec douceur, et, en faisant le moins de bruit possible, lui intima de sortir. L’adolescent obéit, incapable de penser à quoi que ce soit d’autre. En face de lui, il apercevait les visages des membres de sa famille. Il y avait des mines graves, d’autres expressions de surprise, voire de méfiance. Et des chuchotements. Beaucoup de chuchotements. Comme un bourdonnement ininterrompu dont il ne comprenait pas un seul mot.
Près de lui, Justus marchait, le corps raide. D’un signe de tête, il ordonna à tout le monde de remonter à la surface. Les murmures indiscrets disparurent à l’extérieur, tandis que la lourde porte d’ébène se fermait derrière Sam. Il était le dernier à quitter la pièce, et hésita à jeter un dernier coup d’œil au Sceau. Était-ce par fatigue ou par peur ? Il n’en fit rien. Sam se mit à gravir les marches aux côtés de son père sans se retourner.
— J’ai fait ce qu’il faut, n’est-ce pas, Papa ? articula-t-il tout doucement à son père.
L’adolescent ne l’avait jamais vu aussi tendu. Le dos droit et la tête haute, on aurait pu croire qu’il se grandissait à en frôler le plafond. Le visage de l’homme se creusait sous les questions qu’il se posait et celles auxquelles il allait devoir répondre. Néanmoins, il devait en premier rassurer son fils qui tenait à peine debout.
— Tu n’as rien fait de mal. Es-tu fatigué ?
— Je… je crois, oui. Il se fait tard, acquiesça le garçon d’un lent mouvement de tête.
C’était clairement la réponse que son père voulait. Il voyait clairement la mâchoire paternelle se décrisper.
— On va rentrer alors.
*****
Le vent de la nuit glaciale fouetta vivement le visage de Sam à la sortie du tunnel, avant que les gouttes de pluie de le piquent, ce qui le réveilla un peu de sa léthargie. Toute la famille les attendait, avec son père, qui le mit à l’abri de l’averse à son tour. Sam se demanda d’où venait tous ces parapluies. Sans doute la question la plus normale qu’il se posait à ce moment-là.
Peut-être était-ce pour cela qu’il ne se rendit pas compte que son père parlait à quelqu’un d’autre que lui. Penchant la tête, il aperçut sa tante Rosebel, cousine directe de Justus. Ses cheveux d’un roux éclatant brillaient même dans la nuit, tenus en chignon serré. Elle avait beau être petite et rondelette, elle lui avait toujours fait peur. Car Tante Rosebel était la seule personne qu’il connaissait qui se disputait comme une gamine avec son cousin.
Il fallut à Sam un moment pour comprendre ce qu’elle voulait, la voix de la petite dame s’atténuant en même temps que le temps empirait.
— Non, Justus ! On doit savoir ! Sam, que t’as dit le Sceau ? Il doit révéler ce que le Sceau du Pacte a dit, c’est ainsi. Vous ne pouvez pas partir avant que les Chuchoteurs recensent ses paroles.
— Cela peut attendre qu’il reprenne des forces, non ? tenta de négocier Justus.
— Non, fit-elle d’un ton catégorique.
Tante Rosebel était d’origine irlandaise, elle en avait hérité la fierté et l’entêtement réputé des Irlandais. Son regard noisette était dur comme l’acier. C’était mauvais signe. Sam savait que ça allait dégénérer en dispute, et il n’avait vraiment pas l’énergie d’assister à une scène de ce genre. Il ne rêvait qu’à une seule chose : retrouver son lit douillet, chaud et sec. Il expliqua de lui-même ce dont il se souvenait afin que son père ne soit plus mis à mal.
— Le Sceau m’a dit que j’aurais autant de joies que de douleurs dans ma vie, et que je finirais ce que je commence. Si j’ai bien tout compris…Ah, et que j’avais un cœur faible et naïf, aussi.
La petite dame leva les yeux vers son neveu, et le considéra un instant. Sam était clairement à bout de force. Lui-même reconnaissait sans peine qu’il n’avait rien compris à tout ce que lui avait dit le Sceau. Il en parlerait mieux à son père, mais là, il avait fait tout ce qu’il pouvait pour répéter les choses au mieux.
Sa tante avait l’air encore plus contrariée mais ne rajouta rien d’autre. Elle-même dû admettre qu’il n’était pas en état de faire mieux devant le visage blême et les épaules voûtées de son neveu. Elle se fendit alors d’un long soupir et accepta de reprendre cette conversation plus tard. Elle aussi avait froid.
*****
Le trajet du retour se fit dans un grand silence. Sam ne chercha même plus à garder les yeux ouverts, et Justus n’ouvrit même pas sa tablette pour consulter ses dossiers. Il gardait son regard d’un noir d’encre vers l’extérieur, comme s’il cherchait des réponses dans la nuit obscure. Mais seule la pluie lui répondait, frappant frénétiquement les parois vitrées de la voiture tout au long du chemin. L’averse se fit si forte à un moment qu’ils furent forcés de s’arrêter quelques instants sur le bas-côté.
Dire qu’il avait fallu que cette soirée soit la nuit d’un épisode cévenol ! Justus se demandait comment cette sortie nocturne pouvait empirer, et un éclair tomba tout prêt de la voiture, dans un tonnerre tonitruant qui réveilla Sam en sursaut. Un cri lui avait échappé, mais il reprit contenance immédiatement en voyant son père impassible.
— Plus fort est l’orage, plus belle est l’accalmie.
Justus prononça ces mots sans que son fils ne sût à qui ils étaient destinés. Quelques éclairs tombèrent encore, et la pluie s’atténua, leur permettant de reprendre la route.
*****
Lorsqu’ils franchirent le seuil de la porte d’entrée, Charlotte sauta dans les bras de Sam, qui faillit chanceler sous la surprise, puisqu’elle n’était pas lourde. Il espérait de tout cœur qu’elle n’avait pas passé trop de temps à l’attendre sur le seuil. Elle avait tendance à vouloir être trop sérieuse, mais il sourit en reconnaissant un ancien pyjama qu’il mettait enfant.
Dans le grenier, Sandra emmagasinait tout un tas de souvenirs d’enfance de Sam. Elles avaient dû passer la soirée ensemble là-haut. C’était l’un des endroits les plus amusants de la maison pour un enfant. Mais aussi l’un des plus effrayants les soirs d’intempéries. Avait-elle craint l’orage ?
— Maître, j’étais si inquiète pour vous !
La voix cristalline et joyeuse de l’enfant fit sourire l’adolescent. Sandra pénétra à son tour dans l’entrée et embrassa son fils sur le front, avant d’échanger un regard avec son époux, qui refermait la porte derrière eux.
— Est-ce que tout s’est bien passé ?
Sam déposa doucement Charlotte près de lui. La petite fille attrapa fermement la main de l’adolescent dans les siennes. Il prit une petite inspiration avant de répondre à la question de sa mère.
— Je ne sais pas. Je me sens très fatigué et bizarre…
— Êtes-vous malade, Maître ? Je vous en prie, vous devez vous allonger ! s’affola alors Charlotte avant que Sam pose sa main libre sur la tête brune de l’enfant.
— Je vais bien, je suis juste épuisé… Je vais me coucher, si ça ne dérange personne, ajouta-t-il à l’adresse de ses parents.
— Va, mon Samy, bonne nuit, dit sa mère en l’embrassant tendrement une dernière fois.
— Repose-toi bien, le salua son père.
Charlotte ne le lâcha pas un seul instant et monta avec lui les escaliers qui menait vers la chambre. Les pas de Sam étaient lourds, chaque marche l’épuisait un peu plus, et il se demandait pourquoi il ne tombait pas à chaque fois qu’il soulevait un pied. La petite fille le soutenait, mais il ne voulait pas s’appuyer sur elle : il avait tellement peur de lui faire mal ! Lorsqu’ils arrivèrent dans le couloir tout en haut de l’escalier, Sam s’arrêta un instant devant la fenêtre ronde qui ornait le mur. En journée, cette vitre laissait voir les branches touffues des bouleaux centenaires derrière la maison. Le soir, on ne distinguait plus les couleurs d’automne du feuillage, ni les branches claires qui se faisaient de plus en plus nues. Cependant, les nuits de vent faisaient s’agiter tout ce décor paisible comme un océan de verdure déchaîné. Il distinguait clairement les branches les plus proches onduler comme la houle en pleine tempête.
Un instant, quelque chose lui parut étrange au travers de ce spectacle familier. On aurait dit une silhouette. Il cligna des yeux, surpris, mais finalement, il n’y avait rien. Rien qu’une ombre dû à sa trop grande fatigue.
Charlotte guida le jeune homme vers sa chambre, l’arrachant délicatement à la fenêtre pour qu’il puisse enfin rejoindre son lit. Au fur et à mesure que ses vêtements tombaient au sol, il avait l’impression qu’un poids se retirait de ses épaules. Une fois en pyjama, il se glissa dans ses draps. A peine sa tête avait-elle touché l’oreiller que ses yeux se fermèrent dans un sommeil profond. Près de lui, Charlotte le recouvrit délicatement de sa couverture, éteignit la lumière puis s’assit sur la chaise à côté de son Maître, veillant sur son sommeil de ses grands yeux sans éclat.
*****
Dans le salon, Sandra portait un petit plateau garni d’une théière fumante et de deux tasses, qu’elle déposa sur la table basse en verre, près du fauteuil où Justus s’était installé et qui se perdait dans ses pensées. Elle servit les deux petits récipients et en tendit une à Justus, qui l’accepta de bonne grâce. Le thé brûlant réchauffait agréablement ses doigts gelés autour de la porcelaine, et chaque gorgée arrivait à le détendre, sous le regard patient de son épouse. Celle-ci prit place près de lui, et posa une main tendre sur l’épaule de son époux.
— Que s’est-il passé ?
— N’importe quoi… grommela Justus.
Devant le regard inquisiteur de sa femme, Justus savait qu’elle ne se contenterait pas de ça. Il n’avait pas vraiment envie de lui en parler, mais elle devait tout savoir. Il but une gorgée de thé en plus, et se reprit.
— Il n’a pas tenu le mort debout plus de quelques secondes, soupira-t-il. Il s’agit de la pire performance jamais vue dans cette salle.
Sandra but à son tour, un sourire serein aux lèvres. Ils avaient beau avoir les mêmes tasses, celle de Justus paraissait ridiculement petite entre ses doigts, alors que la sienne avait l’air immense entre ses mains.
— Il n’a pas fait une deuxième Charlotte alors, dit-elle rassurée.
— Non, mais j’aurais préféré vu la suite.
Son mari ne dissimulait plus son agacement ou son embarras. Il n’avait pas besoin de faire cela, elle s’en serrait vexée, même, tellement elle le connaissait par cœur. Avec elle, il pouvait se laisser aller.
— Comment ça ? dit-elle, intriguée.
— Le Sceau, maugréa-t-il. Il n’a pas réagi comme d’habitude. Tu sais qu’en temps normal, le Sceau fait répéter au nouvel initié le serment qui lie notre famille au Pacte. Sam n’a pas répété le serment. Le Sceau a décidé de le posséder.
La nouvelle retentit dans l’air. Sandra laissa échapper un petit cri de stupeur, manquant de renverser sa tasse au sol.
— Qu’est-ce que tu me racontes ? s’exclama-t-elle interdite.
— Le Sceau l’a possédé, et a déclaré que Sam était à son service, expliqua-t-il. Il m’a rendu responsable de son éducation à la Nécromancie. Toutefois, il a réclamé que tous les autres Hauts Nécromanciens lui enseignent aussi.
C’était le détail qu’il craignait le plus, ce qui lui avait causé le plus de souci depuis ces dernières heures. Il devinait sans peine dans les yeux verts étincelants de sa femme, qu’elle aussi redoutait ce que cela impliquait.
— Tu veux dire… hésita-t-elle.
— Il va devoir apprendre des Hauts de la famille, oui, soupira-t-il assez contrarié.
Sandra leva un sourcil.
— Mais aussi des Hauts des autres clans, n’est-ce pas ?
Justus but une nouvelle gorgée, à la fois pour se détendre et pour se convaincre de la conclusion de ses réflexions.
— Non. Nous sommes les Millenium, ce serait stupide qu’ils doivent fréquenter les autres familles.
— Le Sceau a bien dit « tous les autres Hauts Nécromanciens » ? insista-t-elle.
— Les mots exacts sont « Il doit apprendre de tous les Hauts », rapporta-t-il intrigué.
— Alors, il ne va pas seulement s’agir des Hauts de la famille, Justus. Les autres aussi. Tu le sais.
Justus pouvait difficilement devenir plus pâle qu’en cet instant. Il planta son regard noir dans celui de son épouse, qu’il trouvait beaucoup trop calme pour une situation si extraordinaire au sujet de leur fils. Elle n’était pas nécromancienne, était-ce pour cela qu’elle ne se rendait pas compte des dangers que ce que cela pouvait signifier pour Samirelius ?
— Les autres clans ne sont pas tous liés au Sceau du Pacte, s’écria Justus. Certains sont vraiment horribles, et c’est à cause de ceux-là que les nécromanciens ne sont connus qu’à travers des histoires plus sordides les unes que les autres ! Et tu voudrais laisser notre fils fréquenter ces gens-là ?
Justus manqua de s’étouffer en repoussant alors sa tasse désormais vide sur la table basse dans un petit claquement contre la surface de verre. A ses côtés, Sandra finit calmement son thé avant de poser délicatement le petit récipient de porcelaine près de celui de son époux.
D’une voix impassible, elle prit à nouveau la parole.
— Que se passera-t-il, Justus, si tu as tort ? Tu m’as expliqué autrefois que les mots du Sceau ne sont jamais prononcés à la légère. Si les seuls Hauts devant enseigner la nécromancie à notre fils étaient ceux appartenant à la famille Millenium, cela aurait été précisé, n’est-ce pas ?
Elle n’avait pas tort. Elle était simplement arrivée à la même conclusion que lui. Cette même fin qui ferait prendre à leur fils un voyage dangereux quand viendra l’heure. Il n’était pas prêt à l’accepter. Son épouse devait l’être encore moins que lui. Et pourtant, comme si elle avait toujours un train d’avance sur son mari, Sandra avait compris, et anticipait déjà la suite.
Justus ferma les yeux. Il avait besoin de respirer un grand coup. Lorsqu’il les rouvrit, il plongea son regard dans celui de son épouse qui lui caressa tendrement le visage, apaisant pour un instant son cœur et son esprit.
— J’irais demander conseil. Est-ce que cela te convient-il, ma douce ?
Sandra l’embrassa tendrement et enlaça avec tendresse son époux.
— Merci, mon chéri.