Winifred Newlin, assise sur le canapé, se tenait droite comme une vraie dame doit l’être, et vêtue d’un tailleur noir assez simple. Le maquillage sobre et les cheveux simplement relevé par un chignon de danseuse, la jeune femme avait récupéré quelques forces. Charlotte était ravie de la présence de sa maîtresse d’école, et un sourire arborait son petit visage de porcelaine. Sam, quant à lui, ne savait pas trop comment engager la conversation.
— Mademoiselle Cruz est venue me trouver, commença Winifred. Ton amie Chuchoteuse me semble plutôt concernée par ton éducation, jeune Nécromancien. Tu as de la chance.
— Je suis désolé, s’excusa le garçon avec sincérité, j’avais pourtant dit à Mye de vous laisser tranquille.
L’institutrice lui sourit avec douceur, le réconfortant.
— Ce n’est pas dans la nature des Chuchoteurs d’obéir. Cependant, elle a dit que tu avais trouvé une des Cinq Puissances. Cela prouve que si tu restes ignorant, cela deviendra dangereux pour toi. Est-ce que tu comprends ?
Sam acquiesça d’un hochement de tête. Il rechignait à repenser à ses échecs, à ses peurs, aux attentes qui commençaient à peser lourdement sur lui. Il hésita un petit moment avant de dévoiler ce qu’il avait sur le cœur.
— J’ai accepté d’apprendre, mais je n’y arrive pas. Mye a voulu m’expliquer. Elle dit que nos dons sont similaires, alors, ça devrait fonctionner, mais rien ne marche.
Un silence se fit, avant que l’adolescent ose enfin dire à voix haute ce qui le touchait.
— Je ne suis pas celui qu’elle pense. Et je ne crois pas avoir trouvé une « Puissance », comme elle le dit.
Le regard bienveillant de l’institutrice, face à ce jeune hésitant et peu sûr de lui, allait de paire avec la voix douce quand elle prit la parole à son tour.
— Mye est une jeune Chuchoteuse, elle peut encore dire des bêtises, on dirait. Les Chuchoteurs peuvent entendre et voir les Morts. Toi, tu peux les manipuler. Ce n’est pas la même chose, car ils ont un don passif, et le tien est actif. Donc, ça ne fonctionne pas pareil, expliqua Winifred. Maintenant, je voudrais que tu réfléchisses un peu. Qu’as-tu ressenti en rendant Charlotte à la vie ?
Sam plissa le nez, car il évitait de repenser à cette nuit terrifiante. Charlotte, sans mot dire, vint poser sa petite menotte blanche sur le dos de sa main, lui confiant un regard encourageant. Il se rappelait ses nausées, ses membres engourdis, puis crispés par le froid. Observant ses doigts, il voyait les ficelles bleus qui avaient tirés Charlotte de son repos éternel. Tout était si confus, ce soir-là…
Pourtant, si on écartait de ces souvenirs la peur et les sensations qui embrouillaient sa perception de ce soir-là, à bien y réfléchir, il y avait bien quelque chose.
— J’ai senti son appel, murmura presque Sam après un silence de réflexion. Elle voulait se lever. J’ai senti son corps et son âme se connecter à moi. J’ai senti ma vie l’animer pour qu’elle vienne à moi. Je l’ai relevé en lui confiant ma vie.
— Était-ce terrifiant ? demanda-t-elle.
— Non. Elle bouillonnait de Vie, avoua Sam.
— La Nécromancie des Millénium est pleine de Vie. Elle est respectueuse et connaît les limites avant d’être réellement morbide et néfaste. Les Enfants de Lumière savent qu’ils n’ont pas le droit de s’en prendre à un Nécromancien Millénium sans preuve de corruption. Et il parait que votre Pacte n’est pas tendre avec les Traîtres, ajouta-t-elle non sans un petit rictus.
— Je l’ignore. On ne peut pas dire qu’on m’aide pour l’enseignement historique de notre famille non plus.
— Utiliser ses dons, ce n’est pas comme apprendre à utiliser ses mains ou ses pieds. Ce n’est pas inné, ni matériel. En réalité, on pourrait presque dire que personne ne peut t’apprendre à te servir de tes dons. Chacun finit par trouver sa propre façon de s’en servir. On trouve simplement des « trucs » qui peuvent aider à ses concentrer, mais tu es le seul à pouvoir faire ce chemin, Sam.
Voilà une réponse dont Sam se serait bien passé, et il finit par soupirer d’agacement.
— Que suis-je sensé faire, alors ?
Winifred reprit une posture d’enseignante face au comportement de Sam. Elle comprenait bien que tout était nouveau pour lui, qu’il se sentait dépassé. Cependant, elle devinait sans peine le potentiel de ce jeune homme qui n’avait pas son pareil chez les Nécromanciens.
— Mye m’a dit que le Pacte ne t’a pas fait renouveler le serment, déclara-t-elle. Alors, pour l’instant, tu n’as aucune contrainte pour que tu puisses apprendre au maximum de tes capacités. C’est inédit, le savais-tu ? Tu as le droit d’apprendre les interdits des Millenium.
— Je ne veux pas ! s’exclama l’adolescent, perdu. Je ne compte pas profaner les morts !
— C’est plutôt bon à savoir, sourit Fred en constatant son innocence. Mais cela veut aussi dire qu’en premier, tu dois faire les choses comme tu le sens. Est-ce que tu voudrais bien essayer un truc de nécromancien avec moi ?
La curiosité piqua Sam au vif. Il savait que Winifred était une ancienne Enfant de Lumière. Que pouvait-elle proposer, alors, comme « truc » de nécromancien ?
— Je te fais confiance, accepta-t-il après un temps d’hésitation.
— Suis-moi, acquiesça-t-elle.
Samirelius suivit Winifred dans le jardin, ou une boîte était posée sur la table d’extérieur. Une banale boîte à chaussures jaune et grise qui intriguait beaucoup. Il observait alternativement la boîte et Winifred, attendant ses instructions. Celle-ci se plaça en face de lui et entama ses explications.
— La magie nécromancienne est efficace sur les Démons pour deux raisons majeures : leurs serviteurs ne peuvent pas mourir, et ils retirent la vie des Démons. Tu peux donc rendre momentanément la vie à un être, mais tu peux aussi la retirer, la transférer ou la manipuler comme bon te semble. Tu me suis ?
— Oui, jusque-là, déglutit le garçon qui ne quittait plus la boîte des yeux.
— Un corps auquel tu retires la vie peut encore accueillir une vie pendant environ trois minutes tout au plus. Que ce soit la vie du propriétaire du corps ou non. Maintenant, dans cette boîte, il y a un rat. Il est vieux et malade, ne t’inquiète pas. En prenant en compte ce que je viens de te dire, je veux que tu prennes la vie du rat et que tu la lui rendes.
Sam était abasourdi. Elle avait lui avait demandé ça exactement comme on pourrait demander de faire un café. Plongeant son regard dans le sien, il comprenait qu’elle ne plaisantait absolument pas. Elle attendait réellement qu’il soit capable d’une telle chose.
— Co… comment je dois faire ça ? bredouilla-t-il.
— Rappelle-toi de la façon dont tu as ressuscité Charlotte, lui sourit-elle. Laisse-toi guider par ton pouvoir et ta volonté. Pour le moment, rien d’autre ne compte. Tu n’as rien à craindre : cela te demandera beaucoup moins d’énergie que lorsque tu as relevé Charlotte.
— Mye m’a fait rendre la vie à un arbre, l’autre jour, se rappela-t-il. Je dois faire pareil ?
— Fais les choses comme tu le sens, tout simplement. Je me contente de te regarder. Vas-y.
L’adolescent tendit une main hésitante pour ouvrir la boîte, mais n’ôta pas directement le couvercle. Les sourcils froncés, il se rendit compte qu’il percevait déjà la vie du rat sous ses doigts au travers du carton. Presque comme s’il la voyait. Une toute petite vie, très affaiblie, se trouvait dedans. Il la sentait comme on sent la lueur des bougies. Un vieux rat malade, vraiment ?
Il repoussa le carton qui servait de couvercle et vit le rat en question. Une petite boule de poils blancs aux yeux rouges allongé sur le flanc qui agonisait. Avec lenteur et délicatesse, ses mains se posèrent dans le pelage rêche de la petite créature. Il sentait son cœur fatigué qui battait trop vite, ses os et ses articulations si douloureux que sa respiration n’en était que plus difficile. Respirer faisait si mal !
Sam se retint de retirer ses mains, submergé par toutes les sensations du rat. Lui n’osait pas bouger, entre ses douleurs et l’effroi envers les géants qui l’avaient emmené jusqu’ici. Lentement, les mains de Sam bleuirent. Le petit animal, quand à lui, n’aspirait qu’à finir sa vie sans avoir mal.
L’apprenti nécromancien ne souhaiter qu’apaiser le rongeur. Les douleurs cessèrent enfin, libérant sa vie de son corps terrestre. Cette petite vie prit la forme d’une petite flamme de bougie étincelante. Il percevait le soulagement de la petite créature. Le doute l’assaillit soudain. Fallait-il vraiment rattacher cette petite vie entre ses mains dans ce corps endolori ? Devait-il plutôt le laisser partir ? Ou alors…
Le petit corps se refroidissait vite. Les doigts bleus du garçon traversèrent sans peine le corps du rat et s’immisça dans chaque cellule pour la restaurer. Le rongeur devint bleu sous la lumière du Nécromancien avant qu’il ne remette la petite vie dans son corps. D’abord froid et raide, Sam voyait sa lumière s’éteindre avant d’entendre le cœur de la petite créature repartir. Le rat respira et en même temps que lui, il constata que la guérison était parfaite. Le rongeur n'avait plus aucune douleur, et reconnaissait de tout son être qui était son bienfaiteur. Il grimpa instantanément dans le cou de Sam, escaladant le long de son bras, ce qui chatouilla légèrement l’adolescent.
Face à lui, Winifred restait bouche bée. Cet adolescent était capable de guérison ? Elle n’avait jamais entendu qu’une chose pareille de part d’un Nécromancien. C’était l’apanage des Enfants de Lumière !
Mye, la jeune Chuchoteuse, avait pris soin de la prévenir : les pouvoirs de Sam étaient différents. Justus l’avait aussi averti : son fils ne connaissait rien de leur univers mais pourrait s’avérer hors norme. De là à s’attendre à un tel miracle ? Le Haut Maître Millenium, cependant, avait précisé à la jeune femme de ne pas faire savoir à Samirelius qu’il était exceptionnel. Que se passait-il donc avec ce garçon ?
— J’ai réussi, Fred ? demanda-t-il non sans anxiété face au mutisme de Winifred.
— Il n’y a aucun doute là-dessus, le rassura-t-elle en chassant ses pensées pour le moment. Tu n’es pas épuisé ?
— Non. En fait, c’était évident, avoua-t-il avec surprise. Je crois que tu devrais continuer à m’apprendre. J’ai l’impression que c’est plus facile. Avec Mye, ou même Sirius, ça me parait moins évident.
— C’est sans doute parce qu’ils sont à l’aise avec leurs dons depuis si longtemps qu’ils sont pressés de pouvoir partager tout ce monde qui t’est inconnu. Cela te viendra naturellement. Restons-en là pour aujourd’hui, d’accord ?
Sam accepta avec le sourire et se dirigea vers la maison, espérant demander à sa mère de pouvoir garder le rat avec lui, Charlotte à ses côtés.
*****
Ma fugue date, maintenant.
J’ai faim, j’ai froid, je n’ai plus d’argent et je ne l’ai toujours pas retrouvé.
Il a disparu. Le reverrais-je un jour ?
Je repense souvent à Sam. Peut-être pourrait-il m’aider ?
J’hésite, j’ai peur. Mais je ne veux pas rentrer.
Je fouille dans la ville, j’ai même retrouvé la faille qui a tué les gens lors de la secousse qui a englouti la rame de tramway.
Mais de lui, je n’ai trouvé aucune trace, rien. Personne n’en a entendu parler. C’est comme s’il n’existait pas.
Les gens ne savent rien sur moi non plus. Personne n’a deviné que je suis sourde. Je dors dans le parc, car j’ai trouvé en hauteur un tronc assez creux pour me protéger sans avoir à aller dans un foyer.
Du moins, je croyais ne pas avoir été repéré.
Mais ce matin, en descendant de mon arbre, je n’étais pas seule.
Cinq gardes du corps plus forts et plus rapides que moi n’attendaient qu’un ordre pour se saisir de moi.
Et devant eux, le regard glacé, ma mère me toise comme la plus grande honte pour elle que j’ai toujours été.