Vieille ville
Cette nuit, on traque le damné à Orléans.
Je suis arrivé par une forêt et parti en repérage pour trouver un endroit discret où ouvrir un portail.
Ces quais déserts, plongés dans l'obscurité, me paraissent une bonne option. On est en plein cœur de la ville, ça nous évitera de courir pendant des plombes.
Positionné face à l'eau, j'écarte les pattes et griffe le sol. L'air autour de moi s'alourdit, se charge de poussière et forme un nuage qui explose au-dessus de la surface plane.
L'ombre de mon large portail efface le reflet lumineux de la lune. Les quatre membres de la meute jaillissent des ténèbres un par un. Leurs corps agiles se détendent au-dessus de l'eau et atterrissent silencieusement sur les quais.
Une fois au complet, je referme le tourbillon obscur qui flotte au-dessus de l'eau et lance :
— Ce soir, on fait ça vite fait. J'ai pas envie de traîner des lustres dans ce vieux patelin.
La rapidité avec laquelle je trace après être passé dans l'ombre souligne mon impatience. Les autres font de même et s'élancent à ma suite vers le centre ville.
— Les Français ont un goût fade ! Donc ça me va.
— Ouais ! Putain, je me rappelle encore de la chair tendre et épicée du Vénézuélien de l'autre nuit. Pourquoi on n'a pas un délice pareil tous les soirs ?
— Tu sais très bien que c'est à la meute des forêts du Nord que le maître donne les meilleurs damnés.
— Tu vas te faire détruire s'il t'entends le critiquer, ricane l'autre femelle.
— Je dis ce qui est !
Je me fous de leurs jérémiades. Elles se superposent en arrière-plan dans mon esprit. La meute continue à fendre les rues de la ville à toute allure. Ses bâtiments anciens, auxquels s'accordent les plus récents, défilent en vision périphérique.
Je cours en tête, là où est ma place. Masqués par les ténèbres, on slalome aisément entre les rares créatures terrestres et voitures qui sillonnent encore les rues de la ville à cette heure tardive. Je fais un écart pour éviter une de ces longues machines de métal qui roulent sur des rails, et on bifurque vers la grande place d'une immense cathédrale.
Les lieux consacrés nous sont inaccessibles. Ils nous brûlent la chair au moindre contact, pareil pour les objets. Les autres et moi, on éclate donc notre formation en V pour contourner ce maudit bâtiment de mes deux.
Son énergie consacrée irradie et me hérisse les poils. Ce frisson d'inconfort se propage dans la meute, soulevant une certaine irritation.
— Je m'arrêterais pisser dessus si on avait ce temps.
Les autres grognent leur approbation et ajoutent leurs propres insultes. L'acidité qui nous ronge ne fait que se renforcer. Je lève le museau en l'air.
Mes cordes vocales vibrent, ma gueule s'ouvre en grand et je pousse un hurlement horrifique. Il résonne dans tout le quartier.
Sujets au même énervement, les autres répondent à mon cri dans un écho aux promesses de mort.
Les humains sur notre passage sursautent et s'affolent. Malgré notre avancée rapide, je sens le fumet excitant de la peur se répandre dans l'air.
Un sourire fend ma face.
Je prends toujours un malin plaisir à semer la terreur parmi les habitants de la Terre. Mais je dois avouer qu'en ce moment, j'ai beaucoup plus stimulant pour me distraire : Aubrey, mon obsession des Îles de Guadeloupe. Je suis pressé de tuer le connard du soir et d'enfin aller le rejoindre.
Je l'observe toutes les nuits, ça fait déjà une vingtaine de lunes terrestres que je le monte.
Les fois où j'arrive à me contrôler, je lui accorde quelques soirs de répit pour que son anus se remette de mes passages. Je m'assure de le malmener assez pour qu'il soit plus rien qu'à moi, mais je veux pas l'abîmer.
Pas si vite.
Donc, bien sûr, je baise des chiennes infernales ou des démons entre-temps. Aubrey est tellement appétissant, et son aura si entêtante, que je pourrais le posséder jusqu'à le saigner à blanc si je me déchaîne pas dans d'autres culs.
Un frisson macabre me traverse à cette idée. Ma bite tressaille.
— Ben alors, Khaleel, l'idée de bouffer du vieux schnock t'excite à fond on dirait !
— Autant que celle de t'arracher la jugulaire.
Leurs rires moqueurs éclatent et je m'efforce de me concentrer.
On arrive enfin sur la propriété du client. Un artisto d'une vielle famille bourgeoise. Il a signé pour éviter la disparition de sa lignée et doit ce soir payer sa dette à notre maître en prenant un aller simple pour l'Enfer. La meute encercle la demeure. Nos hurlements lugubres s'élèvent à nouveau, annonçant notre présence menaçante au damné. Pourtant, l'heure arrive et l'aristo retarde le rendez-vous.
Cette couille molle pense sans doute avoir tout prévu en entourant son domaine de hautes clôtures en fer. C'est sous-estimer la détente d'un chien de l'Enfer. Je lance l'ordre de pénétrer la zone et on passe cet obstacle sans effort. Une fois à l'intérieur du terrain, force est de constater que l'humain a fait appel à des protections plus puissantes pour nous empêcher de pénétrer la bâtisse.
Je commence à perdre patience et arpente la cour en cercles, scannant l’intérieur avec une attention accrue pour repérer la moindre chaleur corporelle. Dès que je trouve la signature énergétique du damné dans une des pièces de l'étage, je crache dans son esprit :
Tu pourras pas te planquer éternellement, trou duc. On reviendra toutes les nuits et on montera la garde le jour s'il te faut. Autant éviter de nous faire chier et accepter d'être déchiqueté dès ce soir.
C'est pas comme si on leur laissait pas le choix !
Si ces insignifiants avaient assez de cran pour s’ôter la vie eux-même, comme convenu dans les termes de leurs contrats, ils échapperaient à la sentence de nos crocs.
Je m'en plains pas, je suis conçu pour tuer. C'est ma raison de vivre et j'adore ça. Mais ça me fout en rogne que ces enflures, qui s'agenouillent volontiers devant mon maître, cherchent à le niquer en se barricadant derrière des protections anti-démon dès qu'ils obtiennent ce qu'ils veulent.
D'une façon ou d'une autre, mon maître jouira de ton âme, saleté d'humain. Si tu sors pas de cette baraque maintenant, je vais m'assurer que tu crèves le plus douloureusement possible.
Je te boufferai vivant, et je prendrai mon temps... Crois-moi, tu vas regretter de pas t'être tranché les veines quand t'en as eu l'occasion.
Du mouvement se fait sentir dans la maison.
— Ah, quelqu'un sort !
— J'ai remarqué.
Je m'agace, parce que j'en ai ras le cul de poireauter. Je suis tiraillé entre l'envie de le buter illico pour en finir ou lui infliger souffrance et douleur jusqu'à ce qu'il me supplie de mettre fin à sa misérable existence.
La porte en bois massif au milieu de la façade s'ouvre. Mon irritation se propage dans les veines de la meute, dominant la confusion qui se soulève chez les autres.
Un des mâles finit par geindre :
— C'est le damné, tu crois ?
Une des femelles répond à ma place.
— Comment tu veux qu'il sache ? Khaleel est Alpha, pas devin. Et cet humain ne sent pas l'Enfer.
Elle dit vrai, il ne sent rien qui puisse nous aiguiller.
Seules quelques effluves aux notes huilées émanent de l’homme qui sort de la maison, une large capuche noire sur la tête.
— On fait quoi, Khaleel ?
— Stand-by et observation.
Mon ton est aussi tendu que mon corps et mes yeux ne quittent plus l'humain.
Il descend les quelques marches de l'entrée à pas lents. Son bras se lève progressivement devant lui et il tend un poing autour duquel s'enroule une ficelle. Tout en sortant un livre épais de sous sa grande veste sombre, il ouvre la main. Une amulette gravée de lettres hénokéennes en tombe et pend sous mes yeux méfiants.
Mon cerveau se met à carburer à plein régime.
Je veux savoir qui est ce connard ! L'hénokéen n'est une des langues des démons que parce que Lucifer l'a volé aux anges. Ce qui en fait une arme redoutable. Cet homme le sera, lui aussi, s'il parvient à la manipuler...
Je vois l'amulette vibrer quand l'humain commence à psalmodier, son livre saint pressé contre sa poitrine. J'aperçois aussi ses lèvres bouger dans l'ombre de sa capuche. Mais, jusqu'à ce qu'il avance de quelques pas, il marmonne trop bas pour que je comprenne ce qu'il dit.
— Per Potentiam Creatricem, dispersi sint hi inimici…*
Foutrement confiant, il approche. Sa voix se précise et je pige vite que cette sous-merde récite une un psaume de bannissement latin !
Mes muscles deviennent mous. Mes pattes faiblissent. Je me sens défaillir et manque de m'écrouler sous le poids de ces maudits mots.
Un grognement profond m'échappe.
L'espace d'une seconde, je me demande pourquoi Diable notre crétin de damné a fait appel à ce type. Il pourra pas sauver son âme, elle appartenait déjà à mon maître dès la signature du pacte de sang !
Mais les humains sont des créatures vicieuses, lâches et mesquines. Prêtes à tenter l'impossible si ça peut rompre leurs engagements.
Tous crocs dehors, je gronde, enragé :
— Butez-moi cette saloperie d'exorciste !
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Traduction : "Par la Puissance Créatrice, que ces ennemis soient dispersés..."
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💬👀😈❤️🔥