Tourmente éperdue
Un chien de l'Enfer.
L’homme à qui j'ai accordé toute mon attention ces dernières semaines est en réalité un satané chien de l'Enfer...
Je n'arrive toujours pas à digérer mettre envoyé en l'air avec une telle abomination. Hagard, je fixe un point inexistant au loin en me demandant inlassablement comment une chose pareille a pu arriver. Même après avoir mis tous les indices bouts à bouts, je pensais qu'en venir à cette conclusion n'était que pure folie de ma part. L’idée d’avoir succombé au charme bestial d’un loup-garou sanguinaire s’avérait mille fois plus acceptable, quoique presque aussi amorale. Eux, au moins, font partie de l’espèce humaine, même si la plupart commettent des actes impardonnables.
Aucun des textes que j'ai pu étudier en vingt ans ne mentionne ni ne suggère même que les chiens infernaux soient dotés du pouvoir de métamorphose. En avoir la preuve a été un choc d'autant plus violent. À présent, une infinité d'interrogations dérangeantes se bousculent dans ma tête. Je n'ose imaginer combien de ces monstres se baladent sur Terre comme Khaleel, libres de marcher parmi les humains à qui il s'en prennent sans remords.
D'un mouvement distrait, je replis le bras et pose la main sur mon épaule droite, que je masse machinalement. Des souvenirs de l'intervention d'Orléans bousculent tour à tour ceux de nos entrevues charnelles et de notre dernier face-à-face. Que soit durant nos ébats ou lors de nos rixes, j'ai affronté à de multiples reprises cette redoutable créature qui a anéanti un vampire expérimenté de trois siècles, en l'espace de quelques secondes. Je me le répète en boucle. Pourtant, j'ai encore la chance d'être en un seul morceau. J'ai, certes, dû être rafistolé d'urgence par un sort de guérison. Mais l'ombre de la folie me susurre que, peut-être, Khaleel m'aurait volontairement épargné.
Je ne parviens toutefois pas à admettre qu'il l'ai fait. Pourquoi l'aurait-il fait ? Il est l'instrument mortel d'un démon et, comme son maître, cette créature ne connait aucune pitié. L'affection ou la compassion n'ont sans doute aucune place dans son cœur, simplement car cela n'est pas dans sa nature intrinsèque, à la différence des humains et d'autres créatures surnaturelles émotionnellement intelligentes.
Un soupir dépité m'échappe alors que je tends la main et saisis mon verre de Damoiseau*.
J'ai su très jeune que je serai chasseur de monstres. Une vocation qui m'est venue après avoir survécu à l'enlèvement perpétré par une femme victime d'une possession démoniaque. Ses yeux, noirs comme le néant, sa frénésie décousue et ses propos mystiques, baragouinés dans une langue dont je ne comprenais rien à l'époque, me hanteront toute ma vie. Je n'avais que onze ans, et je me souviendrais toujours de la façon dont j'ai été sauvé par l'intervention d'une mambo* affiliée à l'OLCCS. L'exorcisme de cette pauvre femme a été la chose la plus terrifiante à laquelle j'avais assité jusqu'à lors. Mais ça m'avait sauvé la vie. Je me suis donc juré de vouer mon existante à faire en sorte que des innocents ne vivent pas ce qu'elle et moi avions vécu, ou y survivent au mieux si par malheur cela n'avait su être évité. Un vœu incompatible avec toute relation où la stabilité est de mise. J'ai donc tout sacrifié pour cette mission, jusqu'à certains aspects de ma vie familiale.
Mes rapports avec mes parents ne sont pas toujours au beau fixe. Même au courant de ma place dans le monde surnaturel, ils espèrent encore que je reprenne l'exploitation cannière de mon père. La problématique ne se poserait pas si je n'étais pas leur fils unique. Ils ne comprennent pas mon obsession pour les arts ésotériques et me rabâchent qu'elle est lié au traumatisme de mon enlèvement. C'est certainement le cas. Sauf que je ne hais pas les démons par vengeance ou par rancune personnelle. Il s'agit d'une conviction. Je crois fermement qu'ils ne sont que des entités véloces et maléfiques. Cela justifie qu'ils doivent être éradiquées. J'ai grandis avec cette idée, en les voyant comme des menaces, et me suis entraîné avec la volonté farouche d’acquérir les connaissances qui me permettent aujourd'hui de les combattre.
Durant toute ma carrière, je n'ai jamais eu de raison de remettre en cause mon positionnement.
Jamais, jusqu'à ce maudit Khaleel !
Du plus loin que je me souvienne, je n'ai été avide que de la seule chose qui me fasse vibrer autant qu'un exorcisme : le sexe. Peut-être est-ce pour moi un moyen d'exorciser mes propres démons. Je me suis souvent questionné sur le sujet, sans trouver réponse satisfaisante. Je me suis alors habitué à enchaîner les relations sans lendemain, au fil des années. D'abord pour combler un vide accablant, puis pour mieux l'ignorer. L'ironie de la vie a voulu que la seule fois où j'éprouve une intense résonance avec un de mes partenaires, il s'avère être une maudite bête tout droit sortie de l'Enfer.
Je renverse la tête en arrière et avale cul sec ma potion locale alcoolisée, si brûlante qu'elle me tire une vilaine grimace malgré le goût amorti par du sucre roux et une rondelle de citron. J'entends réussir à m'abrutir et enfin trouver le sommeil. Mon incapacité à oublier ce damné me désespère à un point tel que j'ai à peine fermé l'œil depuis trois semaines, et jamais sans ingérer quelque substance. Je pense à lui à chaque seconde, l'imagine tapis dans toutes les ombres, à m'épier sans vergogne, et fantasme sur ce moment où il se dévoilera enfin pour m'avouer qu'il ne peut se passer de mon corps.
J'ai naïvement cru que le voir dévoiler sa vraie nature me rebuterait, mais la réalité est tout autre. Mon attirance est persistante, a deux doigts de muer en fascination. Je me languis du toucher de Khaleel. De sa passion brute. Qu'est-ce que ça révèle de moi ? De mes valeurs ou de mes principes moraux ?
Peut-être bien suis-je un hypocrite, comme il le clamait. Moi qui ne vis que pour réduire en cendres les forces du mal et qui finit par me morfondre de l'absence d'une d'entre elles entre mes cuisses.
Mon affaire du soir ne me rend que plus morose. Un cas de possession, comme piqure de rappel quant à ma motivation initiale. La lutte avec ce démon de niveau intermédiaire a d’ailleurs été anormalement ardue. Comment puis-je continuer à avoir foi en moi, en mes convictions, si mon jugement est dorénavant faussé par...
L'émergence d'une puissante énergie m'arrache à mes ruminations. Je me lève de mon fauteuil en toute hâte et me jette sur mon poignard, posé sur la table basse de mon bureau.
Une brume, sans conteste surnaturelle, s'épaissit devant le mur consacré à l'affichage de mes éléments d'enquêtes. Une silhouette athlétique apparaît et devient nette progressivement. Le cœur tambourinant à tout rompre dans ma poitrine, je me pince les lèvres en reconnaissant le visage qui apparait sous mes yeux.
— Sak pasé, Lazare ?*
Mes muscles, bandés par une appréhension illogique puisque j'ai renforcé les protections anti-démon dans toute ma maison, se détendent. J'abaisse mon arme et salue mon visiteur d'un hochement de tête. Le fait qu'il soit blanc relègue toujours en arrière-plan dans mon esprit la part de culture antillaise qu’il renferme.
— Paxton Eliccire, que me vaut cet honneur ?
— Mon équipe d'élites a capturé un de ces cabots démoniaques. On l'a transféré chez les Bourreaux russes. Ils réclament le soutien d'un de nos meilleurs exorcistes pour le gérer. Donc, félicitations, ton nom arrive tout en haut de la liste.
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Damoiseau : célèbre rhum agricole produit en Guadeloupe.
Mambo : prêtresse, dans la religion vaudou en Haïti.
Traduction (créole haïtien) : "Quoi de neuf, Lazare ?"